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Agriculture

Les Safer gèrent-elles bien les terres agricoles ?

Alors que les conflits liés à l’appropriation des terres se multiplient, se pose la question du rôle des Safer, organismes chargés de veiller au foncier agricole. Reporterre a voulu comprendre le fonctionnement de ces sociétés anonymes, dont le nom est apparu dans les dossiers de la ferme-usine des Mille vaches et de la ferme des Bouillons.

Elles sont 26 en France, suivant plus ou moins le découpage des anciennes régions métropolitaines et ultramarines. Les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), chapeautées par une structure nationale [1], sont des sociétés anonymes sous tutelle des ministères des Finances et de l’Agriculture. Elles ont été créées en 1960, en plein révolution verte, à l’époque où la guerre restait dans les esprits et où l’autosuffisance alimentaire et la modernisation agricole étaient une priorité.

Leur rôle est de réguler le marché des terres agricoles : ayant une vue d’ensemble sur le marché foncier, les Safer ont pour mission d’éviter une flambée des prix et de structurer les nouveaux usages de ces terres en donnant la priorité à l’installation de jeunes agriculteurs. Aujourd’hui, les Safer complètent leur panel de compétences avec la préservation des espaces naturels.

Le droit de préemption, une « arme atomique »

Principal outil des Safer : elles peuvent intervenir au moment de la vente d’une terre. Prenons l’exemple d’un agriculteur qui part à la retraite et souhaite vendre sa ferme. Il trouve un acheteur, se met d’accord avec lui sur le prix de vente et passe devant le notaire pour conclure la transaction.

Celle-ci doit obligatoirement être signalée à la Safer locale. Si celle-ci considère que le prix est trop élevé ou que l’acheteur n’a pas le bon profil, elle peut casser la vente en usant de son droit de préemption. Emmanuel Hyest, président de la Fédération nationale des Safer, avait qualifié ce pouvoir « d’arme atomique » lors de l’expulsion de la ferme des Bouillons, près de Rouen. Avec la préemption, la Safer sort la transaction du marché, définit le prix de vente, réalise un appel à candidatures et choisit parmi les prétendants le meilleur acquéreur.

Dans les faits, les Safer utilisent ce droit de préemption dans moins de 10 % des cas. De manière générale, elles encadrent les transactions foncières à l’amiable et touchent une commission au passage. Cela constitue leur principale ressource, les pouvoirs publics ne participant au budget des Safer qu’à hauteur de 5,4 % de leurs charges.

Dans un rapport publié en 2014, la Cour des comptes a consacré un tome à la gestion des Safer. Elle n’y va pas par quatre chemins. Intitulé « Les Safer, les dérives d’un outil de politique d’aménagement agricole et rural », le rapport détaille plusieurs points noirs dans le fonctionnement de ces structures.

Comment les Mille vaches ont contourné la Safer

La financiarisation des transactions agricoles est l’un de ces points noirs : « Un nombre croissant, même s’il ne peut être défini précisément, de pratiques et de montages juridiques, généralement réalisés à des fins d’optimisation fiscale, peut conduire à la fois à faire échec à la mission de transparence du marché foncier rural des Safer, mais aussi à l’utilisation éventuelle de leur droit de préemption ou d’une possibilité d’acquisition à l’amiable. »

Ces montages juridiques se caractérisent essentiellement par le transfert de parts sociales. En effet, la Safer n’a d’œil que sur les transactions réalisées sur la totalité d’un bien et non pas sur le transfert de ces parts. C’est donc un moyen de passer entre les mailles du filet et de ne pas voir la Safer se mêler de ses affaires. Il suffit de taper sur un moteur de recherche « éviter préemption Safer » pour s’en convaincre. Les forums sont légion, les échanges entre internautes virulents, et les astuces pour échapper aux Safer simples à trouver, comme ici.

Le président national des Safer, Emmanuel Hyest, confirme cette tendance inquiétante. « Depuis quatre ou cinq ans, ce type de montage financier se multiplie et devient significatif. La conséquence en est l’opacité du marché car nous n’avons plus de visibilité sur ces transactions. Cela induit une montée des prix du foncier et donc la difficulté croissante de transmettre son exploitation. On le voit avec les financiers qui achètent les grands crus bordelais. »

Un exemple majeur de ce type de montage financier est la ferme-usine des Mille Vaches. C’est par le biais de transmission de parts sociales que Michel Ramery est parvenu à acquérir ses terres à l’insu de la Safer. Résultat : les pouvoirs publics se retrouvent devant le fait accompli, sans possibilité juridique de casser les ventes effectuées. « Moi, je n’ai rien contre le modèle agricole des Milles Vaches, explique Emmanuel Hyest, mais pour ce qui est du montage financier, je m’y oppose totalement. »

À terme, la généralisation de telles pratiques déboucheraient sur la mort des Safer. Pour pouvoir réguler le marché, elles ont besoin d’être informées de l’ensemble des ventes. Comme ces montages financiers n’ont pas besoin d’être déclarés, une part de plus en plus importante du marché échappe donc aux Safer, les rendant impuissantes.

« J’appelle ça de la mafia !!!! » 

Le président des Safer rappelle l’importance de la structure qu’il dirige : « Les terres agricoles françaises sont parmi les moins chères d’Europe et c’est grâce à la régulation. Sans nous, de nombreux jeunes agriculteurs ne parviendraient pas à s’installer. » Les données fournies par le rapport de la Cour des comptes montrent qu’en 2014, le marché du foncier agricole s’est légèrement dynamisé avec 81.000 transactions effectuées (soit 2 % de plus qu’en 2013) pour 338.000 hectares ( + 2% par rapport à 2013) pour un montant global de 4 milliards d’euros (3 % de plus que l’année précédente). En 2012, les Safer ont permis l’installation de 1.200 agriculteurs et le renforcement de 3.800 exploitations.

En retournant sur les forums Internet, la virulence des internautes étonne. Sur l’un de ces forums, un internaute résume les propos égrainés au fil des échanges. « Même si dans la théorie la Safer est là pour défendre les agriculteurs, dans la pratique elle est surtout là pour avantager certains, (…) ceux qui fonts copains-copains avec elle, mais surtout et avant tout pour faire un maximum de fric sur le dos des petits et des vieux, (…) moi j’appelle ça de la mafia !!!! »

Emmanuel Hyest s’agace de ces critiques récurrentes. « On ne peut pas nous dire que nous manquons de transparence : nous sommes sous le contrôle du gouvernement. Nous avons deux commissaires du gouvernement, les collectivités et les syndicats dans nos conseils technique et d’administration, que voulez-vous de plus ? »

 Le corporatisme mis en accusation

Ils sont nombreux, syndicats minoritaires en tête, à critiquer la mainmise de la FNSEA, le premier syndicat agricole, sur les Safer ; car lorsqu’il y a un représentant de la FNSEA et un autre des JA (Jeunes Agriculteurs, la section « jeune » du syndicat majoritaire), cela fait deux voix pour la FNSEA. À cela, Emmanuel Hyest répond à la volée : « La Confédération paysanne n’a qu’à faire pareil ! » Il ajoute : « Il n’y a pas de mainmise, mais du bon sens. Dans la plupart des cas, les attributions se font par consensus, les décisions à prendre sont souvent évidentes comme le nez au milieu de la figure. Tous les membres du conseil d’administration savent qu’une attribution – ou une non-attribution – peut changer la vie de quelqu’un. »

Cependant, c’est sur la question de bien commun que se fonde la critique principale. Elle est portée par des structures « para-agricoles » : des associations et des collectifs qui veulent se mêler du devenir des terres agricoles. Emmanuel Hyest ne veut pas en entendre parler et s’en agace : « La création des Safer, dans les années 1960, vient de la profession, des agriculteurs eux-mêmes. Ces associations, ces militants ne sont pas passés par les urnes. Qui représentent-ils ? »

Si, à l’époque de la naissance des Safer, qui est aussi celle de la modernisation agricole, de la création de la FNSEA et des politiques nationales et européennes en faveur de l’agriculture, personne ne jugeait illégitime que les agriculteurs encadrent eux-même leurs activités, cette logique corporatiste passe bien plus mal en 2016. Lorsque les critiques fusent sur la « mainmise » de la « mafia » que serait la FNSEA, c’est bien le corporatisme qui est accusé, avec une question à la clef : est-il légitime que les agriculteurs, qui ne représentent plus que 3 % des actifs, selon l’Insee, aient la main sur le territoire ?

En vertu de cette vision héritée des années 1960, Emmanuel Hyest s’oppose aux associations et collectifs « para-agricoles ». Le cas de la ferme des Bouillons, en Normandie, incarne parfaitement ces enjeux. Un collectif de militants a empêché qu’une ferme devienne un supermarché mais, au moment de la vente, la Safer Haute-Normandie, présidée aussi par Emmanuel Hyest, qui a la double casquette de président local et national, n’a pas voulu que ce collectif prenne en charge le développement économique de la ferme. Comme il le dit : « Qui représentent-ils ? »

 Dans le giron de la société civile

Gaël Louesdon fait partie de l’association Terre de liens, une structure qui collecte de l’épargne citoyenne afin d’acheter des terres, puis de les louer aux agriculteurs qui n’arrivent pas à réunir les sommes nécessaires pour en être propriétaire. Ce moyen permet de maintenir les terres agricoles dans le giron de la société civile et d’en faire des biens communs, comme cela aurait pu le devenir pour la ferme rouennaise. « Nous vivons toujours dans l’héritage de la restructuration de l’après-guerre, dit-il : l’agriculture c’est 54 % du territoire et elle est dominée par une corporation alors qu’entre temps, la décentralisation est passée par là, les collectivités ont pour mission la maîtrise de leur territoire, la société civile s’affirme, mais elles manquent de moyens d’agir. Il faudrait que les Safer s’ouvrent à l’ensemble de la société afin que cette instance soit plus démocratique. »

C’est cette voie que souhaite prendre la loi d’avenir agricole, entrée en application en 2016. « Avec cette loi, on ne peut plus nous parler de manque de transparence », assure le président des Safer. Et en effet, la loi élargit un peu plus les conseils d’administration aux syndicats et aux associations. Elle améliore également la transparence, notamment sur le transfert des parts sociales, ce montage juridique qui permettait de passer sous le radar des Safer. Sans être pour autant la panacée car, si tous les transferts de titres doivent être déclarés aux Safer, leur droit de préemption ne s’applique que pour la vente de 100 % du capital de la société. Il suffit donc d’un transfert de 99 % pour éviter la structure agricole. Un seuil qu’Emmanuel Hyest entend bien « négocier » pour le « réduire à 50 % ».

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