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Les bourses du travail, un modèle pour les luttes écologistes ?

Les bourses du travail ont été des outils essentiels pour la lutte des classes et le mouvement ouvrier fin XIXe siècle. Des lieux similaires tournés vers l’écologie seraient précieux pour remporter la bataille culturelle.

Vous lisez l’enquête « Les lieux de la lutte ». La première partie, « Bâtir des lieux, la nouvelle stratégie des luttes », est ici.


« Comment faire émerger une classe écologique, consciente et fière d’elle-même ? » se demandait à la veille de sa mort le sociologue Bruno Latour avec un accent marxiste qu’on ne lui connaissait pas. Comment faire advenir une force capable de maintenir les conditions d’habitabilité de la planète ? Tel était le creuset de ses dernières réflexions. Le chercheur nous alertait sur la bataille en cours, non seulement idéologique et politique mais aussi culturelle. Il fallait construire, selon lui, les bases d’une contre-culture écologique avec ses récits, son art, son histoire et sa mémoire. Comme à la fin du XIXe siècle avec le mouvement ouvrier quand les révolutionnaires marxistes et anarchistes avaient bâti, dans la lutte, une conscience prolétaire.

Au cours de cette période charnière, les ouvriers ont cherché des espaces où se retrouver, partager leur vécu et s’organiser pour mener des actions et des grèves. Des lieux comme les bourses du travail ont joué un rôle décisif dans l’avènement d’une culture de classe. Pour ne pas être qu’une fiction théorique, cette conscience ouvrière a dû s’ancrer et s’épanouir dans des espaces concrets qui ne soient pas seulement ceux de l’aliénation et de l’usine. Des lieux autonomes et ouverts où les prolétaires ont pu se coordonner, s’éveiller et se réunir sous une bannière commune.

« Une relocalisation de la lutte »

Aujourd’hui, il semble en aller de même pour les écologistes. L’intellectuel Timothy Morton souligne le besoin d’enracinement du mouvement. À vouloir « sauver la planète », « le climat », « la biodiversité », les écologistes se retrouvent trop souvent à défendre des « hyperobjets » trop immenses pour être appréhendés par l’esprit humain, trop vastes pour se matérialiser. C’est par « une reterritorialisation et une relocalisation de la lutte », nous dit l’intellectuel, que le mouvement pourra se redéployer et véritablement s’incarner. Cela passera forcément par des lieux à défendre, à construire et à relier. Après les bourses du travail, irons-nous donc vers des bourses de l’écologie ?

Après les bourses du travail, irons-nous vers des bourses de l’écologie ?

L’histoire de ces lieux pourrait nous inspirer. Les bourses du travail ont émergé quelques années seulement après la reconnaissance du droit de grève en 1884 et quinze ans à peine après l’insurrection de la Commune. Le mouvement social prenait alors conscience qu’il devait créer ses propres espaces pour se retrouver et préparer des grèves victorieuses. De nombreux anarchistes décidèrent de s’engager dans le syndicalisme révolutionnaire après l’échec de « la propagande par le fait » et ses séries d’attentats contre l’ordre bourgeois. Ils allaient chercher à radicaliser par la base le mouvement ouvrier.

Assemblée de militants, salle Croizat, Bourse du travail de Nantes (date inconnue). Patrimonia-Nantes

Parmi eux, Fernand Pelloutier (1867-1901) allait prendre un rôle important et pousser à la construction de lieux autonomes d’organisation des prolétaires. Son idéal était « une société d’hommes libres et fiers ». « L’anarchisme est tout simplement l’art de se cultiver et de cultiver suffisamment les autres pour que les hommes puissent se gouverner eux-mêmes », écrivait-il.

Dès 1887, les révolutionnaires réinvestirent les premières bourses du travail créées à l’origine par des municipalités dans une perspective de pacification sociale. Ils les transformèrent en « forteresses ouvrières » et les bourses devinrent des foyers d’agitation permanente. Les autorités furent vite dépassées.


Des bâtiments à la gloire du mouvement ouvrier surgirent alors de terre dans toutes les grandes villes. Le nombre de bourses passa de 22 en 1892 à 86 en 1902 et une fédération nationale les réunissant se constitua. En 1900, 48 % des syndiqués en France étaient rattachés à une bourse du travail.

« Instruire pour révolter »

Pour Fernand Pelloutier, les bourses avaient deux fonctions : fédérer syndicats et militants par-delà les clivages politiques pour préparer la grève générale libératrice contre le capitalisme ; former les ouvriers : « instruire pour révolter ».

Les bourses devaient ainsi devenir l’embryon de la réorganisation de la société. Cela passait d’abord par l’enseignement. On y donnait des cours, un accès à des bibliothèques et à des livres subversifs — ceux de Marx, Proudhon, Bakounine, etc. — qui permettaient aux prolétaires de prendre conscience de leur condition. « Ce qui manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur », disait Fernand Pelloutier.

Les bourses comportaient aussi un « service de résistance » qui apportait de l’aide matérielle aux luttes via l’organisation de meetings et de cantines populaires qu’on appelait à l’époque les « soupes communistes ». Elles se dotèrent aussi de divers services de mutualités, de bureaux de placement, de caisses de solidarité, de caisses de maladie, de chômage ou de décès.

« En attendant la distribution de la soupe ». En 1906, d’importantes grèves des ouvriers des usines de chaussures ont secoué Fougères.

Dans son livre sur la Belle Époque, l’historien Michel Winock estime que les bourses du travail ont été de véritables « armes prolétariennes de contre-culture et de sociabilité ouvrières ». Les révolutionnaires ont tenté de construire une structure capable de se substituer aux institutions bourgeoises. « Fernand Pelloutier n’envisageait pas le recours à l’État mais préconisait l’enseignement mutuel, raconte ainsi le chercheur. Il s’agissait d’un programme ambitieux d’émancipation morale et intellectuelle que les ouvriers eux-mêmes devaient prendre en charge, en même temps que la lutte sur le terrain économique. »

Un programme ambitieux d’émancipation morale et intellectuelle

Pendant trente ans, les bourses du travail donnèrent ainsi le la des révoltes ouvrières. « Elles apprirent au prolétariat à vouloir, elles l’instruisirent par l’action et lui révélèrent sa propre capacité », résume le philosophe George Sorel. À Nantes, la création d’une bourse en 1893 permit le déclenchement d’un vaste mouvement social l’année suivante. À Fougères (Bretagne) en 1906, la bourse locale organisa le placement des enfants des grévistes dans les familles d’accueil à la campagne le temps du mouvement. À Saint-Claude, dans le Jura, la structure accueillit dans un bâtiment de 4 000 m2 un cinéma ouvrier, un théâtre, une coopérative d’alimentation, une bibliothèque, l’unique salle de sport de la ville et créa même une pharmacie mutualiste.

Bourse du travail, rue des Vertus, Paris. Monde illustré, 1902-03

Quel héritage aujourd’hui ?

Mais les bourses du travail périclitèrent avec la Première Guerre mondiale et la montée en puissance des partis de gauche, qui tentèrent de récupérer l’autonomie ouvrière. Leur héritage n’en reste pas moins immense et pourrait être mobilisable pour les luttes à venir.

Dans son récent livre, Forme commune, (La Fabrique, 2023) l’historienne Kristin Ross tisse d’ailleurs un parallèle fécond entre les préoccupations des ouvriers à la fin du XIXe siècle et les écologistes de la Zad de Notre-Dame-des Landes ou des Soulèvements de la Terre. Elle y retrouve une même soif d’autonomie, une quête de subsistance, un ancrage dans la vie quotidienne et une conflictualité assumée vis-à-vis du pouvoir. Bref, « une forme commune qui demeure et se perpétue dans le temps ».

Lire aussi : Dans les campagnes, « nous pouvons reproduire de petites sociétés autogérées »

L’historien François Jarrige pense aussi que la réappropriation de l’histoire du mouvement ouvrier et des bourses du travail par les écologistes pourrait être fertile. « À 150 ans de distance, on vit une situation ressemblante, dit-il à Reporterre. À l’époque, les ouvriers peinaient à se rassembler au-delà des corporations, la violence de l’industrialisation s’accélérait, le nombre de grèves explosait et la répression était sévère. Les ouvriers avaient besoin d’espace pour se fédérer et accroître le rapport de force, comme nous aujourd’hui. Les luttes écologistes montent en intensité et ressentent le besoin de se structurer au-delà de la forme politique partisane, à travers des lieux concrets. »

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