Les cuisses de grenouilles consommées en France sont importées d’Asie

En France, les cuisses de grenouilles viennent par exemple d'Albanie et Turquie avec des grenouilles rieuses (Pelophylax ridibundus). - Flickr/CC BY-SA 2.0/AJC1
En France, les cuisses de grenouilles viennent par exemple d'Albanie et Turquie avec des grenouilles rieuses (Pelophylax ridibundus). - Flickr/CC BY-SA 2.0/AJC1
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Quotidien AnimauxLes cuisses de grenouilles consommées en France n’ont rien de local : elles sont surtout importées. Dans les Vosges, une foire a fait venir d’Asie 350 000 amphibiens pour les cuisiner.
Vittel, ses eaux limpides, ses jolies forêts… et ses cuisses de grenouilles surgelées d’importation. Le week-end du 22 et 23 avril, 20 000 visiteurs sont attendus pour la foire aux grenouilles organisée par la commune des Vosges. Environ sept tonnes de cuisses seront consommées à cette occasion. Ce qui implique la capture et la découpe de quelque 350 000 grenouilles sauvages indonésiennes et vietnamiennes, dénonce l’association Robin des bois.
L’histoire avait pourtant bien commencé. « La foire existe depuis 1972. Un restaurateur de Vittel qui avait un étang avec des grenouilles a décidé de mettre leurs cuisses à la carte », raconte à Reporterre Martine Guigues, grand maître de la confrérie des taste-cuisses de grenouilles de Vittel. Un approvisionnement local interdit par un arrêté ministériel de 2007, qui protège tous les amphibiens de France. Depuis, la pêche aux grenouilles vertes (Rana esculenta) et rousses (Rana temporaria) en milieu naturel reste autorisée, mais sur une durée très limitée. Leur commercialisation est interdite.
Quant à l’élevage de grenouilles, il est peu développé car très difficile à conduire. « Les grenouilles mangent des proies vivantes, qu’elles attrapent avec leur langue gluante, rappelle Charlotte Nithart, membre de l’association Robin des bois, qui enquête depuis plusieurs années sur les captures de grenouilles en partenariat avec l’association allemande Pro Wildlife. Il a donc fallu créer des chimères, qui acceptent de manger des animaux morts. »

L’Institut national de la recherche agronomique (Inra) a réussi à obtenir par croisements la grenouille domestique Rivan 92, dont le nourrissage peut être assuré avec des granulés de truites. Quelques élevages ont vu le jour dans la Drôme, en Normandie et dans l’Ain, qui fournissent des restaurants gastronomiques. Mais d’importants obstacles subsistent.
« Ce sont des animaux extrêmement sensibles aux germes pathogènes, aux champignons, etc. Il faut les séparer par âge et par poids pour éviter le cannibalisme. Nombre d’entre elles meurent étouffées par leurs congénères. La mortalité est forte », poursuit Charlotte Nithart.
80 % des grenouilles viennent d’Indonésie
Pour garnir à bas coût les barquettes de fête foraine, l’Union européenne importe donc en moyenne 4 070 tonnes de cuisses de grenouilles par an. Cela correspond à 80 à 200 millions de spécimens selon leur taille, d’après Robin des bois. La France est le plus gros importateur des Vingt-Sept, avec 3 000 tonnes de cuisses de grenouilles importées chaque année — 60 à 150 millions d’individus. 80 % d’entre elles viennent d’Indonésie, 13 % du Vietnam, 3,4 % de Turquie et moins d’1 % d’Albanie.
Des provenances géographiques et des espèces fluctuantes, au gré de la disparition des espèces locales. « L’Inde et le Bangladesh étaient les principaux fournisseurs de la France dans les années 1980-1990, jusqu’à ce qu’ils décident d’arrêter l’exportation à cause de l’effondrement des populations et des effets dominos des captures de masse, comme la prolifération des moustiques et des ravageurs de cultures et, en conséquence, une augmentation de l’utilisation des pesticides », explique Charlotte Nithart.

La grenouille géante de Java (Rana macrodon), qui vit sur les îles indonésiennes de Java et Sumatra et était très recherchée pour la taille de ses cuisses, est quasiment éteinte. Lui ont succédé sur les tables européennes les grenouilles mangeuses de crabes (Fejervarya cancrivora) et grenouilles d’Asie de l’Est (Hoplobatrachus rugulosus) asiatiques, et les grenouilles rieuses (Pelophylax ridibundus) turques et albanaises. Mais elles aussi voient leurs effectifs s’effondrer. En l’absence de mesures de protection, les grenouilles turques pourraient disparaître d’ici 2030.
De la gastronomie pas si locale
L’association dénonce le manque d’information des consommateurs. De fait, Martine Guigues, de la confrérie des taste-cuisses de grenouilles, ignore la provenance des cuisses qui seront dégustées à la foire de Vittel. « De toute façon, ce sont des grenouilles congelées, puisqu’on n’en a pas en France », balaie-t-elle.
Cette réaction ne surprend pas Charlotte Nithart : « On présente cette foire comme une fête de la gastronomie locale. Les visiteurs pensent manger des grenouilles capturées dans les eaux claires du Massif des Vosges. Beaucoup ignorent qu’elles sont capturées à 12 000 kilomètres de là, dans des eaux souvent sales et polluées aux organophosphorés et amputées vivantes. »

Certes, la réglementation européenne impose l’information des consommateurs sur l’espèce et la provenance des grenouilles. « Mais lors d’une étude menée avec Pro Wildlife, nous nous sommes aperçus que les appellations étaient fausses, du genre “grenouille géante de Java origine France” — ce qui est une aberration, car cela n’existe pas », soupire Charlotte Nithart.
En 2017, le Muséum national d’histoire naturelle avait enquêté sur les contenus de cuisses de grenouilles surgelées. Et avait constaté que l’espèce annoncée sur l’étiquette, la Rana macrodon, n’avait rien à voir avec l’espèce réellement vendue, Fejervarya cancrivora. « Dans la classification, ces deux espèces de grenouilles sont aussi éloignées que la vache et le mouton », avait souligné l’institution. Dans ces conditions, l’appel de Robin des bois est clair : « Que Vittel organise une foire et une fête foraine, pas de problème, que les visiteurs y boivent de la bière et de la liqueur de mirabelle si ça leur chante, mais pas sur le dos des grenouilles. »