Les lois de la physique rendent la sobriété inévitable

Puits de pétrole et éolienne, en Oklahoma (États-Unis). - Pixabay/CC/RJA1988
Puits de pétrole et éolienne, en Oklahoma (États-Unis). - Pixabay/CC/RJA1988
L’industrie pétrolière consomme de plus en plus d’énergie pour son propre fonctionnement. Un signe qu’il faut accélérer la transition vers des énergies bas carbone et mettre l’accent sur la sobriété, expliquent les auteurs de cette tribune.
Louis Delannoy est doctorant-chercheur à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), où il étudie la question des risques systémiques dans un monde complexe. Au sein de l’équipe Steep, il s’intéresse avec Emmanuel Prados, coauteur de cette tribune, à l’importance des ressources fossiles dans notre système socioéconomique.
L’articulation croissante des dégradations écologiques et sociales a mis en évidence les failles du courant économique dominant. Afin d’informer sur la façon dont ces crises sont interconnectées et proposer des leviers d’action, une école de pensée économique a pris de l’ampleur : l’économie écologique. Celle-ci estime que l’économie résulte principalement des interactions qu’ont les êtres humains avec leur environnement et ses diverses composantes biophysiques. Dans cette approche, un indicateur est fondamental, mais reste peu connu du grand public : le taux de retour énergétique (TRE, ou EROI en anglais).
Afin de bien le comprendre, il est nécessaire de rappeler que l’Homme ne produit pas d’énergie, il l’extrait de la nature, puis la transforme pour ses propres usages. Pour y arriver, il lui est nécessaire d’en consommer une quantité initiale, par exemple pour fabriquer un panneau solaire ou une éolienne. Le ratio entre énergie produite et celle mobilisée pour la production est nommé taux de retour énergétique.
Un TRE supérieur à 1 signifie que le sous-système étudié (un puits de pétrole, un panneau solaire, etc.) est producteur net d’énergie. Un sous-système avec un TRE inférieur à 1 en consomme plus qu’il n’en produit. De tels sous-systèmes peuvent quand même être localement ou temporairement utiles lorsqu’ils ont des propriétés intéressantes (pour convertir une énergie spécifique par exemple), mais notre système de production énergétique a besoin d’avoir dans sa globalité un TRE important (de 5 à 11) pour permettre le maintien d’une prospérité matérielle élevée.
L’industrie des combustibles fossiles (pétrole, gaz, charbon) consomme de l’énergie pour sonder, creuser, pomper, etc. les ressources de notre sous-sol. Comme nous y avons beaucoup recours et que l’Homme a tendance à utiliser en priorité les ressources les plus faciles à exploiter, leur TRE diminue.

Deux exemples illustrent ce phénomène : les records de forages offshore ne cessent d’être battus (de 1 000 mètres en 1994 à plus de 3 400 en 2020) et les liquides pétroliers extraits sont de moins bonne qualité (pétroles ultralourds du Venezuela, sables bitumineux du Canada, etc.). Alors qu’en 1950 le TRE se situait à 50 pour la production de liquides pétroliers et à 140 pour le gaz, aujourd’hui, on estime que leurs TRE s’établissent respectivement à 9 et 25 et qu’ils pourraient décroître rapidement, pour tomber à 2 et 16 au milieu de ce siècle.
« La transition vers des énergies bas carbone est indiscutable »
Pour plusieurs raisons, cette baisse peut s’avérer cruciale pour la transition écologique bas carbone. Premièrement, elle laisse entrevoir une forte augmentation de la demande énergétique de l’industrie de production des hydrocarbures. Comme toute conversion d’énergie affecte nécessairement l’environnement (mais à diverses échelles), cela suppose une intensification des dégâts écologiques de la part des producteurs d’énergies fossiles.
Deuxièmement, le TRE du système de production énergétique tel qu’il existe aujourd’hui est amené à s’approcher des seuils pouvant engendrer des conséquences économiques indésirables, telles qu’une inflation importante, qui pourrait prendre le relais du cycle inflationniste actuel lié à un déficit d’offres, une période de récession, une augmentation des inégalités, etc.

La transition vers des énergies bas carbone est indiscutable. Mais, hélas, rien ne garantit que le TRE des énergies renouvelables soit suffisamment important pour compenser le déclin de celui des fossiles et maintenir le TRE global à un niveau suffisamment élevé. Et ce, pour deux raisons. D’abord, leur TRE est moyen : 8 pour le photovoltaïque, 11 pour l’éolien par exemple. Ensuite, l’extraction et le traitement des matières indispensables à leur production, notamment le cuivre ou l’acier, vont demander peu à peu plus d’énergie.
Cette hausse peut en retour limiter, voire contrecarrer, les progrès technologiques et industriels des énergies renouvelables et de leur TRE. Il convient de noter que la question des enjeux et effets du TRE est de plus en plus discutée dans la littérature scientifique, car elle demeure centrale. Si le TRE global est trop proche des zones de turbulences, il est possible que cela puisse in fine ralentir, voire empêcher la transition elle-même.
« La sobriété apporte un élément de réponse essentiel »
Dans le cas où la société n’accomplirait pas rapidement une transition bas carbone et se trouverait confrontée à un TRE trop bas, deux options apparaissent. La première consiste à recourir au nucléaire (son TRE reste débattu et est estimé entre 20 et 50), mais cette source d’énergie n’est ni généralisable ni déployable suffisamment rapidement — ses autres inconvénients ici mis de côté. La seconde option serait une relance du charbon, abondant et fort d’un TRE de plus de 80. Néanmoins, son utilisation pourrait aggraver les dégâts écologiques et climatiques auxquels le monde devra faire face, et ralentir le déploiement effectif de la transition en particulier le changement de technologie.
Couplée à une faible évolution des TRE des énergies renouvelables, la baisse des TRE du pétrole et du gaz représente un risque structurel majeur pour nos sociétés. Dans ce contexte, la sobriété apporte un élément de réponse essentiel. Plus nos besoins matériels se trouveront atténués (tout en conservant une certaine zone de confort), plus bas sera le TRE minimal que pourra supporter notre société. Les dégâts écologiques seraient aussi réduits, et l’ajustement de nos modes de vie dans les limites planétaires pourrait s’opérer plus facilement.