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Culture et idées

Les pensées de l’Indien, un texte révolutionnaire exhumé des forêts colombiennes

Né dans la forêt, Manuel Quintín Lame a écrit une œuvre qui «  reçoit ses leçons de la Nature ».

Dans son livre Les pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes, Manuel Quintín Lame déconstruit la colonialité du pouvoir et des savoirs, dénué de la sagesse philosophique et poétique de la « Nature ».

Certains textes semblent arriver à leurs lecteurs par miracle. C’est le cas des Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes, un plaidoyer dicté par le révolutionnaire colombien Manuel Quintín Lame (1880-1967) en 1939, et publié en mai par les éditions Wildproject. Le document original, sorte de testament politique de l’homme qui a initié le premier et le plus vaste soulèvement autochtone en Colombie au début du XXe siècle, a été tenu secret pendant plus d’une trentaine d’années, et l’histoire aurait bien pu s’arrêter là.

L’œuvre a été découverte un peu par hasard lorsque, dans les années 1970, le sociologue Gonzalo Castillo s’est rendu avec une cinquantaine de « patriotes indiens » à un pèlerinage sur la tombe de Quintín Lame dans les années 1970. Le sociologue écouta alors les militants réciter des textes comme on se partagerait des bribes de légende, et fut marqué par leur portée politique. Ce n’est que six mois plus tard, après avoir gagné la confiance des militants, que ceux-ci acceptèrent de lui remettre le texte original, une liasse d’une centaine de pages qui avait été enterrée pour échapper à la persécution de l’État colombien contre les dissidents.

Si les écrits s’enterrent, les paroles, elles, sont restées bien présentes en Colombie des années après la mort de Quintín Lame : Les pensées de l’Indien ont inspiré le Conseil régional indigène du Cauca (CRIC) qui reprend dans son programme bon nombre de formulations proposées par Lame, puis le Mouvement armé Quintín Lame (MAQL) qui acte le recours à la force physique pour s’opposer au gouvernement colombien dans les années 1980. Si la pensée de Lame continue d’inspirer aujourd’hui encore des groupes, comme les Petits-fils de Quintín Lame (MST-NQL), c’est que le diagnostic que pose cette personnalité atypique du début du XXe siècle garde une grande pertinence aujourd’hui encore.

Les savoirs de la nature

« Car moi, je suis né et j’ai grandi dans la forêt, et de la forêt, je suis aujourd’hui descendu dans la vallée afin d’écrire cette œuvre qui reçoit ses leçons de la Nature », expose Quintín Lame en préambule. S’il n’a pas bénéficié d’une « éducation classique et magistrale dans toutes les sciences de l’humanité » qui caractérise, selon lui, la pensée occidentale, le révolutionnaire n’en reste pas moins une figure à mi-chemin entre les deux mondes. Il n’est pas né dans un resguardo, ces terres réservées aux populations indigènes, et n’est donc pas officiellement considéré comme tel ; il ne parlait pas le nasa yuwe, la langue des premiers Colombiens, mais l’espagnol ; et son ouvrage est pétri de références à la Bible dont il propose une relecture qui a certainement hérissé les poils des religieux de l’époque.

Les savoirs de la forêt et de la nature échappent aux Blancs, selon l’auteur. Unsplash/Fernanda Fierro

Son indigénité, bien qu’officieuse, lui permet d’accéder à ces savoirs de « la forêt » et de « la Nature », qui échappent selon lui aux Blancs. Au risque de proposer une lecture parfois essentialiste de ce qu’est la « Nature », Quintín Lame assure que c’est là que l’on trouve « la véritable poésie, la véritable philosophie, la véritable littérature ». Il affirme un principe, « apprendre à penser pour penser dans la montagne », face à une science qu’il estime purement académique. Il ébauche les pistes d’un savoir sensible, ancré dans un territoire et dans un corps.

Mais il faut savoir jouer avec les règles de son époque : Lame, qui a fréquenté assidûment les lieux de savoir occidentaux, a appris les lois de l’État colombien et assurait sa propre défense lors des nombreux procès qui lui ont été intentés. Là réside sans doute la force politique de son propos qui parvient à conjuguer les savoirs indigènes nassas, la maîtrise des arcanes juridiques du système colombien, et l’appel à l’action directe, parfois violente, pour protéger les droits des Indiens lorsque ceux-ci ne sont pas respectés par les tribunaux.

Une déconstruction des hiérarchies humaines

Car il met aussi en garde ses camarades contre la quasi-impossibilité de faire valoir ses droits par l’intermédiaire d’un avocat blanc : pour Lame, celui-ci ne sera bon qu’à prendre l’argent des Indiens, sans jamais travailler sur le dossier pour les défendre. Lame développe une critique férocement décoloniale, qui va jusqu’à nier toute possibilité d’une quelconque forme d’amitié entre autochtones et colons. Il met en garde les Indiens contre les liens que certains propriétaires terriens entretenaient avec des leaders de communautés. Pour lui, ce type de relations, qui permet d’assurer une protection minimale aux autochtones, est au contraire la matrice de la domination des colons sur les Indiens.

En ce sens, le texte de Lame « constitue un effort décolonial » parce qu’il « cherche à mettre en lumière la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être qui persiste à structurer les sociétés prétendument postcoloniales d’Amérique », observent ses traducteurs, Philippe Colin et Cristina Moreno. Plus encore, en dénonçant la superficialité d’un savoir occidental trop académique, et en lui préférant le savoir vernaculaire acquis dans la forêt, Quintín Lame propose une « déconstruction de savoirs modernes et des hiérarchies humaines », ouvrant ainsi la piste à une remise à plat des rapports de domination entre colons et indigènes.

Les rapports de domination perdurent

Si le texte a inspiré les révolutionnaires de tous bords, c’est probablement en ce qu’il est un bon exemple de ce que Philippe Colin et Cristina Moreno analysent comme étant un élément constitutif de la pensée décoloniale : le fait que « l’autrefois de la catastrophe s’actualise sans cesse dans l’à-présent violent des rapports sociaux racialisés », expliquent-ils, ajoutant que « le 12 octobre 1492 est le nom d’une conquête infinie ».

Manuel Quintín Lame en est persuadé : l’époque précolombienne finira pas refaire surface pour remplacer la civilisation occidentale. Pixabay/ShonEjai

Le propre de ces Pensées décoloniales étudiées par Philippe Colin et Lissel Quiroz dans un ouvrage paru plus tôt cette année (éditions la Découverte), c’est justement de montrer que les rapports de domination institués à partir du 12 octobre 1492 perdurent, malgré des apparences de systèmes démocratiques. Face à cette colonisation qui s’étend sur le temps long, Lame développe l’idée qu’il existerait une « loi de la compensation », selon laquelle les ruines enfouies de l’époque précolombienne finiront pas refaire surface pour remplacer la civilisation occidentale.

Quintín Lame ne se contente pas d’invoquer cette loi de manière théorique : il dessine aussi des pistes d’action politique qui ont pu être mises en pratique de manière concrète par la suite. Par exemple, en identifiant la possession du territoire comme la pierre angulaire du combat de libération, ou encore en mettant l’accent sur « la dignité », et en posant ainsi « les prémisses des revendications culturelles postérieures », font remarquer Philippe Colin et Cristina Moreno. Importance de l’ancrage local, d’un savoir situé, mise en évidence des schémas de domination qui persistent sous des apparences d’égalité : si le texte de Quintín Lame est souvent brut, et emprunte parfois des chemins déstabilisants, il constitue un document passionnant, qui résonne de manière inattendue avec la pensée écologique contemporaine.

Les Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes, de Manuel Quintín Lame, aux éditions Wildproject, 2023, 192 p., 20 euros.

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