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Les sols ont autant de valeur que Notre-Dame : préservons-les

« Préserver les sols et les monuments historiques qui y ont poussé, c’est la même chose » : l’auteur de cette tribune aimerait que l’on « confère aux sols une valeur patrimoniale ». Fruits d’un dialogue entre l’agriculteur et la nature, ils sont une création humaine au même titre que Notre-Dame.

Frédéric Denhez est auteur de plusieurs livres dont Acheter bio ? à qui faire confiance (Éd. Albin Michel, 2019) et Cessons de ruiner notre sol ! (Éd. Flammarion, 2014).


Notre-Dame a fumé, et tout est bouleversé. Le presque milliard est tombé du ciel, avant même que la température ne retombe. Il en est que ça choque. Une telle somme, aussi vite, alors que des enfants meurent dans le monde etc. On se trompe : les centaines de millions promis en deux jours ne sont que la valeur approchée de ce que représente la cathédrale dans notre imaginaire. Notre-Dame est le symbole même de notre nation, une œuvre produite par son esprit, sa valeur est aussi importante que celle de nos enfants. Plus que la nature, dans notre pays qui ne valorise que la culture.

Pourtant, quand on y regarde de près, Notre-Dame de Paris est aussi une œuvre de la nature. Un produit du sol de France. Regardez bien : il n’y a que dans notre pays où il existe autant de cathédrales gothiques. Autant de vestiges historiques. On dira que c’est parce que nous aimons conserver les marques de nos gloires passées, et on se trompera, car s’il y a autant d’immenses édifices sur nos plaines, c’est qu’on a eu les moyens de les élever. Parce que l’agriculture a toujours su fournir assez d’excédents pour nourrir des dizaines de milliers d’ouvriers durant des lustres. Parce qu’il y a en France un joyau inestimable, son sol.

La France est sans doute le seul pays au monde à disposer d’une aussi grande diversité de biotopes, de climats, de sols, bref, de terroirs, sur un territoire réduit. Ce qui explique en grande partie pourquoi nous ne sommes pas un pays de migrants : il y a globalement toujours eu à manger chez nous. Les historiens et Ken Follett [1] l’expliquent bien : pour faire une cathédrale – comme des guerres permanentes –, il fallait certes des sous, il y avait surtout besoin de remplir les ventres. Pas de bouffe, pas de cathédrale.

Un sol n’a de valeur que s’il est transformé en parking, en pavillon, mieux, en zone commerciale

Dans ce quasi-milliard déversé comme par enchantement, on peut en définitive déceler la valeur approchée de cette autre œuvre de l’esprit qu’est notre agriculture, et de là, notre sol. On peut y voir l’importance que devrait avoir la conservation des sols, sans lesquels rien n’est possible. A fortiori dans notre pays, première destination touristique du monde dont 30 % des visiteurs louent des gîtes et des Airbnb à la campagne. C’est que notre mosaïque paysagère, issue du travail des agriculteurs, est belle et attire. Parce que nos sols sont riches et variés. Préserver les sols et les monuments historiques qui y ont poussé, c’est la même chose. Nature et culture, culture et nature, ce n’est pas équivalent, mais c’est aussi important.

Malgré cela, les sols n’existent pas dans votre imaginaire. La rançon du succès, sans doute, car pourquoi se pencher sur quelque chose qui a toujours su fournir ? Les pêcheurs disaient la même chose à propos du poisson, on a vu ce que ça a donné. En se penchant enfin sur la finitude des choses, ils ont changé leurs pratiques, et pas mal de stocks sont remontés. On en est loin à propos des sols.

Nature et culture, culture et nature, ce n’est pas équivalent, mais c’est aussi important.

Un sol n’a chez nous de valeur que s’il est transformé en parking, en pavillon, mieux, en zone commerciale. La bascule va de 1 à 100, voire 1.000. Dans les documents d’urbanisme et de planification, le sol est encore considéré comme une surface place, quelle que soit sa valeur agronomique. Un bien logiquement peu cher, car nous ne lui accordons pas de valeur, sauf dans les zones tendues où il devient hors de prix en fonction de la pression immobilière. Le sol n’existe que selon ce que l’on envisage de lui faire.

Préservons les sols des dégâts de l’agriculture productiviste et de l’étalement urbain

Dès lors, il ne faut pas s’étonner. L’étalement urbain, l’artificialisation ? Mais pourquoi se gêner dans la mesure où les sols agricoles sont, de fait, le déversoir de notre appétit immobilier ? Le marché n’est pas contrôlé, la propriété est considérée comme un absolu social, alors puisque c’est devenu un luxe d’habiter en ville, achetons loin. Une course à l’échalote qui touche à sa fin avec la correction du faible coût de l’immobilier périurbain par la croissance de celui de l’usage obligatoire de la voiture. On retrouve ce laisser-faire dans le monde agricole. Pourquoi se préoccuper des sols dans la mesure où l’on produit cinq à six fois plus de céréales qu’il y a 70 ans sur une surface agricole 20 % plus petite et avec dix fois moins d’agriculteurs ? Les intrants chimiques et la mécanique sont là pour corriger les choses. Or, cela aussi coûte cher, ce dont se rendent compte les agriculteurs qui changent de pratique : voulant diminuer leurs charges, ils labourent moins, ils recouvrent leurs sols en permanence, retrouvant de la vie, et découvrent qu’il n’est pas nécessaire de les gaver d’engrais et de pesticides. Ils se redécouvrent paysans, seuls à même de savoir ce qui est bon sur leurs parcelles, en observant la biodiversité et la biochimie qui s’y passe.

Les sols ne sont pas encore un objet social, mais ils sont en train de devenir un objet politique. Car des élus se rendent compte du coût pour la collectivité de ne pas savoir conférer au sol une valeur patrimoniale : c’est autant le coût des dégâts de l’agriculture productiviste que ceux, socio-économiques, de l’étalement urbain. Ils voient aussi qu’en faisant du sol le pilier de leur politique, ils refont de la politique. Préserver les sols, c’est penser le territoire comme devant nous survivre, sans honte. Oui, les sols, parce qu’ils sont le fruit du long dialogue entre l’agriculteur, le climat, l’eau et la nature, sont une création des hommes, une œuvre de l’esprit au même titre que Notre-Dame. Alors, rémunérons les agriculteurs avec les droits que nous tirons tous de leur usage, afin qu’ils pérennisent cette œuvre à condition qu’elle ne devienne pas nocive. Et puis, tentons d’en finir avec ce marché libre de l’immobilier ; essayons, dans les zones plus tendues, de collectiviser le foncier. Le but étant que l’agriculture soit moins tentée de retourner ses prairies en champs de maïs ou de vendre sa terre à un hypermarché : l’ennemi du sol, c’est avant tout la misère des paysans. Oui, décidément, le sol c’est de la politique.


  • Cessons de ruiner notre sol !, de Frédéric Denhez, éditions Flammarion, octobre 2014, 216 p., 14 €.

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