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ReportageAlternatives

Local et frugal : dans les Vosges, des architectes réinventent leur métier

À rebours d’une logique industrielle, la scierie Mandray continue de fournir des pièces à la demande pour les charpentiers.

Le collectif d’architectes indépendants Studiolada s’appuie sur les petites scieries, valorise des bois délaissés, opte pour du granite bleu-gris des Vosges… Bref, promeut une architecture frugale et locale.

Ban-sur-Meurthe-Clefcy, La Bresse, Plainfaing et Taintrux (Vosges), reportage

On ne la voit pas tout de suite en arrivant à Ban-sur-Meurthe-Clefcy, commune vosgienne d’à peine mille habitants nichée dans la vallée de la Haute-Meurthe. Au pied des montagnes se cache la maison imaginée par l’architecte Christophe Aubertin. Posée sur des blocs de granite, elle semble flotter au-dessus de la prairie dans la brume matinale. Son profil épuré et sa baie vitrée de deux mètres de haut en façade évoquent les anciennes fermes de la région.

Entourée par une profonde forêt de sapins, l’habitation en bois massif local fait corps avec son environnement. Épicéa pour la charpente et la structure, douglas pour le bardage extérieur, pin pour les fenêtres et frêne pour les escaliers. Les matériaux utilisés viennent tous d’un rayon d’une cinquantaine de kilomètres.

« On veut construire en matériaux locaux sans recourir à la filière bois industrielle »

« On veut construire en matériaux locaux sans recourir à la filière bois industrielle, celle des panneaux en aggloméré et du bois lamellé-collé importés », dit l’architecte engagé en faveur de la relocalisation des matériaux. Avec cinq camarades de l’École nationale supérieure d’architecture de Nancy, il a créé en 2008 Studiolada. Sur la trentaine de chantiers réalisés depuis sa création, le collectif d’architectes privilégie les matériaux comme la pierre de taille, le bois, la terre ou la paille.

« Dans les Vosges, on a la chance d’avoir énormément de petites scieries qui existent depuis toujours. Pour construire en biosourcé et géosourcé, il faut d’abord que l’on maintienne cette filière artisanale, qui souffre de la concurrence des bois transformés venus d’Autriche ou de Belgique », explique-t-il.

La scierie Mandray à Taintrux est spécialisé dans le résineux vosgien depuis cinq générations. © Joris Bolomey / Reporterre

La charpente et la structure en épicéa de la maison de Ban-sur-Meurthe viennent de la scierie Mandray, installée à une dizaine de kilomètres de là, à Taintrux, dans une autre vallée couverte de forêts. La scierie, spécialisée depuis cinq générations dans le bois massif, emploie cinquante salariés qui produisent 25 000 m³ de sciage chaque année et 7,5 millions de chiffres d’affaires en 2022.

Elle fournit les charpentiers vosgiens à la demande, pour des projets comme celui de Christophe Aubertin, pour des chalets plus traditionnels ou pour des rénovations de monuments historiques — dont Notre-Dame de Paris.

« Afin de satisfaire ces marchés exigeants, nous avons toujours privilégié un outil de production qui nous offre une certaine souplesse, dit Olivier Mandray, directeur commercial de l’entreprise familiale. Les scieries qui ont fait le pari de produire de façon industrielle aux prix les plus bas possibles ont perdu cette flexibilité. »

Christophe Aubertin a créé en 2008 le collectif d’Architectes indépendants Studiolada avec des camarades de promotion de l’ENSA Nancy. © Joris Bolomey / Reporterre

Si les bois collés industriels ont gagné beaucoup de parts de marché ces quinze dernières années, la situation semble s’améliorer pour le bois brut depuis cinq ans, explique Olivier Mandray, installé dans son bureau dont la fenêtre laisse apercevoir les grumes de bois attendant encore d’être découpées à l’entrée de l’usine. « Davantage de clients privilégient des produits plus rustiques s’ils sont locaux », affirme-t-il.

En plus d’un approvisionnement auprès des scieries artisanales, le collectif Studiolada cherche à valoriser des bois délaissés par le secteur de la construction. À Ban-sur-Meurthe, le bardage en chêne qui habille l’intérieur de la maison présente des marques. « On voit qu’il a quelques gros nœuds, des taches à certains endroits, des griffures à d’autres, montre l’architecte. Ce chêne aurait pu finir en emballage industriel. Mais les clients sont ouverts à ce type de matériaux. Et le prix peut-être jusqu’à 40 % moins cher qu’un bardage en chêne sans aucune marque ni défaut. »

Studiolada utilise également du bois ayant subi les dommages des scolytes. De l’épicéa des Vosges, marqué de petites taches bleues et noires laissées par ces parasites, a ainsi été utilisé par le collectif pour le marché couvert de Saint-Dizier (Haute-Marne) inauguré en mars dernier.

Les lignes de production de la graniterie tournent en continu. © Benoît Collet / Reporterre

Le recours à ces matériaux déclassés permet de limiter le surcoût qu’entraîne une construction biosourcée et géosourcée selon l’architecte : « La maison de lotissement en béton, isolation polystyrène et fenêtres en plastique a imposé un coût de marché standard à 1 700 euros du mètre carré. Avec une maison comme celle de Ban-sur-Meurthe, on est plutôt à 2 000 euros du mètre carré, pour un coût total de 250 000 euros hors taxe. »

De nouveaux débouchés pour le granite des Vosges

Assis sur les marches en douglas devant la maison de Ban-sur-Meurthe, Christophe Aubertin montre du doigt les fondations apparentes de sa maison. Ici pas de béton hormis quelques inévitables tirants antisismiques. La structure est posée sur douze blocs de granite. « On s’est inspirés des granges traditionnelles là encore, commente Christophe Aubertin. Ce système permet d’avoir une aération naturelle de la structure. »

Les blocs de granite ont été extraits et taillés à La Bresse, une station de ski à une vingtaine de kilomètres au sud de Ban-sur-Meurthe. Une entreprise familiale, aujourd’hui filiale du groupe de BTP local Barrière, y exploite depuis le début du siècle dernier le granite gris bleu des Vosges.

La graniterie Petitjean extrait de ses carrières le granite gris bleu des Vosges, le granite feuilles mortes de Senones et le granite rouge corail de Senones. © Benoît Collet / Reporterre

« On a l’habitude de travailler très localement, surtout sur des travaux de voirie. Mais pour nous, les fondations en granite sont une nouveauté », précise Patrick Perrin, directeur technique de la graniterie PetitJean. Dans ses ateliers d’où sortent 6 000 m³ de blocs finis chaque année, d’énormes machines à commande numérique découpent les blocs de pierre avec un câble métallique.

Dans un vacarme assourdissant, les ouvriers positionnent le granite, le scient, le polissent ou le brûlent. Comme dans le bois, la concurrence internationale, cette fois venue du Portugal et de Chine, a poussé certaines entreprises du secteur à mettre la clé sous la porte. Mais la graniterie Petitjean, une des seules à disposer de ses propres carrières, fait figure de résistante en continuant de découper et de transformer son propre granite.

La scierie Mandray produit 25 000 m³ de sciage chaque année, pour un chiffre d’affaires de 7,5 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2022. © Joris Bolomey / Reporterre

Cartographie des ressources locales

Habituellement, la production de la graniterie est davantage destinée à la fabrication de bordures de trottoir ou de pierres tombales qu’aux maisons d’architectes. « C’est pourtant un matériau qui peut avoir toute sa place en intérieur, par exemple pour remplacer le carrelage dans une salle de bain », dit Christophe Aubertin.

L’architecte mise beaucoup sur la diversité géologique de la région avec la pierre blanche d’Euville-en-Meuse, utilisée pour les halles de Saint-Dizier, le granite des Vosges, la pierre jaune de Jeaumont, et le grès rose alsacien ou vosgien, comme celui utilisé à cinq kilomètres au nord de Ban-sur-Meurthe par Studiolada pour l’office de tourisme de Plainfaing.


De cette connaissance des carrières et des scieries du Grand Est, Christophe Aubertin et ses équipes ont tiré une cartographie des ressources locales, recensant toutes les entreprises à même de fournir aux constructeurs du bois et de la pierre, en partenariat avec le mouvement de la frugalité heureuse, dont l’architecte est membre. Créé en 2018, ce mouvement réunit des architectes, urbanistes, paysagers et des ingénieurs soucieux de développer une architecture « biorégionaliste », davantage tournée vers les savoir-faire locaux, les circuits-courts et les techniques vernaculaires.

« Frugalité en énergie, en matière, en technicité ainsi qu’à une frugalité pour le territoire », résume le manifeste du mouvement. « Nous assumons une démarche militante, dit Christophe Aubertin, également enseignant vacataire à l’ENSA de Nancy. Avec Studiolada notre objectif est désormais de nous orienter vers davantage de rénovation et de réemploi des matériaux. C’est aussi à nous de donner envie aux jeunes étudiantes et étudiants en architecture de faire de la rénovation. »

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