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« Lubrizol nous a salis » : un an après l’incendie, des Rouennais témoignent

Il y a un an, l’usine Lubrizol de Rouen explosait, exhalant un nuage de fumées toxiques de 22 km de longueur. Agriculteur, femmes de ménage, gérant de restaurant, sans domicile fixe… ils et elles ont raconté à Reporterre la catastrophe et combien leur vie a changé depuis.

  • Rouen (Seine-Maritime), reportage

Dans la nuit du 25 au 26 septembre 2019, un énorme incendie s’est déclenché dans l’usine d’additifs chimiques Lubrizol, classée Seveso seuil haut, et dans l’entrepôt voisin. Dix mille tonnes de produits chimiques se sont répandues dans l’air, les sols et l’eau, couvrant la ville de Rouen d’une épaisse fumée noire. Sous le panache de 22 km de longueur, les Rouennais ont été plongés dans un état d’anxiété collective.

Depuis le sinistre, les bâtiments A4 et A5, ravagés par l’incendie, ont été démantelés. Restent aujourd’hui des canalisations sciées et des murs noircis, bordés de barbelés. Des vigiles ont été postés autour du site. L’entreprise Lubrizol, qui a partiellement repris son activité, projette d’installer des panneaux solaires et un espace végétalisé sur les zones calcinées.

Un an après l’incendie, Reporterre est retourné dans la ville aux cent clochers, à la rencontre d’un agriculteur, de riverains, de femmes de ménage, de sans-abris, de gens du voyage, d’un pompier… Si les décombres de l’incendie ont été évacués, troqués contre une ébauche de ripolinage vert, l’inquiétude et l’amertume suscitées par la catastrophe sont, elles, bien tenaces.


Pascal : « Il s’est mis à pleuvoir, des traînées noires sont apparues sur les serres »

Pascal Hénache est maraîcher bio à Sommery, dans le pays de Bray, à quarante kilomètres de Rouen.

Ancien commercial dans l’aéronautique, Pascal Hénache s’est reconverti dans le maraîchage après un syndrome d’épuisement professionnel. Il gère la ferme biologique de la Cavée, à Sommery, depuis quatre ans. Son exploitation d’un hectare et demi couvre plus de 6.000 mètres carrés de légumes. Des poireaux, des tomates, des fraises, des choux et des potimarrons qu’il cultive sans produit chimique, en pratiquant la traction animale avec ses deux ânes, Chaussette et Ulysse.

« Le 26 septembre 2019, j’ai craint que tous mes efforts aient été balayés », se remémore-t-il. Ce matin-là, Pascal Hénache est sorti fumer sa « clope »­. « Il était 7 h 30, et quelque chose clochait : un nuage noir surplombait la maison, ça puait le fioul. » Une demi-heure plus tard, « il s’est mis à pleuvoir, des traînées noires sont apparues sur les serres ».

Avec ma compagne, on a traversé les semaines suivantes comme dans un mauvais rêve : on n’a pas pu vendre le moindre légume, on a dû détruire tous ceux qui étaient en plein champ. Ça représentait toute une année de travail. Ici, de la semence à la récolte, on fait tout à la main… C’était dur. On ne dormait plus, on s’est demandé ce qu’on allait devenir. »

En janvier, il a été indemnisé par Lubrizol, « pour une somme modique, qui rembourse à peine le chiffre d’affaires du mois d’interdiction de vente » et s’est engagé, en contrepartie, à ne pas poursuivre l’entreprise en justice. « J’ai les boules, mais j’ai signé leur papelard, c’était une question de survie, dit-il. Si j’avais pu les poursuivre, je l’aurais fait. Ils nous ont salis, les clients ont mis du temps à revenir. »


Marie : « On a fait le choix de rester, parce qu’on ne pouvait pas abandonner mes parents » 

Marie Mabille est coordinatrice du réseau Amap en Haute-Normandie.

« Chez moi, ça a longtemps senti comme dans une station essence », dit Marie Mabille, qui habite la commune de Bois-Guillaume, dans les hauteurs de Rouen. « Le jour où Lubrizol a explosé, j’étais tourmentée par une question : “Qu’est-ce qui brûle ?” On a appris plus tard que c’étaient des substances cancérogènes, toxiques. » Elle a craint, aussi, « une réaction en chaîne, que les usines pètent en cascade, vu la proximité entre les sites Seveso. De là, tu te dis : “On s’en va, ou on reste ?” Les voisins qui l’ont pu sont partis, mais nous on a fait le choix de rester, parce qu’on ne pouvait pas abandonner mes parents. »

Coordinatrice du réseau des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) en Haute-Normandie, et elle-même responsable de l’Amap Plateaux nord, à Mont-Saint-Aignan, elle s’est vite rendue compte que l’incendie allait court-circuiter les circuits courts. « Douze Amap, dont les producteurs étaient dans le panache, ont dû stopper les distributions, sauf pour les produits sous serre, se souvient-elle. Là, on l’a eu mauvaise. On s’est battu pendant des années pour proposer au plus grand nombre une alimentation saine, bio, et les hydrocarbures de Lubrizol ont pourri notre travail. L’image des circuits courts a été entachée à l’avantage des grandes surfaces. Heureusement, ça va un peu mieux depuis le confinement. La redécouverte des produits locaux a changé la donne. »


Vanessa : « Ces derniers mois, on a ressenti des maux de ventre, des vomissements, des étourdissements… »

Vanessa Moreira Fernandes et ses enfants habitent l’aire d’accueil des gens du voyage voisine de l’usine Lubrizol.

« Depuis Lubrizol, rien n’a changé : nous vivons toujours sur cette aire d’accueil sale et délabrée, sur une zone non habitable, à côté de ces foutues usines », dit Vanessa, voyageuse dont la caravane est posée, depuis douze ans, à 400 mètres de l’usine Lubrizol.

Le 26 septembre 2019, et les jours qui ont suivi, elle estime que les autorités ont « complètement oublié les gens du voyage ». « Normalement, quand une usine Seveso explose, les riverains sont censés être mis à l’abri. Nous sommes les plus proches et n’avons même pas été évacués. À leurs yeux, on est invisibles. » Le matin, le gardien de l’aire d’accueil leur a bien demandé de rester confinés dans leurs caravanes, « mais nos murs sont fins, ça ne sert à rien de rester cloîtrés là-dedans ». Et « si nous voulions partir, poursuit-elle, c’était à pied. Les caravanes devaient rester ici. On ne pouvait pas accepter, ce sont nos maisons ! »

À force de vivre dans cet environnement encore plus dégradé qu’à l’accoutumée, « ces derniers mois, on a ressenti des maux de ventre, des vomissements, des étourdissements… On dit parfois que les gens du voyage ont quinze ans d’espérance de vie en moins, j’imagine qu’on en a encore perdu un peu plus avec Lubrizol ». Ce qui la met en colère, aujourd’hui, « c’est que nous payons un loyer pour être ici, ce n’est pas comme si nous étions installés illégalement sur un terrain sauvage. Quand vont-ils enfin nous proposer de vivre dans un endroit sain ? »


Jimmy : « On sait qu’on est à la marge de la société, mais quand même, on était en danger de mort ! Je me suis senti abandonné »

Jimmy est sans domicile fixe.

L’incendie de Lubrizol, Jimmy s’en souvient « comme si c’était hier ». « Dès que cet épisode sort de ma tête, les relents de l’usine finissent toujours par remonter dans les rues de Rouen pour me le rappeler. » Sans domicile fixe depuis dix ans et une rupture familiale, il dormait sur le béton de la rue de l’Hôpital, en plein centre-ville, quand ses camarades l’ont réveillé. « Quand j’ai ouvert les yeux, c’était l’Apocalypse, raconte-t-il. C’était en pleine nuit, mais le ciel était anormalement sombre. Quelques heures après, nos sacs à dos étaient tachés de noir, notre peau était huileuse, ça sentait la mort, on avait tous mal à la tête et certains d’entre nous vomissaient. Les jours suivants, nous avons perdu l’appétit. Ce qu’on a respiré ne devait pas être bien joli… »

« Si j’avais eu de l’argent, j’aurais bougé », assure-t-il, mais pour les SDF, « il n’y a pas eu d’échappatoire possible, même pas un gymnase d’ouvert. On sait qu’on est à la marge de la société, mais quand même, on était en danger de mort ! Je me suis senti abandonné. »


Badji et Mané : « On a eu très peur, surtout pour nos enfants »

Badji et Mané sont femmes de ménage au Petit-Quevilly.

Le 26 septembre 2019, Badji et Mané, femmes de ménage au Petit-Quevilly, ont eu « très peur » : « Un peu pour nous, parce que l’air était empoisonné, il sentait comme les égouts », mais surtout « pour nos enfants. Ce qu’ils ont respiré va-t-il les rendre malades dans quelques années ? Le ministre Castaner était venu nous voir pour nous dire qu’’il n’y a pas de dangerosité particulière’, mais on ne peut pas y croire. Depuis, on n’en sait pas plus. »

Malgré l’incendie, elles étaient « quand même allées travailler sous le ciel noir, parce qu’on ne peut pas se permettre de perdre notre emploi. On a pris le bus et quand on est arrivés à Petit-Quevilly, c’était la panique, des gens couraient, d’autres appelaient leurs proches », décrivent-elles en agitant les bras. Après 8 h, les femmes de ménage ont été prévenues qu’elles pouvaient enfin rentrer chez elles. « Mais dès le lendemain, on est retourné bosser avec des écharpes pour couvrir notre bouche et notre nez. On s’est habitué à vivre avec des maux de tête. »


Mourad : « Si c’est moins cher ici, si c’est accessible pour nos petits budgets, il y a bien une raison »

Mourad Hamoudi est gérant du bar-restaurant La Guérinière, à 500 mètres de l’usine.

« L’incendie ? J’étais aux premières loges, je voyais des bidons voler », glisse Mourad, gérant de La Guérinière, un troquet situé à 500 mètres de l’usine, en désignant la fenêtre de sa chambre. « Les explosions m’ont réveillé à 4 heures du matin. J’ai vu tous les voisins plier bagage, monter dans les voitures avec les enfants, et se sauver. Moi, non. Pour aller où ? »

Fataliste, Mourad estime que « quelque part, quand on achète ici, en zone inondable et à proximité des sites industriels, on sait au fond de nous qu’on s’expose à ce genre de catastrophe. Ça fait partie du jeu. Si c’est moins cher ici, si c’est accessible pour nos petits budgets, il y a bien une raison. »

Depuis l’incendie, Mourad voit « les habitants de la zone des bâtis partir les uns après les autres » : « Regardez tous ces panneaux “à vendre” ». Quitte à être « à contre-courant », il se dit « soulagé que Lubrizol ait rouvert » : « C’était une nécessité pour les salariés. Certains viennent régulièrement déjeuner chez moi. Autrement, je n’ose pas imaginer la détresse dans laquelle ils auraient plongé. »


Michel : « Il fallait juste faire le job : limiter la propagation, évacuer le personnel de Lubrizol, éteindre » 

Michel Bataille est pompier, ancien adjudant-chef à la caserne de Gambetta.

La nuit du 25 au 26 septembre 2019, le pompier Michel Bataille était de garde. Son fourgon a été le premier à quitter la caserne Gambetta. « Nous n’avions alors aucune notion de la dimension de l’incendie, d’autant qu’ils sont fréquents et souvent bénins sur des sites industriels », explique-t-il. Sur la route, l’adjudant-chef a vu « une boule de feu » et pris conscience qu’il se dirigeait vers « quelque chose de hors-norme ». Les premiers canons incendies posés au sol ont fondu. « À partir de ce moment, je me suis senti déconnecté de mes émotions, même quand les fûts d’hydrocarbures explosaient. Il fallait juste faire le job : limiter la propagation, évacuer le personnel de Lubrizol, éteindre. »

Le « monstre » a été vaincu en début d’après-midi, douze heures après le début de l’intervention. « Une grande fierté, mais la plus grande, c’est qu’il n’y ait pas eu de mort ni de blessé », dit-il. Quelques jours après l’incendie, des collègues se sont émus de ne pas avoir été assez protégés. Michel Bataille, lui, « ne veut pas entrer dans les polémiques. Oui, c’était rock’n’roll. Comme l’a dit Jean-Yves Lagalle, le directeur départemental, “clairement, sur cet incendie avec trois hectares de feu d’hydrocarbures, les moyens étaient insuffisants”. Mais nous étions face à un évènement d’une ampleur inédite, et tout n’a pas pu être parfait. »

Michel Bataille pense « évidemment » avoir respiré des substances toxiques, « mais c’est malheureusement le lot quotidien des pompiers ». Il a bénéficié d’un suivi médical et a effectué trois prises de sang en six mois, qui n’ont montré « aucun problème particulier, assure-t-il, en tout cas, sur les produits recherchés ».

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