Mafia en Sicile : ces paysans qui résistent

Dans les vignes siciliennes du territoire de Trapani, des agriculteurs essayent de vivre de la terre sans se la faire arracher par la mafia. - © Irene Fodaro / Reporterre
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Dans la province de Trapani en Sicile, terre de vignes et d’oliviers où se cachait le dernier parrain de Cosa Nostra, des paysans veulent déraciner l’emprise de la mafia dans l’économie agricole et les mentalités.
Province de Trapani (Sicile, Italie), reportage
Sur la route qui mène de Marsala à Salemi, commune de l’arrière-pays sicilien de la province de Trapani, Michele Abate ne cesse de pointer du doigt depuis la fenêtre de sa voiture. « Avant, on l’appelait la route du vin, parce qu’à droite et à gauche il n’y avait que des vignes », se rappelle le sexagénaire en conduisant vers les terres familiales aujourd’hui cultivées par deux de ses fils.
Celle qui était connue comme la « terre la plus viticole » d’Europe est aujourd’hui parsemée de terrains abandonnés. En près de 40 ans, la Sicile a perdu 70 000 hectares de vignobles. Elle en compte 98 000 hectares aujourd’hui, laissant sa primauté à la péninsule à la Vénétie.

Le territoire de Trapani est aussi connu pour la mainmise de Cosa Nostra, la mafia sicilienne, sur l’économie légale, y compris agricole. La mafia est née de la terre, et si elle a plusieurs fois changé de peau, ce lien avec le monde agricole n’a pas été rompu.
Un business à plusieurs dizaines de milliards d’euros
De l’agriculture à la grande distribution et à la restauration, le business des « agromafie » génère 24,5 milliards d’euros par an en Italie. Tandis que les petits agriculteurs peinent à survivre.

Pour les viticulteurs, notamment, cette activité couvre à peine les coûts de production. Elle est désertée par les jeunes. Giacomo, 31 ans, et son frère Pier Paolo, 25 ans, les fils de Michele, font figure d’exception en ayant décidé de reprendre l’entreprise familiale.
Comme pour la grande majorité des entreprises viticoles, les deux frères n’ont pas les moyens de produire eux-mêmes du vin. Ils apportent le raisin à des « caves coopératives » dont ils sont associés et qui produisent le vin en vrac ou en bouteille. Un kilo de raisin leur est payé environ 30 centimes, moins que dans d’autres provinces siciliennes.

« Il y a un cartel où quelques personnes décident les prix de toutes les coopératives. Ils se mettent d’accord contre les agriculteurs qui n’ont jamais été unis. Et il est très difficile de trouver d’autres acheteurs », dit le père. Il dit survivre grâce à un financement pour la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires.
Bio subventionné
Si la Sicile est la première région italienne en matière de surface agricole biologique, cela est souvent dû aux difficultés des agriculteurs qui vivent grâce à ces subventions. Règles du marché, grande distribution, mauvaise gestion des coopératives… les raisons qui peuvent expliquer les prix bas payés aux producteurs sont multiples.

Mais dans un contexte comme celui de la province de Trapani, où Matteo Messina Denaro, le dernier parrain de Cosa Nostra, donnait encore des ordres il y a quelques semaines, certains y voient un autre type de contrôle. Une forme de racket souterrain qui cacherait la contamination criminelle du marché viticole de cette province.
En 2010, le réseau d’associations antimafia Libera avait présenté au tribunal de Marsala un signalement qui dénonçait le « monopole » créé par un groupe restreint de médiateurs, dits « sensali », qui empêcheraient toute « concurrence ». Ce système permet « aux organisations criminelles de percevoir le plus gros racket payé sur le territoire, dans le silence général », indique le signalement, qui a été classé sans suite la même année.

Parmi les signataires, Davide Piccione, ancien référent de Libera à Marsala et viticulteur, est en train de tailler les vignes, dénudées de leurs feuilles, dans son terrain situé dans la commune de Mazara del Vallo. « On ne paye pas le racket directement. On le paye aux intermédiaires qui traitent avec les caves coopératives qui sont endettées et facilement soumises au chantage financier. Ils fixent les prix, ne t’obligent pas à leur vendre le produit, mais tu ne pourras le vendre à personne d’autre. Ils nous prennent à la gorge », conclut-il. Au fil des ans, nombre de caves coopératives ont fermé et la valeur des terrains viticoles a chuté.
« Ils nous prennent à la gorge »
Ce système profite à certains. En 2018, une enquête judiciaire a démontré les infiltrations de Cosa Nostra sur les terrains viticoles mis aux enchères, dans le but d’accéder notamment à des financements de l’Union européenne. Ici, 614 terrains agricoles ont été séquestrés ou confisqués à la mafia, dans le but de la priver de ses revenus et de freiner sa croissance.
Pour Piccione, la solution serait d’unir les caves coopératives pour qu’elles gagnent en force commerciale et puissent s’affranchir des médiateurs. Mais cette union ne semble pas être prête à naître, faute entre autres à la « culture mafieuse » qui maintient tout ce système.

Giacomo Abate, lui, a essayé à son échelle de former un groupe d’agriculteurs, sans succès. « Il n’y a pas d’union entre nous. Il y a un état d’esprit dans lequel on n’arrive plus à se rebeller, une forme de résignation », lâche-t-il.
Intimidations
Il y a plusieurs années, élever sa voix dans une cave coopérative pouvait vouloir dire retrouver, quelques jours après, ses terrains endommagés. Mais si dans le vin ce type d’intimidations semble épisodique, chez les producteurs voisins d’huile et d’olives de table, cela a autrefois été monnaie courante.

Dans la Valle del Belice, un ensemble de communes à l’est de Marsala, les vignes laissent la place aux étendues d’oliviers. C’est ici, dans la commune de Campobello di Mazara, que les planques du dernier parrain de Cosa Nostra ont été retrouvées après son arrestation le 16 janvier 2023. Dans cette vallée, une variété d’olives produit l’« or vert du Belice ». Un trésor qui contraste avec les difficultés endurées par les agriculteurs et avec l’omerta qui a longtemps inhibé toute forme de rébellion.
Ici, sans coopérative, les producteurs traitent directement avec des intermédiaires ou avec les transformateurs qui fixent les prix et imposent, dans certains cas, celle que certains définissent comme une forme de racket, à hauteur de 4 % sur la vente des olives, appelée « mediazione ».

Jusqu’à il y a une dizaine d’années les tentatives d’union entre agriculteurs étaient punies. Nicola Clemenza, enseignant et exploitant agricole, en a fait les frais. « Je me rendais compte qu’il y avait une forme d’oppression, que les agriculteurs souffraient du fait d’intermédiations qui ne leur permettaient pas de vendre à un prix digne. J’ai alors essayé de fonder un consortium, de manière à créer une économie d’échelle solidaire. », raconte-t-il, assis au milieu de ses oliviers dans la commune de Castelvetrano, ville natale de Messina Denaro. En 2008, le jour de l’inauguration du consortium, sa voiture a été brûlée ainsi que l’entrée de sa maison, où il se trouvait avec sa famille.
« Une mafia socialement acceptée »
L’exploitant agricole a porté plainte et les auteurs de l’attentat ont été arrêtés, y compris le commanditaire, un mafieux proche de Matteo Messina Denaro, et qui a été condamné tout juste il y a deux mois. Mais, à ce moment-là, les presque 200 agriculteurs que Clemenza avait réunis se sont défilés.
« C’était la démonstration que le sous-développement de ce territoire, dont l’économie est surtout agricole, vient de la mafia et encore plus d’une mentalité mafieuse. Les gens sont tellement habitués à cette emprise qu’ils la considèrent comme normale. Moi, je parle d’une mafia socialement acceptée », dit-il.

L’attentat qu’il a subi n’est pas un cas isolé. « Le plus grave c’est que beaucoup d’agriculteurs n’ont rien dit, car ils ont peur de rester isolés », ajoute celui qui est aujourd’hui coordinateur provincial de l’association antiracket Libero Futuro et vice-président d’un réseau d’associations appelé No Mafie, dont il appose le logo sur l’emballage de son huile biologique.
L’intérêt de Matteo Messina Denaro pour la production et le commerce d’huile et d’olives a été prouvé par les enquêtes judiciaires ces dernières années, à travers la saisie d’exploitations agricoles et de moulins à huile qui monopolisaient le marché. Le chauffeur du « boss », Giovanni Luppino, s’est d’ailleurs avéré être un « médiateur » entre producteurs d’olives et acquéreurs.

Aujourd’hui, l’arrestation de Messina Denaro peut être une « possibilité de réveil social pour tous », affirme Clemenza. Les prémices de nouvelles unions d’agriculteurs pointent leur nez : Davide Piccione vient de lancer une association de viticulteurs autour de Marsala, Les Gardiens du territoire, qui veut créer « une appellation certifiant l’origine et la qualité de certaines typologies de vin Marsala, pour les valoriser et permettre un retour financier aux producteurs ».
Du côté des oléiculteurs, en octobre, près de 300 d’entre eux ont arrêté pendant deux jours la récolte des olives en signe de protestation et une association est en train de naître. « Notre objectif est d’établir un prix minimum de marché en dessous duquel il n’est pas digne d’aller », dit Enza Viola, conseillère municipale de Castelvetrano. « On montre un autre visage de notre territoire. Celui qui demande justice pour éviter les distorsions mafieuses qui ont toujours interagi avec ce secteur. C’est le réveil de ceux qui ont envie de rester. »