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ChroniqueCulture

« Nos mains cherchent désespérément un refuge »

«Plus de silex ni d'étincelle. Plus d'arc ni de flèche. Plus de bougie ni de flamme. Boire dans ses mains, fendre du bois. Pour combien de temps encore ? Nos mains cherchent désespérément un refuge, un abri où se cacher : un atelier, un établi, un lopin de terre.»

Nos mains, nos dents, nos odorats et le reste de nos sens sont menacés, avertit notre chroniqueur : le numérique veut tout neutraliser. Mais la flamme et l’imagination qui nous animent ne sont pas près de s’éteindre...

Mathieu Yon. © Enzo Dubesset / Reporterre
Le néopaysan Mathieu Yon est chroniqueur pour Reporterre. Il vous raconte régulièrement les joies et les déboires de son installation dans la Drôme en tant que maraîcher biologique en circuit court.


Ce ne sont pas seulement les forêts qui brûlent, ou la banquise qui fond : nos mains disparaissent elles aussi. Elles meurent comme les oiseaux et les ruisseaux. Plus de silex ni d’étincelle. Plus d’arc ni de flèche. Plus de bougie ni de flamme. Boire dans ses mains, fendre du bois. Pour combien de temps encore ? Nos mains cherchent désespérément un refuge, un abri où se cacher : un atelier, un établi, un lopin de terre. Un endroit frais et sec pour stocker un langage, le temps de laisser passer l’orage numérique.

Les énergies fossiles sont démesurées, incontrôlables. Elles présentent pourtant un intérêt : montrer nos erreurs, nos fumées noires et nos incendies. Nous allons trouver une technologie propre. Nous allons inventer un monde sans bruit ni matière incandescente, sans odeur ni putréfaction, sans animaux d’élevage ni fumier. Seulement des câbles, évacuant des boues numériques dans des silences gelés.

Foyer perdu

Le feu était notre foyer. Le feu était dans nos mains. Les troncs d’arbres coupés ressemblaient à nos empreintes digitales. Il y avait une parenté entre le monde et nous. Nos mains stockaient du carbone, nous étions des forêts souterraines. Nos pensées comme des feuilles fabriquaient de l’humus. Je n’arrive pas à situer la bascule, le moment où le progrès est devenu un ogre. Peut-être que c’est en train d’arriver, juste-là, devant nous. Peut-être que cela n’a pas encore eu lieu, et que nous avons encore du temps.

Après les mains, les dents deviendront elles aussi obsolètes. Les dents pour mordre, mâcher, déchirer la chair. Elles seront un signe d’agressivité, la trace d’une antique animalité. Notre alimentation sera à base de codes, et nous verrons naître des élevages intensifs de codes, dans des bâtiments. Nous avalerons nos propres souvenirs sous formes d’images et de chiffres. Un goût cérébral restera dans la bouche, avec une odeur numérique impossible à décrire, qui rendra presque familière celle de l’essence et de la station-service.

Il faudrait un moratoire sur l’exploitation des grands fonds humains. Un moratoire qui protège l’odeur de la pluie, du foin : qui interdise l’exploitation des premiers pas, des premiers mots, de la première chute à vélo. Car nous dévorons l’humus des souvenirs. Ils sont absorbés, pompés sur des quais de traite numérique. Comment arrêter ce flux ? Puisqu’il s’agit de nous, de nos consciences amoncelées ? Puisqu’il n’y a personne qui nous pousse vers l’abîme ?

Arrières-mondes

Dans une ignorance feinte, nous fabriquons des arrières-mondes numériques : après avoir scrupuleusement démonté le sacré, l’accusant de tous les maux. Les nouveaux arrières-mondes ont les habits du progrès. Ils sont au-dessus du soupçon. Plus rien ne les arrête. Le langage est à sec. Mais le murmure d’une lointaine parole remonte parfois à la surface.

Lorsque nos mains passent sur les herbes hautes parfois jusqu’au sang, comme si une lame se cachait au milieu, ou qu’une odeur de garrigue se hisse jusqu’à notre visage avec un goût de sel.

Lorsque les premières gouttes de pluie lavent les feuilles des arbres à la fin du mois d’août, et que nous ouvrons la fenêtre pour regarder l’averse, comme s’il s’agissait d’une amie trop longtemps absente.

Un trésor dans nos mains

Il reste un fond de réalité. Une expérience du lieu. Du lien. Un trésor dans nos mains. Il reste une prière à adresser, une éternité devant nous, un espoir encore chaud. Pas encore numérisé. Il reste un je ne sais quoi indéfinissable, une parole dans une bergerie, une odeur de pain dans la maison. Une parenté avec les sous-bois, les rivières et les écorces d’arbres. Et le souvenir des nuits à la belle étoile, quand nos imaginaires n’avaient pas de frontière.

Une société sans carbone est une société morte. Notre tâche immense est bien plus désirable : c’est la découverte d’un usage amoureux du carbone. Une manière de garder une flamme sans répandre l’incendie, de cultiver la terre sans la minéraliser, de laisser pousser les forêts sur des feux endormis, que nous garderons en sommeil.

Nous ne couperons pas les fils qui nous relient aux structures du vivant. Nous devons simplement accepter d’y retourner, riches de nos savoirs et de nos connaissances, pour trouver des usages amoureux du carbone. La tâche est immense, mais elle est magnifique.

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