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Luttes

Notre Dame des Landes : de la chaîne à la victoire

C’est du journalisme lent : voici un récit du week-end de la Chaine humaine qui s’est tenu à Notre Dame des Landes dimanche 12 mai. Un tel retard atteste le caractère paisible, voire retardataire, de Reporterre... Dégustez, sur la fin du reportage, le fort riche débat qui a eu lieu à La Chateigne sur... la victoire.


-  Reportage, Notre Dame des Landes

Là, c’est un reportage en famille. En famille ? Interdit par les canons de la pure loi du journalisme estampillé objectif et sérieux. Et c’est donc par le train que, vendredi 10 mai, Véronique et moi allons rejoindre à Nantes notre fille Juliette, de passage en France quelques semaines entre la Creuse et la Pologne, avant qu’on retrouve ce soir, sur la Zad, Adrien venu en co-voiturage de son côté. Pour l’instant, il faut aller chercher la petite voiture de location, y coincer tente et sacs, errer dans les rues de Nantes la moderne – ah, les casemates de béton plaqué alu proclamant à la face du monde la modernité implacable de la métropole atlantique ! – jusqu’à trouver La lettre à Lulu. Dans une cour pavée verdoyante, Nicolas de La Casinière nous accueille. Il me prête son ordinateur connecté à internet pour envoyer à heure dite la splendide chronique Ecologie d’un quotidien vespéral. L’info ? L’annonce du pic du gaz de schiste. A contre-courant du discours dominant, donc vraisemblablement juste.

On déjeune avec Nicolas. Ce journaliste impénitemment libre anime l’irrégulomadaire La lettre à Lulu, qui lui coûte plus qu’elle ne lui rapporte. Mais le journal souffle un grand vent frais dans la ville qui, après trois décennie du magistère d’Ayrault, dégage l’ennui propre au croisement entre boboland et zones commerciales démesurées.

En route pour la Zad. Voie rapide Nantes-Rennes, kilomètres d’entrepôts et d’hypermarchés, verdure, puis Héric, au nord de Notre Dame des Landes. Le gros bourg est devenu un exemple d’étalement urbain. Il n’y a plus d’épicerie dans le village, et pour faire les courses, il faut aller au Super U. En sortant, on se perd dans les lotissements. Des jeunes, qui boivent une bière dans le garage d’un pavillon, nous remettent obligeamment sur la route.

Arrivée dans le bocage. Dans le village de Notre Dame des Landes, on croise l’épouse de Julien Durand, le porte-parole de l’Acipa. Elle nous dit qu’il y a de la tension depuis quelques temps, que des pro-aéroport ont peint des croix gammées sur un panneau de la Zad.

Après quelques zig-zags suivant les orientations des bénévoles de la Chaine humaine vêtus d’un gilet fluo jaune, on parvient au camping des Planchettes. Pour l’instant, il n’y a pas encore grand monde sur le parking.

Les tentes commencent à se monter. Tiens, un jeune couple avec un bébé qu’on a vus dans le train, ils sont venus en vélo. On parvient à dresser la tente que nous a prêtée Nelly, près d’une haie colorée de genêts jaunes : elle ouvre sur un grand pré, sous le ciel immense où nuages et trouées de ciel bleu flirtent en cadence, délivrant une lumière vibrante et limpide. Il fait beau, le soleil brille quand les cumulus s’enfuient, le vent souffle.

On part reconnaître les lieux, direction les Fosses noires. Juste avant, un champ maraîcher barré d’une ficelle, lieu de « Rouge et Noire », où est aussi inscrit « Notre Dame des Cacahuètes ». Un panonceau explique la démarche :

« Petit collectif avec l’envie commune de se nourrir de manière autonome, nous avons choisi de cultiver un champ situé sur la piste sud de l’aéroport, car on voit l’occupation maraîchère comme outil pour la défense des terres agricoles et contre le bétonnage, parce que se nourrir collectivement et lutter pour l’autonomie alimentaire fait partie de notre rupture avec le système capitaliste.

Nous voulons faire du maraîchage pour la ZAD, offrir nos légumes à prix libre, fonctionner autant que possible sans argent, favoriser l’aide mutuelle et le partage des savoirs… Et même si demain les gendarmes déferlent sur la zone et détruisent nos terres, c’est vital pour nous de l’avoir fait. »

Aux Fosses noires règne l’agitation des grands jours. On retrouve E., qui a décidé d’aller s’installer près de Tarbes avec ses chevaux, elle y a trouvé douze hectares, alors que depuis dix ans à Notre Dame des Landes, elle ne parvenait pas à trouver de terre. Il y a du mouvement, des têtes connues qui passent et discutent, des jeunes gens qui regardent les filles, « Bob » et d’autres qui apportent des jus de fruits… Comme dit Juliette, « Ici, il y a des vies qui se croisent ».

Paul et Elisabeth nous offrent le thé chez eux. Ils nous parlent de ce qui se passe, de la difficulté pour des jeunes inexpérimentés de faire pousser des légumes, des logiques claniques qui s’expriment sur la Zad, des spécistes, féministes et insurrectionnistes – tiens, un nouveau mot -, des tarnaqueux – par référence à Tarnac et au livre L’insurrection qui vient, du bon pain que fait Damien le boulanger, du facteur qui ne délivre toujours pas le courrier – il faut aller le chercher à Notre Dame des Landes. Mais l’heure tourne, et Adrien va arriver.

On salue les amis et on repart vers les Planchettes, où l’on trouve Adrien. Son co-voiturage allait jusqu’à Ancenis, et là, il a trouvé une voiture qui venait ici. Ses amis de Bayonne sont arrivés par ailleurs, leurs tentes ne sont pas loin, on va partager le diner : salades, pain, fromage, patés végétaux et charcutiers. Camille est « vegan ». Elle raconte qu’elle avait travaillé un mois chez McDonald’s, le patron lui disait de changer l’étiquette de date de préemption des salades en sachet. Elle nous montre le drapeau pour la libération animale.

Sylvie est d’Attac – et de toutes les manifestations. Elle raconte Copenhague en 2009, le Forum mondial de l’eau qui a eu lieu à Marseille, un festival des multinationales de l’eau financé sur fonds publics. Un joint circule, très léger. Juliette me dit qu’au Sénégal, l’herbe est très douce, pas comme les herbes qui poussent sous serre aux Pays-Bas, et qui sont forcées en THC.

Et le soir ? Ben, il y a des concerts, sur un vaste pré à côté du camping. Il est grand : il y a quatre scènes, dont une sous chapiteau, trois grandes buvettes tenues par des bénévoles, deux ou trois caravanes vendant des sandwiches, des merguez et des crêpes. Quelques milliers de gens sont là, c’est tranquille. On va écouter ZEP (zone d’expression populaire), une espèce de rap-rock qui dégage une bonne énergie. Entre deux chansons, le chanteur explique que le groupe est poursuivi en justice par un groupe d’extrême-droite pour avoir dénoncé la « France raciste, capitaliste, impérialiste, colonialiste ». Alors, « achetez des babioles sur le stand, c’est pas pour nous, c’est pour payer les frais d’avocat ». Plus tard, il évoque la lutte de la Zad, celle de la Palestine, et celle des Indiens qui occupent le barrage de Belo Monte, au Brésil. Le groupe finit par une chanson qui raconte l’histoire d’un jeune de quartier, comme on dit, qui se plaint à sa mère de toutes ses galères, et sa mère qui lui répète, « il y a des gens plus malheureux que toi sur terre ».

Tiens, voilà une amie journaliste, elle est venue elle aussi en famille. « Tu viens en reportage ? – Non, en soutien, pour participer à la Chaine humaine ». Où allons-nous, si les journalistes se placent du côté du peuple ? Ils dorment dans la voiture, un grand et vieux break, sur le camping.

Plus loin, sous le chapiteau, il y a un groupe habillé en noir. Problème, une corde de guitare est cassée, il faut attendre, le chanteur à chapeau essaye de meubler, « Vous avez des blagues à raconter ? ». Une fille arrive, en raconte une assez vulgaire – un jeu de mots sur « con plisse », complice, et couilles fripées, je vous l’épargne. Voilà Eric Petetin qui débarque, vêtu d’un pancho, allumé, il parle de la « zone d’anarchie délirante ». Je vais le voir après, il me dit qu’il est en ce moment à l’Isolète, « où il y a des éco-warriors géniaux ». Il veut y installer une chapelle, l’esprit parle à cet endroit, entre deux arbres.

La nuit est bien tombée. Un skin ventru, à la crête dressée, titube un peu, ivre. Plus loin, au milieu d’un cercle formé par des panneaux de dessins contre l’aéroport, des jongleurs de feu embrasent la nuit.

Voici le groupe HK, une bonne pêche, tout le monde s’agite. Le tube, c’est « Niquons la planète » : des hommes d’affaires, à cigares, qui y vont franchement :

« Niquons la planète,
faisons l’amour à la Terre,
des tonnes de pétrole dans la mer,
une apocalypse nucléaire,
et du phosphore dans les rivières,
de la dioxine dans le désert,
des piscines en plein désert,
cinquante degrés en plein hiver,
et tant pis pour l’ours polaire,
un ours à quoi ça sert,
niquons la planète,
niquons la planète,
niquons la planète,
de toute façon, on va tous crever,
niquons la planète. »

Voici un bout du son :

Le chanteur fait reprendre en cœur : « Niquons la planète ». Tout le monde y va de bon cœur. Il se marre : « faire chanter ‘niquons la planète’ à des écolos, bravo les gars ! ».

C’est la nuit noire. Un gars nous tombe dessus d’un rire tonitruant : « Aaaaaah ! » C’est Skippy, barbu, chevelu, dans un grand ciré jaune, en pleine forme. Il nous claque la bise. Il est bourré et ponctue ses discours d’éclats de rire explosifs. Il a son carnet de dessins avec lui et une ceinture de crayons de couleur sur la poitrine, comme une cartouchière. Dans l’obscurité, il tombe sur une fille avec un chien, et entreprend de la dessiner, en lui montrant le résultat.

On chemine vers la buvette. Skippy vient souvent ici, avec ses copains de Rouen. « Les gens n’ont pas peur de leur voisin… Jamais vu d’espace libre aussi vaste qu’ici, où tu marches quarante minutes pour aller quelque part, c’est à échelle humaine… de l’irréversible, des gens qui ont tout plaqué pour venir… combattants de la terre… c’est sauvage comme expérience, primaire, ça te prend au… après, il y a l’alcool, le shit… ». On est à la buvette, il est imaginable que quelques verres aient été bus, un jeune gars me parle de semences, de carottes, de plantations, il a travaillé chez un jardinier,…

Sous le chapiteau, commence le concert de Burning Heads. Quatre types dégingandés en tee-shirt, un batteur torse nu tatoué, trois guitares ou basses, ils ont une énergie incroyable, le son fait penser aux Clash, le chanteur se donne à fond, veines du cou saillantes, le guitariste saute en l’air, ils ont à peine fini un morceau qu’ils repartent à fond la caisse, comme si leur vie était en jeu, ça déménage, c’est monstrueux.

Toujours est-il que l’heure de dormir arriva…

Et que le jour se leva sur le samedi 11 mai. Il y a des toilettes sèches, au camping, c’est bien plus sain que des toilettes à l’eau. Sur une des portes, les Bayonnais ont posé une grande affiche annonçant Alternatiba. Un point d’eau, derrière. On va petit déjeuner sur le pré des concerts, où des bénévoles servent thé et café, à 1 euro, aux campeurs.

Le ciel est gris, humide. On discute avec Claire, de radio, de rivières, de spiritualité, comme un matin, en désordre et par bribes inabouties. Elle explique le lien entre la culture du maïs et les barrages

Retour à la tente. Je croise Ruth Stegassy, de Terre à Terre (elle va faire une émission, que l’on peut écouter ici). Au camp, deux gars qui passent : « Pardon si on a fait du bruit ». Ils sont restés à discuter tard près d’un feu, des gens le leur ont reproché. Nous, on n’a rien entendu. Tiens, Xavier, catogan et barbe, il porte bizarrement une casquette colorée à l’effigie de McDonald’s. On s’était vus à Saint Nazaire, au procès d’Erwan et d’Elise. Il est venu plusieurs fois sur la Zad, il a visité de nombreuses cabanes : « Celle des Parisiens est très belle, elle a été montée dans un squat à Paris et amenée par camion. Elle est derrière la Rolandière ». A La Gare, il y a des cabanes dans les arbres. Xavier a travaillé dix ans dans un laboratoire d’essais de jouets.

On décide d’aller voir l’Isolete, cette fameuse chapelle. Il faut marcher, marcher, il y a pas mal de gens partout. Tiens, voilà « Camille », que j’avais interviewé en novembre. Elle vit maintenant dans le Morbihan, sur un projet de ferme collective. Elle accompagne un petit stand à roulette, où elle et des camarades proposent des gateaux et diffusent de l’information sur la lutte autour de la mine de Hambach, en Allemagne.

Silvia explique ce dont il s’agit

Au carrefour des Saulces, les gendarmes ont disparu. A la place a été installée une bicoque d’information, « Au carrefour libéré ».

Sur la route qui y mène, la chaussée a été aménagée : sans doute en avril, lorsqu’il y a eu les affrontements avec la police, qui était revenue.

A l’Isolète, pas de trace de Petetin ni de chapelle. D’ailleurs les zadistes qui sont là ne sont pas vraiment d’accord avec l’idée d’une chapelle. Chacun peut trouver son lieu de méditation où il veut, dans la nature, explique l’un. Au demeurant, ce matin, on se préoccupe surtout de préparer l’action qui aura lieu tout à l’heure au long de la Chaine humaine : montrer la solidarité avec ce qui se passe au Brésil, avec l’occupation de Belo Monte (en fait, elle a cessé depuis deux jours, mais on ne le saura que le lendemain).

Marcius explique ce qui se passe

Ils vont mimer l’occupation militaire du terrain, menée pour appuyer les grandes compagnies, dont GDF-Suez, qui construisent ce barrage, un des plus grands du monde. D’autres se déguisent en Indiens, se peignant la peau autour des yeux en rouge. Un camion a été repeint en véhicule de l’armée.

Le cortège s’ébranle et nous dépasse. On va rejoindre Christine et Anne du côté de La Paquelais. Elles sont venues en train et en car ce matin depuis Paris. Sur la route, il y a plein de gens, tout le monde est de bonne humeur. Voici la charrette-orchestre d’Equiaquoibon.

Un accordéoniste joue des airs de chansons qui donnent envie de danser :

On retrouve Christine et Anne, et l’on pique-nique sur un talus herbeux, comme tout plein de gens qui s’égrènent au long de la route, avant la chaine humaine. Il y a même du soleil ! On parle de tout et de rien, du temps, du train, de permaculture, et de politique. Anne de Rugy est porte-parole d’EELV sur Paris. « Alors, pourquoi ne pas s’allier avec le Parti du Gauche ? ». Ben oui… Voilà sa réponse

Mais l’heure tourne, et 15 h approche, moment où doit se former la chaine humaine. Il s’agit, rappelons-le, d’entourer symboliquement la Zad, pour signifier qu’on la protègera des agresssions policière et bétonnière. On remonte la petite route, où un filet continu s’est formé. On finit par trouver une place dans un petit bois. Tout le monde se met en place au long de la ligne blanche. On se donne la main par intermittence, quand un hélicoptère passe à basse altitude, pour la photo.

Tiens, voici un tracteur des COPAIN qui passe. Et voilà la bande de Belo Monte. Le camion militaire s’approche, les types habillés en soldat, l’air méchant, disent aux gens de s’écarter.

Une journaliste tente de distribuer des tracts aux gens, pour les informer. Des soldats la rattrapent et l’emprisonnent.

Une contradiction des zadistes, observe Véronique : eux-mêmes empêchent souvent les journalistes de travailler. Mais les journalistes sont-ils libres ? Certains ? Et comment définir la liberté des journalistes, comment la reconnaître ? Le débat tourne court, car voilà la cage dans laquelle les infâmes promoteurs du barrage de Belo Monte ont enfermé les Indiens.

Et, pour clore la performance, voilà le mot de la fin, puisque la grande firme GDF-Suez est impliquée dans la construction du barrage de Belo Monte.

Sur la chaîne, on continue à parler de choses et d’autres, en se relevant quand on entend parler d’hélicoptères. Des gens passent à vélo, ils disent que le ruban est presque continu, qu’on est au moins 25 000. Tout s’est bien passé, on est contents. 16 h arrivent, on se disjoint, Anne et Christine repartent prendre leur car. De notre côté, on décide d’aller à la Chateigne, où une histoire de la lutte de Notre Dame des Landes doit être racontée. Mais en chemin, on se perd lamentablement dans les chemins boueux. On a fait les malins, genre « Moi j’connais », et on a tourné à gauche plutôt qu’à droite. Que de boue, que d’eau ! On oubliait à quel point les bottes sont utiles.

Si bien qu’on se retrouve quasi au point de départ. Bon. Remonter la route, en croisant des gens qui repartent, et d’autres qui arrivent, en voiture, en vélo, pour les concerts qui commencent.

On va se poser au camping, souffler un peu, avant de repartir pour la Chateigne, où un débat a lieu sur le thème « Qu’est-ce que la victoire ? ». Oui, la bataille n’est pas totalement gagnée, mais le projet d’aéroport a subi un sérieux revers. Alors, on en est où, maintenant ?

"La victoire serait que nos vies et la lutte pour un autre monde ne soient pas distincts."

Plus d’une centaine de personnes sont assemblées derrière une cabane de la Chateigne, assis par terre, sur des souches d’arbres, ou debout en lisière de forêt. Il y a un peu tout le monde, des zadistes, des « touristes », des militants venus de partout, enfin, le peuple de Notre Dame des Landes. Quelques zadistes historiques, si l’on ose ce qualificatif, sont du côté de la cabane, assis sur la coursive de bois. Un facilitateur explique la forme que peut prendre la discussion – on va faire un tour de parole pour que tout le monde puisse parler, il faut s’écouter, ne pas parler trop longtemps -, un gars écouteur sur les oreilles et micro tendu au bout d’un bras enregistre le débat pour Radio Klaxon, après avoir demandé si cela ne dérangeait personne. Un autre note les tours de parole sur un carnet. Une fille lit un petit texte d’introduction.

La restitution qui suit n’est pas exhaustive, ce sont des phrases attrapées à l’écoute de la bande enregistrée par Radio Klaxon, qui l’a transmise à Reporterre, et que l’on remercie bien. Un souci : j’ai pensé utile de situer les interlocuteurs par quelques mots (homme, femme, jeune....). N’est-ce pas insupportablement sexiste, agiste, dominateur ? Commentaires à planete (arobase) reporterre.net.

L’introduction, donc : « Je suis parti de la Zad pendant un mois, j’ai entendu que l’aéroport ne se ferait pas. Merde, me suis-je dit, on n’est pas prêt pour la victoire. Chacune a sa petite idée de la victoire. Au cours de cette lutte, on s’est rencontrés, on s’est confrontés, on a fait pas mal de compromis. La lutte ne s’arrête pas à l’arrêt de ce projet. J’ai peur que, après l’arrêt, tout le monde retourne à sa vie. Des personnes ont pu voir des choses qui dans d’autres moments sont de l’ordre du rêve. On n’a pas fait ici sécession avec le monde extérieur, déconstruit les rapports de domination. Je ne vois pas en quoi on peut dire qu’on a gagné quoi que ce soit si l’aéroport ne se fait pas et que ces rapports ne changent pas. La ville de Nantes s’étendra toujours plus. Est-ce qu’on lutte seulement contre cet aéroport, ou contre cette ville qui s’étend toujours plus, contre l’aménagement du territoire, contre ce monde ? Victoire de pouvoir enfin en apercevoir une. J’avais envie de cette discussion, parce qu’il ne faut pas attendre la victoire pour en parler »

Un homme : « La victoire, c’est la défaite des combattants. Un combattant n’existe que par sa guerre. Ici, des gens qui se sont battus pour garder leur terre, et d’autres pour un mieux-vivre, pour créer une autre société. Mais créer une autre société, c’est à très long terme, et il y a beaucoup de défaites. Pour vous qui avez vécu de grandes choses, ce sera la fin d’une histoire. On ne peut pas vaincre complètement un système, on ne peut que l’améliorer. Ce que vous avez fait contribuera à l’améliorer. C’est déjà un victoire de l’avoir fait. Continuer à vivre chacun après individuellement, en continuant à vivre ses idéaux, même si on rentre dans le bercail, ça c’est une victoire. »

Un autre : « Pas d’accord pour améliorer le système qui est plutôt nocif. Mon idéal, je ne l’atteindrai peut-être jamais. Je m’étonne qu’on soit si peu à réagir ».

Une fille : « Je voudrais savoir comment ça se dessine avec les paysans, qu’est-ce qu’ils en pensent, s’il n’y a pas d’aéroport, est-ce que les terres vont être reprises, par les gens d’ici, vous en avez déjà discuté ? »

Un homme : « Ce sera repris par les propriétaires des terrains ».

Un autre : « Le problème agricole, il est très difficile. C’est à vous les jeunes à trouver une solution, à faire autrement, le système agricole, aujourd’hui, il est corrompu ».

Une fille, accent étranger : «  On n’a pas vraiment discuté de cette question. Sème ta zad, c’est un projet, ça continue, le proprio des terres sur la Zad, c’est Vinci, on lui rendra pas si facilement. Peut-être il y a des gens qui vont continuer à squattter, à cultiver. »

Une fille : « Je reformule la question. Les occupants souhaitent-ils collectiviser les terres, pas sur la base de la propriété privée ? Les zadistes… ne faut-il pas abolir la propriété privée ? »

Une fille : « Pour moi, la victoire, ce serait plutôt quelque chose qui continuerait sur ce qui s’est fait à la Zad, autogestionnaire, tous ensemble, pas individualiste. Et que ce soit en perpétuel changement, pour que ce soit mieux encore, toujours de nouvelles solutions, avec l’institution qui change pour réussir à vivre…  »

Jeune homme : « La Zad a permis de faire toutes sortes de trouvailles, et la victoire serait de récolter les fruits de toutes ces trouvailles et de semer ailleurs, de faire boule de neige dans les villes et au-delà. La victoire serait aussi que nos vies et la lutte pour un autre monde ne soient pas distincts. Le privé a une grande part de politique. A chaque instant, la société organise les choses de façon prévisible. Pour moi, c’est un cauchemar. Ici et maintenant, c’est pas forcément tout de suite sur la Zad, mais quelque chose comme partout et tout le temps. Rendre nos existences illégales, c’est un instrument de contrôle. Gérer tous ces trucs là, c’est un jeu des gens de pouvoir. S’attaquer à ces structures et les détruire. Pour ceux qui ont peur du vide, il faudrait diffuser l’expérience sociale d’ici sans la diluer  ».

Il continue : « Une liste de mots : observatoire stellaire, création d’images, multiples qui tiennent la route, enchantement avec d’autres luttes, émouvance, responsabilité, crise psycho-magique, inventer un vocabulaire qui ne créerait pas de nouvelles identités, pouvoir discuter de nos rêves sans les abimer ».

Un homme : « Le projet global, c’est la métropole Nantes-Saint Nazaire, ça ils ne vont pas l’arrêter. Ils vont mettre des entrepôts, des autoroutes, des hôtels, un nouveau périphérique, ils veulent urbaniser tout de Nantes à Saint-Nazaire en conservant quelques zones naturelles. Ce problème a des tentacules sur tout le territoire. La victoire, c’est pas juste gagner contre l’aéroport, au mieux, c’est une concession qu’il nous feront. Quand cette lutte-là on va la gagner, parce qu’on va la gagner, qu’on s’attaque au nouveau pont qu’ils veulent construire sur la Loire, au nouveau périphérique, aux autres endroits, égrainer sur tout le territoire. Que tous les comités locaux attaquent les projets de merde qu’ils ont chez eux. A Toulouse, ils n’ont pas construit leur aéroport, parce qu’ils flipent un peu : ‘On va se ramasser une bande de tordus’. Il faut leur faire peur. Il faut reprendre les moyens de décision, à la ville comme à la campagne. »

Homme : « Sur Perpignan, on a commencé à réfléchir à tous les projets qu’ils font. Il y a maintes luttes. Mais il y a tellement de luttes qu’il n’y a pas assez de soldats ».

Quelqu’un : « La victoire c’est aussi l’auto-organisation collective. Ce qu’il y a d’intéressant dans la zad, c’est la lutte contre l’aéroport, mais aussi de participer à inventer un mode de vie concerté, où il n’y a pas d’exclusion. On aborde l’ère de l’après-pétrole, où il va falloir s’organiser pour vivre bien, avec la concertation locale et la redécouverte des palabres. C’est ce qui fondait la plupart des sociétés traditionnelles, où l’exclusion n’existait quasiment pas. »

Femme à l’accent espagnol : « On a tous à gagner en défendant cette zone. C’est l’humanité entière qui va devenir plus heureuse ».

Fille : « On pourrait aussi envisager l’après-nucléaire, avec une société qui penserait d’abord sobriété énergétique, pour ne pas laisser aux générations futures toutes les cochonneries ».

Un hélicoptère policier passe dans le ciel. Son bruit assourdissant empêche la discussion.

Homme : « Pour répondre à la copine, l’Allemagne a décidé de sortir du nucléaire, et pourtant, la société allemande, c’est pas vraiment ce qu’on veut. Au-delà du nucléaire, il y a la société politique que l’on veut ».

L’hélicoptère, très bruyant. Il tourne autour de la Chateigne. On imagine son appareil photo qui crépite.

Quelqu’une : « La victoire, elle est déjà là. Vous avez su créer un parc d’attractions, d’idées, de réflexion. La société en a tellement besoin qu’il faut absolument continuer. Il faut essayer de faire bouger les choses. Et dans un espace naturel qui est assez extraordinaire. C’est les gens qui sont là tous les jours qui gagnent, et vous avez déjà gagné ».

"Ca me fait bizarre que vous disiez ‘vous’, c’est grâce à nous tous, ça serait bien qu’on dise ‘on’"

Homme : « Sortie du nucléaire, Greenpeace vient de sortir un truc là-dessus qui est très bien fait. Les gens veulent autre chose. Le combat de quelques-uns ici comme ailleurs, ça fait boule de neige. La victoire, c’est d’avoir fait une journée comme aujourd’hui, où des gens sont venus de différents points. Après, la victoire définitive n’a jamais existé. »

Jeune fille : « Je veux répondre à ça, j’ai passé un peu de temps, là, ça me fait bizarre que vous disiez ‘vous’, c’est grâce à nous tous, ça serait bien qu’on dise ‘on’, c’est tous ensemble tout le temps. Je me rappelle une fois en AG où il y avait des gens de partout qui étaient venus, ma question était, est-ce que ça peut durer ? A moins que tout se soit cassé la gueule, pour moi la victoire, je sens un truc d’une soudure de plein de gens, et que ça va éclabousser partout. Je suis super-contente qu’il y ait eu cet éveil, on est réveillés, la victoire c’est le fait que ça continue encore ».

Sylvia : « J’ai envie de dire, on est en pleine phase d’expérimentation, et il n’y a presque rien qui marche vraiment super bien ici, on est en train d’essayer plein de trucs ensemble, mais on vient tous de la même société, avec toute la merde qu’on a appris étant gamins, et on ne sort pas de la société comme ça, on essaye de changer quelque chose ».

Quelqu’un : « Il ne faut pas qu’on boude les petites histoires. Ma question, comment on fait pour être plus nombreux ? Même si arrive à faire reculer ce projet d’aéroport, ce sera déjà une victoire contre la résignation, qui montre qu’on peut obtenir des choses quand on est tous ensemble. »

L’hélicoptère…

Homme : « … nourrir Rennes sans pétrole… ceinture vivrière autour de Nantes… »

Homme : « La victoire, c’est ce qui va se faire après. Qu’est-ce qu’on fait des terres ? Comme il y a eu dans les marais salants, ou au Larzac. Ici c’est compliqué, le conseil général, Vinci sont propriétaires. Comment les gens vont se réapproprier, et comment nous, qui ne sommes pas ici, on va pouvoir les soutenir dans cette lutte contre le département la région et Vinci, qui auront des envies de vengeance pour la perte qu’ils ont eu de ce projet ? »

Jeune homme : « La victoire elle réside dans le fait qu’on peut vivre même quand rien ne fonctionne, dans les bois, contre le système, qu’on peut vivre avec trois fois rien, qu’on peut vivre dans un gros bordel, mais qu’on est là, qu’on est contents d’être là, qu’on discute tous ensemble, c’est une victoire déjà d’en parler. Ce que je vois aussi, c’est que c’est pas évident pour tout le monde de quitter une vie qu’on a mis des années à construire pour venir vivre dans les bois. On peut pas tous se le permettre, on peut pas tous le faire, ça remet trop de choses en question.

Ce qui est intéressant, aussi, c’est que quarante mille personnes sont passées ici, moi je viens d’arriver, sur ces quarante mille personnes, combien ont un boulot, combien ont une famille, qui font ce qu’on fait tous, et qui sont concernées par ça, moi ça me fait chaud au cœur, des gens qui sont finalement très éloignés de la vie dans les bois, mais qui se sentent concernés par ça. Il y a des gens dans le système qui luttent à leur manière, par des trucs infimes, par des modes de consommation, des discussions autour d’une table, il y a des tonnes de gens qui luttent en faisant des petites choses, et c’est toutes ces petites choses qui font une victoire. Il ne faut pas s’attendre à une victoire éclatante, mais à une victoire à l’intérieur de nous, qu’on fasse quelque chose qui nous convient, qui nous corresponde, qu’on puisse parler, s’exprimer, et vivre comme on l’entend. »

Un jeune homme en jupe noire : «  Je ne crois pas que c’est en allant tous vivre dans les bois qu’on réussira à construire un monde sans domination. Le monde qui nous opprime, il est fort, et il faut faire un peu plus qu’être trop cool dans les bois pour réussir à avoir une société qui fonctionne un peu mieux. Pour l’après-pétrole, je m’inquiète pas trop pour les capitalistes, le pétrole ils ont bien vu qu’ils en avaient pris trop, avec l’E 10 au colza et les gaz de schistes, l’après pétrole, ils ont tout prévu et ils en ont rien à foutre. Il va falloir qu’on fasse plus que vivre dans les bois de manière sympathique, qu’on soit capable de s’unir ensemble contre ce système. »

Homme : « Pour moi, la victoire, c’est des rapports de force. Aujourd’hui, le rapport de forces il est loin d’être gagné. Sous prétexte de lutter contre la crise, on met au placard toute la question écologique, les acquis sociaux gagnés après de longues luttes. Pour arriver vraiment à une victoire, il faut qu’il y ait plus de convergence de luttes. On le voit aussi. Mais il faudrait aussi politiques et syndicales. La victoire sera véritablement acquise lorsqu’il y aura une convergence avec le monde du travail, avec les luttes citoyennes, et avec les luttes politiques si on veut changer le système qui est complètement corrompu aujourd’hui."

Une intervention sur les agrocarburants. Le gars cite un rapport de l’OCDE prévoyant un fort développement des agrocarburants, cultivés dans les pays du sud, mais consommés dans ceux du nord. L’orateur vient des Hautes-Pyrénées. Il dit que l’on y pousse à la culture du colza.

Eric Petetin : "Il y a une victoire à célébrer, c’est celle de l’amour. L’amour a gagné entre nous, pendant tout cet automne et cet hiver. Avant je ne sais pas, je n’y étais pas. On a des progrès à faire, on peut s’aimer encore plus. On a fait sécession du vieux monde. On s’achemine vers des temps abominables, on le sait tout, la Zad elle est là, on gagnera si on s’aime."

Un homme : "Dans le passé, par l’autogestion en Espagne, il est possible de faire la nique au pouvoir. Le pouvoir, il nous concède de petites victoires quand ça l’arrange. Il est de notre devoir de continuer ce qu’ils ont fait [ceux de l’autogestion espagnole], avec tellement d’amour que j’ai envie de chialer".

Une fille : "J’essaye de dire un truc un peu court. Pour moi, victoire, ca serait vie-toi-re, ce qu’il y a au fond de tes tripes, la vie".

Quelqu’un : "Dans les luttes sont souvent stigmatisés les gens qui lancent des cailloux ou des cocktails molotov, dans les situations de guerre. Et je veux dire qu’on serait pas là s’ils n’avaient pas fait ça, il faut se montrer solidaires de ceux qui se sont battus, parce qu’il s’il n’y a pas des gens pour tenir sur les barricades et résister,..."

F : "Ca serait bien qu’il y ait des trucs où on serait d’accord pour qu’on puisse faire la fête. Par exemple dire que quand ils annuleront le DPU, on débouche les bouteilles. (...) Ce qui est important dans cette lutte, c’est que les gens ne sont pas venus sur la zad par esprit de sacrifice, mais parce qu’on a envie, qu’on vit de beaux moments en dehors du système, ça crée en nous des aspirations qui sont différentes, c’est ça l’important. La victoire ne va jamais être totale, mais regagner de cette volonté d’être libre, c’est ce qui est important dans ce qui se passe ici. ’Ah, on pourrait vivre comme et je serais plus heureuse si on vivait comme ça !’ C’est ça qui est important."

F : "Si on est là, c’est parce qu’on est concernés, je ne sais pas s’il faut parler en termes de victoire. Ce qui est sûr, c’est que c’est une victoire. Ce n’est pas seulement une lutte contre l’aéroport, mais contre son monde, c’est là-dessus qu’il faut continuer à avancer. Ici ça dépend de par quoi va être remplacé l’aéroport, mais aussi pour tous les collectifs, cela ne peut passer que par une convergence des luttes partout. Que ça continue, mais partout, qu’on ne lâche rien. C’est pas très original ce que je dis, cela rejoint ce qui se dit partout. Contre le système, une convergence des luttes".

On entend des bruits d’oiseau.

Jeune fille : "Moi, je ne vais pas parler d’amour. Mais ce qu’il y a d’important, c’est que les gens ne repartent pas dégoûtés de ce mouvement, c’est pour ça qu’il faut garder nos ambitions pleines et entières. Il n’y a pas que la victoire, il y a tout ce qu’on porte. Entre nous, comment on va déconstruire tous ces rapports de domination, qu’on soit tous encore là quand il y aura d’autres bagarres, pas rester chez soi avec des souvenirs de vieux militants".

Homme : "Un tout petit témoignage : on a trois gamins à la maison à Oléron, ils ont treize, onze et cinq ans. C’est la première fois qu’on vient. On leur a expliqué avec nos mots. La victoire, un des éléments serait de rentrer lundi et de leur expliquer ce qui s’est passé, et qu’ils voient que les grands, les adultes participent à ces choses là, et sont capables de s’écouter, de parler, de revenir avec des choses à partager. L’autre truc aussi, c’est qu’il y avait le G8 à Gênes, il y a dix ans, il y a un jeune qui est mort, Carlo Giuliani, il avait vingt-trois, par un carabineri, qui avait vingt-et-un ans, s’il était là-bas, c’était pour cet esprit, pour tous ceux qui se sont battus et qui se battent encore, c’est la plus belle des choses de continuer à faire ces choses ensemble".

Homme : "Un truc un peu con - on parle de victoire, mais l’aéroport il est abandonné ou pas ? S’il est abandonné, ça sera toujours sympa dans la tête des gens : ’on a réussi’, et ça, c’est pas rien".

Homme : "Soit on considère que quelque chose est gagné ici, dans l’auto-organisation, le retour de la palabre. C’est bien l’auto-critique des gens d’ici qui disent que c’est pas encore gagné. Il ne faut pas trop idéaliser. Ce qui me chagrine un peu, c’est que cette lutte et la lutte contre les grands projets, pour certains, la perspective ce serait de stopper, mais le réformisme vert, ça ne me fait pas marrer, parce que si on fait confiance à un système participatif, on se fera toujours avoir. On a peu parlé de l’occupation militaire qu’il y a eu quelques mois. Même si l’ambiance est un peu plus détendue, il ne faut pas oublier qu’il y a une force de frappe de l’Etat derrière. Pour faire sécession, il faut penser la question de la violence et de l’offensivité des luttes, il ne faut pas se bercer d’illusions."

Femme : "On a entendu parler de convergence des luttes. Moi ce qui me touche, c’est la complémentarité des luttes. Les manières de lutter ont été différentes, elles se sont toutes ralliées sur un même objectif. Ailleurs ça se passe aussi. Ca c’est la petite victoire, on a besoin les uns des autres, et des manières de lutter de chacun".

(...)

Ce lieu fait catharsis

Jeune femme : "Il me semble que tous les gens qui sont passés par ici, moi c’est la première fois que je viens, on est tous actifs là où on est. Il y a des vraies choses qui se passent. Ce lieu fait catharsis, c’est très chouette, ça permet de nous ancrer dans un truc concret. Si on est venus deux heures se donner la main pour la chaine humaine, quand les gens rentrent chez eux, ils sont dans une réflexion, il faut avoir confiance dans ces gens là".

Jeune homme : "N’aime pas m’illusionner sur la victoire, parce que c’est une manière de se décourager. Au-dessus de nous, il y a une espèce de chape, le capitalisme, la domination. Le plus important, c’est de créer des trous dans ce voile, pour faire des lieux alternatifs. J’ai vu ici s’exprimer des rapports de domination, des modes d’habiter le monde calqués sur le capitalisme, des modes autoritaires de s’adresser à l’autre, on essaye de libérer des espaces où le capitalisme n’a pas toute sa place. Pour autant, penser en termes de victoire, c’est compliqué. Habiter un espace naturel, je suis venu ici quelques mois, mais j’ai du mal à croire que c’est ici qu’on arrivera le mieux à contester le système, parce que le système, il est en ville. Il ne faut pas idéaliser ce qui se passe ici, ne pas le voir comme une alternative durable, il faut libérer des espaces dans les endroits où on vit, dans les villes. J’aime beaucoup les discours pleins de paix et d’amour, pleins d’idéalisme, mais l’Etat opprime, aussi pacifiste que vous serez, les coups de matraque sont là. Il y a des espaces qui se libèrent par la force, c’est triste parce qu’on rentre dans des rapports de domination, mais il faut penser la violence. Comment on libère des espaces dans un monde de violence sans nous-mêmes user de méthodes qui peuvent paraître violentes ?"

Ensuite, un gars parle d’une histoire d’axe nord-sud et est-ouest, et c’est un peu compliqué à suivre. Il s’agit d’une sorte de jeu, où on va opérer des visualisations collectives. Mais bon... Un syndicaliste prend la parole, pour dire qu’il va falloir partager avec le reste du monde. Un autre, qui a déjà parlé plusieurs fois, parle des ennemis - "chacun a le sien... on se doit un respect mutuel et sincère... dès qu’on a une démarche d’auto-organisation, on est sur la bonne voie, mais on n’atteindra jamais l’idéal..." Le gars en jupe noire, à la voix aigüe : "... la liberté... chacun fait ce qu’il veut... ce n’est pas ça la liberté... j’essaye de construire avec les gens une forme d’auto-organisation, construire ensemble ce qu’on a envie de faire...".

Homme : "Si chacun nous avons pu parler chacun notre tour, c’est parce qu’il y a eu une organisation. Donc, une organisation est nécessaire. Il a fallu un effort de chacun, comme disait Mademoiselle tout à l’heure, c’est à chacun de respecter les croyances, et ça c’est une victoire, je rejoins Monsieur là-bas, le libertaire c’est le respect de l’autre, de suivre ses directions dans le respect de l’autre."

Un petit avion dans le ciel, un chien aboie, on entend des oiseaux.

Le facilitateur prend la parole, en gros pour dire que non, on n’est pas si gentil que ça, et que dans les tours de parole, il y a des dominations, "des gens parlent plus que d’autres, est-ce que les hommes ici parlent plus longtemps que les femmes et sont plus écoutés, il y a encore de la domination masculine dans ce monde, et en nous, c’est bien pratique de trouver un ennemi dehors, l’Etat, et de ne pas voir les dominations qu’on reproduit en nous, je suis fermé aux dominations,... pour critiquer l’ouverture et l’amour... sur les formes de la discussion, j’aime bien qu’on se pose la question des formes de discussion qu’on veut adopter, je veux qu’on prenne une décision nous-mêmes... on est encore privés de la parole, c’est à nous de décider..." Lui-même parle longtemps, mais bon...

Femme : "Jai lu une affichette dans la ferme de Bellevue, elle dit, ’ce n’est pas le bruit des bottes qui est le plus dangereux, c’est le bruit des pantoufles’ ". Rires.

Homme : "Ce qui fera toujours notre force, c’est la volonté de s’organiser en groupe restreint. On a une cantine du côté de la cabane des Rouennais, et tous ceux qui veulent venir manger, ils sont bienvenus."

Homme qui a déjà parlé : "... parcours humble de combattant... il y en a qui la ramènent comme ma grande gueule aujourd’hui, mais on est quand même dans une démarche d’amour, une démarche autogestionnaire... On est des enfants, nous balbutions, nous sommes encore à l’ère reptilienne, on défend encore nos territoires, mais c’est noble un animal qui se défend contre plus fort que lui, une proie qui se bat contre son prédateur... "

Jeune fille : "J’aimerais bien qu’on n’intervienne pas pour dire dix fois la même chose".

Homme : "Bon, on a une cantine"... Rires. Fille : "Les invitations à l’apéro, on peut répéter plusieurs fois". Rires.

Intervention à propos des concerts de la veille, où il n’y a pas eu de prise de parole par rapport à ce qui se passe sur la zad. Quelque chose pour le soir, où il y aura d’autres concerts ? Mais la discussion arrive au bout, ça s’effiloche. Une fille annonce la construction la semaine prochaine d’une cabane non mixte, "un groupe non mixte, femmes, trans, gouines", "il se passe plein de choses sur la zad à d’autres moments que quand l’Acipa appelle à des grands mouvements".

Un homme à foulard vient parler de la lutte à Nonant-le-Pin, dans l’Orne, contre la construction de déchetteries, "consultez le site sauvegarde des terres d’élevage", "il n’y a que les haras qui sont mobilisés sur cette question là, il y a le dossier sur le bureau de la ministre, mais ça n’est pas suffisant, il n’y a pas convergence, le risque existe toujours, je voulais vous en informer."

Une fille : "Je crois au nombre, au rapport de forces. J’ai une proposition pour ceux qui bossent à plein temps, en fait on a trop d’argent qu’on dépense dans des choses inutiles et on n’a pas de temps. Est-ce qu’on pourrait bosser moins pour avoir plus de temps pour déconstruire la société et la reconstruire autrement ? Est-ce qu’il est possible de vivre avec moins d’argent et de trouver des solutions, faire plus de trucs ensemble ?"

Possible ?

La fatigue gagne, on a dit bien des choses, les gens partent peu à peu. Et l’on finit la discussion.

Et d’ailleurs, nous aussi, on part, direction la cabane des Rouennais, tout au fond des bois... Puis la nuit passe, et le jour revient, et l’on repart, et la vie continue...


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