Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

TribunePolitique

Osons le rationnement !

Voitures à Plan-de-Campagne, dans les Bouches-du-Rhône, en 2019.

Mettre en place une sobriété socialement juste suppose de se rationner, et de renoncer collectivement aux héritages du passé, écrivent les auteurs de cette tribune.

Joseph Sournac, Lucas Deutsch et Yoan Brazy sont cofondateurs de Sinonvirgule, une agence de conseil en « redirection écologique » pour des organisations publiques et privées.



Depuis plusieurs semaines, le gouvernement multiplie les appels à la sobriété, appels couronnés jeudi 6 octobre par la sortie du plan de sobriété énergétique de l’État [1]. À première vue, on pourrait s’en féliciter. Mais avant de basculer dans l’euphorie et l’espoir d’un réatterrissage pacifié dans les limites planétaires, deux considérations s’imposent.

D’une part, le mot « sobriété » fait l’objet, comme le pointe la sociologue Mathilde Szuba dans un entretien en septembre avec Reporterre, d’une « définition au rabais ». Dans la bouche des gouvernants, elle désigne des écogestes, une chasse au gaspillage ou, tout au plus, des invitations à faire des efforts en temps de crise. Progressivement, en devenant compatible avec nos modes de vie et de production actuels, le terme perd de son sens et de sa radicalité.

D’autre part, si l’État encourage et incite, il n’oblige ni ne planifie, laissant en grande partie aux collectivités et aux entreprises la charge de s’organiser. Musées, piscines, facultés, écoles, boulangeries, stations de ski et d’autres encore se voient dans l’obligation de prendre des décisions allant de la simple baisse du chauffage à la fermeture totale, en passant par la réduction de l’offre de services. Partout sur le territoire, on assiste à une forme de sauve-qui-peut désordonné, sans coordination (ni même réflexion) nationale sur le sujet. Bref, la sobriété à laquelle nous assistons est largement désorganisée, et donc subie.

Serrer les dents ou préparer l’avenir ?

Au fond, c’est bien cela — l’absence totale de plan — qui interroge, davantage en tout cas que la nature des mesures adoptées dans l’urgence. Ce constat est préoccupant, car il ne s’agit pas seulement de serrer les dents pour passer l’hiver. La période actuelle est certes rendue exceptionnelle par la guerre en Ukraine, mais elle est amenée à se répéter (une descente énergétique est obligatoire pour se plier à l’Accord de Paris et/ou à la réalité du pic pétrolier) et à se dupliquer (sur d’autres ressources). La raréfaction, l’amenuisement et la pénurie sont des mots — et surtout des réalités écologiques — auxquelles nous devons nous préparer, en revoyant notre vision de la société à long terme et en nous dotant à court terme de nouveaux dispositifs démocratiques pour organiser équitablement la distribution des ressources disponibles.

Sur le temps long, nous devons renouer avec la vraie sobriété — où devrons-nous trouver un nouveau terme ? Ce dont nous avons aujourd’hui collectivement besoin pour continuer à habiter notre planète n’est pas d’optimiser ou « de baisser, d’éteindre, de décaler » (même si ces choses sont nécessaires), mais bien de bifurquer, de rediriger nos économies et nos infrastructures et — osons le dire — de décroître.

« Baissons le chauffage, mais finançons aussi la rénovation des passoires thermiques »

Débranchons le wifi, mais questionnons aussi la construction massive d’antennes 5G qui n’ont pas encore trouvé d’usage. Baissons le chauffage, mais finançons aussi la rénovation des passoires thermiques avec plus d’ambition — à un coût moyen de 25 000 euros estimé par les professionnels, prendre en charge l’isolation des 5,2 millions de passoires thermiques françaises demanderait à l’État plus de 100 milliards d’euros d’investissement, contre les 2,5 actuellement prévus par MaPrimeRénov’. Limitons la vitesse sur autoroute (attention tabou), mais vidons aussi les villes de leurs voitures (encore plus tabou).

Bref, osons des décisions ambitieuses, qui demanderont sans doute de rompre avec certaines obsessions du paradigme économique néolibéral dominant, comme la résorption du déficit public, la liberté d’entreprendre ou la croissance du PIB. Après tout, et comme le note Timothée Parrique dans un entretien donné à Blast, « nous avons bien déjà changé l’heure » et ainsi bousculé le quotidien de l’ensemble des Français pour faire des économies d’énergie.

Rationnons-nous citoyennement

À court terme maintenant, nous devons inventer les institutions adéquates pour gérer ces situations et prendre des décisions socialement justes. En effet, la question de la réduction de nos consommations pose celle, épineuse, de la répartition des efforts et de la hiérarchisation des usages. En cela, l’été qui s’achève a lui aussi été le théâtre d’une douloureuse désorganisation, entre arrosage des golfs, d’un côté, et accès restreint à l’eau de l’autre. Alors, comment décider des modalités de partage de ressources qui se font rares ? Et comment être certain de mettre en place une sobriété qui en demande davantage aux plus aisés, tout en protégeant les moins argentés ?

Deux concepts peuvent permettre de réfléchir à cet enjeu. En premier lieu, celui de rationnement, que nous devons débarrasser de ses souvenirs guerriers et appréhender comme ce qu’il est : une technologie sociale de partage permettant d’organiser la distribution minimale d’un bien tout en empêchant sa surconsommation. Ensuite, celui de protocole démocratique de renoncement, proposé par le laboratoire de recherche Origens Media Lab [2], et qui plaide pour une démocratisation des décisions relevant de ce que nous devons garder ou abandonner pour réatterrir au sein des limites planétaires.

Réunies, ces deux idées pourraient conduire à la mise en place d’assemblées citoyennes du rationnement, tenues autour de la gestion de l’eau ou de l’énergie — qui deviendraient alors de véritables « communs ». Composées de l’ensemble des parties prenantes (humaines et autres qu’humaines), et à un échelon plus ou moins grand (la France, une collectivité, un bassin versant), ces assemblées seraient chargées d’évaluer les ressources disponibles et d’organiser leur distribution selon les besoins, démocratiquement priorisés, de chacun. Si les modalités de vote et de représentation restent à déterminer, l’expérimentation de ce type de dispositif est nécessaire pour aborder plus sereinement et pacifiquement les prochains épisodes de rareté. Pressons-nous, car le retour du printemps ne sera pas celui de l’abondance.

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende