Pas de pompiers contre les feux : les Russes du Grand Nord s’organisent

Sergeï Rogozine, un des pompiers volontaires du district d'Ustkuloy, à proximité du bâtiment d'une caserne de pompiers de fortune, en août 2023. - © Yulia Nevskaya / Reporterre
Durée de lecture : 7 minutes
Dans les régions reculées de Russie, la population ne peut souvent compter que sur elle-même pour défendre les habitations en cas d’incendies. À l’est du pays, une brigade est en place depuis dix ans.
Région d’Arkhangelsk (Russie), reportage
Dans le petit village perdu de Chounema, à 750 kilomètres au nord de Moscou, Mikhail Andreenko, épaisse moustache et cheveux grisonnants, ne se déplace jamais sans sa tenue de pompier volontaire : une veste et un pantalon bleu nuit, portant l’inscription « chauffeur ». Il la laisse dans le coffre de sa vieille Lada Niva, « pour être toujours prêt », explique l’actif retraité devant le modeste hangar en bois, faisant office de caserne locale. À l’intérieur, l’imposant camion-citerne rouge qu’il conduit lors des interventions occupe presque tout l’espace.
Mikhail Andreenko fait partie de la brigade de pompiers volontaires du district de Velsky, de l’oblast d’Arkhangelsk. Au total, 104 personnes, dont 18 femmes, âgées de vingt à soixante ans et réparties sur tout le district, luttent contre les incendies et assurent les premiers secours en cas d’accident de la route, tout en menant les recherches lorsqu’une personne s’égare en forêt.

« Qui d’autre que nous pourrait le faire ? »
Dans cette région isolée de Russie, qui compte un million d’habitants pour une superficie équivalente à celle de la France, une grande partie du territoire n’est couverte par aucun service public de secours d’urgence, ni pompiers professionnels ni sauveteurs. Les villages souvent éloignés les uns des autres et dispersés sur des milliers de kilomètres carrés de forêts doivent se débrouiller seuls pour assurer leur sécurité.

« Dans notre district, cela concerne la moitié des 50 000 habitants », confie Andreï Zorine, 41 ans, chargé de la brigade de volontaires, qui ont tous suivi une formation obligatoire. Pour faire le tour des différentes équipes réparties sur treize des vingt-et-un localités du district, il lui faut plus d’une semaine. Le quadragénaire avenant, vêtu d’un jean et d’un polo, est fier de sa brigade : « Ce ne sont pas des superhéros, ce sont des habitants ordinaires, mais ils travaillent plus dur que n’importe quel professionnel pour défendre leur territoire. »

Dans cette zone rurale, où beaucoup de gens continuent à brûler les herbes sèches au printemps malgré les nombreux messages de prévention, avril-mai est la période d’incendies la plus intense. En été, ce sont les feux de forêt provoqués par les fortes chaleurs que redoutent les habitants. « Dans chaque village, il y a des histoires tragiques de personnes brûlées dans des incendies », dit Andreï Zorine.
Près du village de Blagoveshchenskoye, les pompiers volontaires sont des jeunes hommes travaillant presque tous à la ferme locale d’État. Dès qu’un feu démarre, leur employeur les laisse partir immédiatement. L’équipe nous conduit sur le lieu du dernier incendie, un feu de forêt survenu le 11 août, heureusement rapidement maîtrisé.

Où trouvent-ils la motivation de consacrer leur temps libre à la défense de leur village ? « Qui d’autre que nous pourrait le faire ? » répondent-ils, conscients qu’ils ne peuvent pas compter sur l’État pour les protéger.
À Pejma, localité voisine, Galina Fedorina, 86 ans, épluche des oignons dans la cour de son isba (petite maison russe traditionnelle), accroupie sous une table de fortune à l’ombre du soleil. La vieille dame est extrêmement reconnaissante aux pompiers volontaires. Il y a deux ans, sa grange et son bania (bain russe à vapeur chaude et humide) ont entièrement brûlé. Sans leur intervention, elle aurait aussi perdu sa maison.
« Il fallait faire quelque chose »
C’est en 2013 que la brigade de pompiers volontaires a vu le jour, à l’initiative d’Alexandre Sapilov, alors chargé du service national de lutte contre les incendies du district. « De nombreux villages brûlaient, des gens mourraient, personne ne les aidait, il fallait faire quelque chose », relate calmement l’homme de soixante-dix ans dans la cuisine de la caserne de pompiers de Velsk, ville provinciale de 20 000 habitants, chef-lieu du district. Dans cette zone rurale, où l’habitat est principalement constitué d’isbas traditionnelles et de cabanes en bois, les incendies font des dégâts dramatiques.
« La plupart des premiers volontaires étaient des chefs de village. Ils avaient également besoin de se sortir de cette situation d’une manière ou d’une autre », commente ce professionnel expérimenté. Trois ans après avoir lancé sa brigade de pompiers volontaires, il a sollicité Andreï Zorine, chef d’une unité départementale spéciale de sauvetage, pour la diriger. Les deux hommes sont originaires du même village et Alexandre Sapilov lui a fait confiance pour assurer cette mission. « Tu n’auras pas un gros salaire, c’est du bénévolat », l’a-t-il alors prévenu.

Le père de famille a alors quitté une vie confortable et un bon salaire. « Il y a eu un grand incendie dans mon village, beaucoup de maisons ont brûlé, des enfants ont été asphyxiés par la fumée. J’étais bouleversé, j’ai décidé que je devais faire quelque chose. » Aujourd’hui, il consacre toute sa vie au fonctionnement de la brigade. « Je reçois des appels 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Les camions de pompiers doivent être ravitaillés en carburant, les gens doivent être équipés. Je suis toujours à la recherche de sponsors et d’argent. »
S’il occupe un travail d’inspecteur à la caserne de pompiers de Velsk, il consacre une grosse partie de son salaire modique (33 000 roubles, soit 322 euros) à des dépenses d’essence et de réparations pour les camions. « Sans ma femme, je ne sais pas comment je vivrais. »

Toutefois Andreï Zorine est heureux de ce qu’il a accompli. Au fil des ans, il est parvenu à accumuler un fonds important de matériel et les effectifs des volontaires n’ont cessé d’augmenter : « Nous avons désormais dix-sept camions-citernes et plus de trente motopompes ainsi que des vêtements professionnels imperméables et ignifuges [difficilement inflammables] et de nombreux accessoires. Nous avons aussi des équipements spéciaux pour éteindre les feux de tourbe et des perceuses pour faire des trous dans les rivières gelées en hiver afin de trouver de l’eau pour nos motopompes. » La brigade compte neuf abris indépendants pour stocker les engins et les équipements et quatre rattachés à des structures existantes. Depuis deux ans, des femmes volontaires mènent des actions de prévention dans les différents villages.
Pour faire fonctionner la brigade, Andreï Zorine reçoit une subvention régionale, qu’il utilise pour acheter du matériel, réaliser des brochures d’information et indemniser les volontaires à hauteur de 1 000 roubles par mois (9,80 euros). « Tout est très contrôlé par les autorités, je dois remplir des tas de paperasse pour justifier les dépenses. »

Or, depuis un an et demi et le lancement de l’offensive en Ukraine, la situation est de plus en plus difficile : le matériel coûte de plus en plus cher et il n’y a pas de stock. « Les équipements qu’on achète dans une usine de Moscou venaient d’Ukraine. Dès que l’opération militaire spéciale a commencé, tout a disparu. Les prix ont immédiatement augmenté », relate Andreï Zorine. La Russie s’est lancée dans sa propre production, mais cela prend du temps. Pour le moment, la qualité n’est pas très bonne et les prix sont élevés.
Le chef de brigade s’inquiète aussi pour l’avenir. « Les pompiers professionnels ont reçu une dispense de mobilisation, mais pas les pompiers volontaires. Pour l’instant, très peu sont partis au front, mais on ne sait pas ce qui se passera demain », confie Andreï Zorine, qui craint que les hommes soient arrachés à leurs familles et qu’ils ne restent que les femmes et les enfants dans les villages.
La situation ne concerne pas la seule région d’Arkhangelsk bien sûr, mais de nombreuses régions de Russie. Si l’oblast d’Arkhangelsk n’a pas connu de gros dommages cette année, l’Oural au mois de mai et plusieurs régions de Sibérie début juillet ont été fortement touchés par les incendies. Au 21 août, la Yakoutie et une partie de l’Extrême-Orient russe étaient toujours sous un régime d’état d’urgence incendies. Des territoires éloignés des grands centres urbains, où là encore la population doit beaucoup compter sur elle-même.