Paysan tué par un gendarme : « C’est une violence policière en milieu rural »

Lors de l'hommage à Jérôme Laronze dans la ferme familiale, le 21 mai 2022. - © Moran Kerinec/Reporterre
Lors de l'hommage à Jérôme Laronze dans la ferme familiale, le 21 mai 2022. - © Moran Kerinec/Reporterre
Durée de lecture : 7 minutes
Libertés AgricultureCinq ans après la mort de Jérôme Laronze, paysan tué par un gendarme, 80 personnes se sont retrouvées dans la ferme familiale à l’appel de ses proches. Leur but : rétablir leur vision du drame, alors que la justice ne semble pas chercher la vérité.
Trivy (Saône-et-Loire), reportage
Cinq ans ont passé depuis la mort de Jérôme Laronze, éleveur bovin de Saône-et-Loire abattu par un gendarme. La colère de sa famille reste intacte. Elle s’est teintée de fatigue. « C’est une cicatrice qui ne se referme pas, et qui se remet à saigner souvent », soupire Marie-Noëlle Laronze, une des quatre sœurs de Jérôme. Pour lui rendre hommage, ses proches ont organisé samedi 21 mai un rassemblement à Trivy, dans la ferme familiale au cœur de la campagne bourguignonne. Des bâches ont été tendues sur la grange : « Indignation » ; « N’oubliez pas » ; « Justice et vérité pour Jérôme Laronze ». À l’ombre des vieilles pierres, quatre-vingt proches et soutiens sont venus témoigner leur appui à la famille du défunt paysan.
Les faits ont eu lieu au printemps 2017. Assailli par des contrôles administratifs accompagnés par des gendarmes, le 11 mai 2017 Jérôme Laronze a fui la ferme où il élevait seul 120 vaches. Son troupeau devait être saisi, et ordre avait été donné de l’interner en soins psychiatriques. Pendant neuf jours, il a échappé aux militaires qui le présentaient comme un individu dangereux. Il a été tué de trois balles, reçues de côté et de dos, au volant de sa voiture le 20 mai 2017. Depuis, les contrôles dont il a fait l’objet ont été jugés irréguliers et annulés par le tribunal administratif de Dijon.
Lire aussi : Un gendarme a tué un paysan, la justice traîne les pieds
Marie-Pierre, l’aînée de la fratrie Laronze, souhaite rectifier le climat du récit du décès de son frère. Passer de celui de la « mort d’un paysan picaresque et perdu » à celle d’une « violence policière en milieu rural ». Un changement de perspective nécessaire, car dans la région, le drame fait débat.

Premier agriculteur du village installé en bio en 2014, Jérôme Laronze tenait un discours dénonçant les conditions de vie précaires des paysans et leurs difficultés administratives. « Il a prêché dans le désert, c’est un territoire où les traditions sont ancrées. Un bastion de la FNSEA [1], décrit Marie-Pierre. Quand les contrôles sont survenus, il n’avait comme soutien que les gens de la Conf’ paysanne [2], pas les proches voisins. »
« J’ai vu le matraquage de la presse locale disant que c’était un criminel, raconte Isabelle, assistante sociale habitant dans les environs. Même la population paysanne proche est toujours très divisée. Comme l’instruction n’avance pas, les gens ne savent pas quoi penser. »
« On vit avec cette épée de Damoclès d’un non-lieu »
Comme le documente Reporterre depuis cinq ans, l’instruction qui entoure le décès de l’éleveur traîne des pieds. Le récit des événements par les gendarmes, dont l’un assure avoir été en état de légitime défense, démontre des incohérences. Toutes les douilles des balles qui ont tué Jérôme Laronze n’ont pas été retrouvées. L’angle des tirs ne correspond pas aux témoignages des militaires. L’agriculteur n’a reçu aucun soin contrairement aux procédures en vigueur.
Le visage fermé, Marie-Jo, la mère de Jérôme Laronze, acquiesce avec gravité quand Marie-Pierre rappelle les circonstances du drame : « On l’a laissé agoniser pendant 25 minutes dans sa voiture. Personne ne lui a fait un garrot. Il y a des gestes de base qui n’ont pas été effectués, comme dégager ses voies respiratoires. »

Malgré l’usage de la force létale contre un citoyen, l’instruction patine. « La justice est aveugle, elle est également sourde. Elle ne veut pas entendre les éléments de ce dossier, car cette vérité va malmener les forces de l’ordre, assène Marie-Pierre. On ne peut pas faire notre deuil tant que les éléments ne sont pas recherchés pour comprendre ce qu’il s’est passé. »
La famille redoute que ces années d’enquête aboutissent à un non-lieu. « On vit toujours avec cette épée de Damoclès, observe Marie-Noëlle. On a repris espoir quand le tribunal administratif a déclaré les contrôles de Jérôme irréguliers. Ça nous a mis beaucoup de baume au cœur, mais maintenant la justice pénale doit être faite aussi. »
Les violences policières tuent aussi les paysans
Sous les barnums installés dans le corps de ferme des Laronze, les discussions vont bon train. Patrick Bougeard, ancien président de l’association nationale Solidarité paysans, dit qu’il « n’aurai[t] jamais pu concevoir qu’un contrôle administratif se conclue par la mort d’un paysan ». Pour cet agriculteur retraité à la barbe fournie, ce drame est « emblématique de ce que peut produire le complexe agro-industriel. Lorsque l’expression populaire émerge et prend position contre les politiques libérales, celles-ci répriment avant de discuter ».
Et de prendre en exemple la cellule Déméter, qui avait vocation à criminaliser les critiques à l’égard du modèle agricole dominant : « Elle est significative de la faculté du modèle agro-industriel à organiser la répression, et jusqu’où on peut aller pour faire taire les mauvais clients. »
Lire aussi : Jérôme Laronze, paysan mort pour avoir dit non à l’agriculture industrielle
Soutien de la première heure et membre de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), Françoise Bouchet souligne les particularités de ce drame : « On a l’habitude des violences policières urbaines, mais que ça atteigne le monde rural traduit une situation extrêmement dégradée des relations entre les forces de police et un paysan. » Avant de nuancer : « Ça reste exceptionnel. C’est le seul exemple d’un agriculteur tué par un gendarme. » Son mari Michel Bouchet, lui aussi membre de la LDH, précise : « Ce qu’on a constaté et qui se produit souvent, c’est une grande violence administrative pouvant aboutir à des suicides. »
Rencontré lors d’une marche contre les violences policières à Lyon, Naguib Allam, de l’Association des victimes de crimes sécuritaires, est venu apporter son soutien aux Laronze. Lui-même connaît la douleur que la famille traverse. Son frère a été tué en 1982, par un tir au jugé d’un homme affirmant vouloir faire fuir les jeunes qui rôdaient autour de sa BMW. Longtemps, le tireur a été présenté comme la victime brisée par un geste d’autodéfense, avant que la justice ne rétablisse les rôles. « Le temps n’efface pas la douleur. Il a fallu lutter pendant quatre années pour obtenir justice. On a pu obtenir un procès en cour d’assises et une condamnation, se remémore Naguib, avant d’insister : Le tout, c’est d’obtenir justice. »

Le soleil de fin d’après-midi commence à baigner la ferme des Laronze. Marie-Noëlle prend le temps de souffler. Les derniers jours ont été rudes pour la famille. L’organisation de l’hommage s’est additionnée aux charges du quotidien : le poids du combat judiciaire, son emploi de salariée dans une coopérative agricole, sa vie de famille et surtout son travail à la ferme, où elle gère l’administratif et la comptabilité.
Car depuis quatre ans, Marie-Noëlle a pris la relève de son frère. Avec son conjoint, elle a fondé une EARL [3] pour élever des vaches limousines. Du petit veau jusqu’au taureau reproducteur, elle en compte 135 dans ses prés. Toujours en bio. « Repasser en conventionnel, ce serait le tuer une deuxième fois », dit-elle. Pour contourner les pratiques de l’abattage industriel, elle collabore avec l’abattoir mobile Bœuf éthique. « On n’est pas encore sur un équilibre financier terrible, mais on a beaucoup développé la vente directe : les trois quarts de notre production partent en circuit court », décrit-elle. Un hommage quotidien au combat politique et agricole de Jérôme Laronze.