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EnquêtePédagogie Éducation

Pendant le confinement, l’école en ligne n’est pas la panacée

Dépassées par le nombre de connexions, les plates-formes internet de l’Éducation nationale saturent. Pour assurer la continuité pédagogique malgré la pandémie de Covid-19, les professeurs oscillent entre les outils des Gafam, qui siphonnent les données, et les logiciels libres, qui risquent eux aussi de craquer sous les sollicitations.

« J’ai fait une classe virtuelle hier. Faire cours sans voir les élèves, sans capter la dynamique de la classe… Est-ce qu’untel comprend ? A pris les bonnes notes au bon moment ? Toutes ces petites interactions qui font le quotidien du métier… Quand on n’a pas les réactions, nous ne sommes pas en mesure de faire ce travail de précision », dit Valérie, professeure de SVT en région parisienne. Comme elle, 880.000 enseignants sont contraints par la pandémie de Covid-19 de faire cours depuis chez eux à douze millions d’élèves. Un enseignement en confinement, rendu plus précaire encore par les faiblesses des espaces numériques de travail (ENT) de l’Éducation nationale, qui ploient sous le poids des connexions.

Les exemples sont légion. Pour Antoine-Reza, élève de 3e à Caen, impossible de se connecter à la plate-forme Pronote pour visionner une vidéo et répondre à son évaluation d’espagnol. En Bretagne, Gwenaëlle, professeure de français, peine à y réunir ses élèves. « Les infrastructures numériques sont en rideau à peu près partout. Dans l’académie de Créteil, de Versailles, à Amiens, à Paris… énumère Jules Siran, cosecrétaire fédéral du syndicat Sud-Éducation. Il y a un manque de préparation évident. » Pourtant, le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, avait promis lors de sa visite du Centre national d’enseignement à distance (Cned) le 12 mars dernier que la plate-forme serait capable de recevoir sept millions de connexions afin de permettre la « continuité pédagogique à distance ». Cette semaine, les témoignages d’enseignants et d’élèves sur les malfonctionnements des plates-formes académiques se sont multipliés, contredisant la parole ministérielle. « Il y a des trous dans la raquette », a finalement reconnu le ministre mercredi 18 mars sur France Info.

À qui la faute ? « Il y a un problème de matériel et de capacité des serveurs à répondre à la demande », dit Armel, professeur et gestionnaire du réseau informatique de son lycée dans le Morbihan. Quant aux directives concernant l’enseignement à distance, elles sont à géométrie variable selon les établissements. « Une partie des difficultés vient du fait qu’il n’y a pas de consignes claires pour les enseignants, et qu’on n’est pas formés institutionnellement », dit Valérie. « Nous avons eu des directives précises sur les procédures à suivre pour Pronote : quelle taille et quel format de fichier utiliser, par exemple », répond pour sa part Gwenaëlle.

« Aujourd’hui, il y a un accord très important entre Microsoft et l’Éducation nationale » 

Au manque de clarté sur les directives vient s’ajouter la fracture numérique que subissent certains étudiants. « L’enseignement à distance va discriminer des élèves. Un village de campagne breton n’aura pas le même débit internet qu’une grande ville. On a dû enquêter pour savoir de quels équipements disposent les élèves, et tenter de fournir une tablette à ceux qui n’avaient rien », confie un professeur du Finistère. Le problème frappe également les fratries nombreuses : « S’il y a plusieurs enfants, tous ont besoin d’un ordinateur. Ce n’est déjà pas donné à tout le monde d’avoir un ordinateur chez soi. Et si un des parents est en télétravail, c’est la galère », souligne Gwenaëlle. Le phénomène ne toucherait que 5 % des élèves, selon Jean-Michel Blanquer. « Ces 5 % , le ministre oublie d’indiquer que cela représente 650.000 élèves », dit Jules Siran.

Message de saturation sur l’espace numérique de travail de l’Éducation nationale en Île-de-France le 17 mars 2020.

Certains enseignants craignent que cet enseignement à distance soit un avant-goût de l’avenir du métier. « Actuellement, l’Éducation nationale est persuadée qu’elle va faire des économies en travaillant à distance, ce qui est une absurdité totale, dit Valérie. Cette crise va montrer les limites de la classe à distance. Quand on va faire le bilan, on va se rendre compte que les élèves en difficultés le sont encore plus. Si ça se généralise, ce serait un choix élitiste, qui laisse sur le bord du chemin bon nombre de nos élèves. »

En arrière-plan de cette crise se joue une autre bataille. L’enjeu ? Les données des élèves, et l’indépendance numérique de l’Éducation nationale. Pour assurer coûte que coûte leurs cours en dépit de l’instabilité des plates-formes académiques, les professeurs adoptent les outils a priori gratuits des géants du numérique. Pour les uns, la solution vient de Google, de sa plate-forme pédagogique Google Éducation, et de son Drive, qui permet de stocker les cours. D’autres assurent l’enseignement via Discord, un logiciel de communication par oral et écrit, ou tout inventaire d’outils similaires. « La pression institutionnelle a été telle sur les profs que tout le monde s’est senti obligé de faire très vite quelque chose », explique Valérie.

Profitant de la crise, des entreprises proposent des solutions clés en main à l’Éducation nationale pour résoudre le problème des cours à distance. Mais ces solutions ont un prix : celui des données des élèves et des professeurs. « Les conditions générales d’utilisations de Discord sont hallucinantes : elles permettent de récupérer toutes les données, et donc les cours dispensés, prévient un enseignant. C’est pareil concernant Google Éducation : c’est propre, joli, efficace, mais ils peuvent utiliser tous les documents mis en ligne. Il ne faut pas se leurrer : ces entreprises ont un but lucratif. »

Le site du Cned injoignable le 16 mars 2020.

L’attrait des entreprises de logiciels privés pour le système éducatif n’est pas récent. Dans un rapport très critique publié en juillet 2019, la Cour des comptes mettait déjà en garde contre la « place prédominante de logiciels privés » au sein de l’Éducation nationale. « Les éditeurs de logiciels, attentifs aux potentialités des marchés éducatifs et à la formation précoce de futurs utilisateurs, déploient des offres spéciales pour équiper les écoles et les établissements à des conditions commerciales ou partenariales très avantageuses, avertissait la Cour des comptes. L’exemple le plus emblématique sont les services Google qui permettent aisément d’échanger et partager des fichiers, mener des conversations à plusieurs, planifier un temps de travail, etc. »

Pour les syndicats, le loup est déjà dans la bergerie. « Cette collusion existe déjà depuis plusieurs dizaines d’années. Aujourd’hui, il y a un accord très important entre Microsoft et l’Éducation nationale », dit Jules Siran. Ce partenariat public/privé fait effectivement polémique. Si le géant du numérique met gratuitement à la disposition des établissements scolaires ses logiciels et forme les enseignants, ses contradicteurs dénoncent le caractère intéressé de l’initiative. « Difficile de changer de logiciel une fois qu’il est intégré à l’enseignement, et ça va forcément influencer les élèves, qui auront du mal à se tourner vers d’autres solutions, plus libres », dit un professeur.

« Ce n’est pas à nous de pallier les carences du ministère » 

Pour ne pas céder aux sirènes des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), de nombreux professeurs leur préfèrent les logiciels libres issus de l’association Framasoft. « C’est un univers d’outils gratuits très intéressants pour les enseignants, s’enthousiasme Armel. Pour mes cours à distance, j’utilise Framapad, un éditeur de texte collectif pour les travaux en commun, et Framatalk, leur service de conversation vidéo. »

Mais Framasoft n’a pas la force de frappe des multinationales du logiciel. L’équipe, composée de trente-cinq membres et de seulement neuf salariés, est à la peine depuis que le Covid-19 a frappé l’Europe. « Ces dernières semaines, nos serveurs se sont fait prendre d’assaut par des vagues d’utilisateurs espagnols et italiens », raconte Pouhiou, l’un de ses membres. Depuis samedi 14 mars, toute l’équipe est sur le pont pour maintenir les services face à l’explosion du nombre d’utilisateurs provoqué par le confinement. « On a dû arrêter tous nos projets parallèles, et louer de gros serveurs pour avoir plus de puissance. On travaille à mieux configurer Framatalk et Framapad, qui sont massivement utilisés », dit Pouhiou.

Problème technique pour accéder à l’espace numérique de travail de l’Éduc de Normandie le 17 mars 2020.

L’usage par le corps enseignant est tel que Framasoft en vient aujourd’hui à devoir lui demander de ne plus utiliser leurs logiciels. « C’est un crève-cœur de demander ça. Malgré le lien très fort que nous avons avec les enseignants, nous avons aussi une longue histoire de désaccord avec le ministère, notamment sur Microsoft, dit Pouhiou. On sait qu’il y a des talents dans l’Éducation nationale, mais il n’y a pas de volonté et de vision politiques pour équiper de manière sereine le personnel et leurs élèves avec des logiciels libres. Ce n’est pas à nous de pallier les carences du ministère. »

Cependant, d’autres solutions éclosent au sein de la communauté du libre pour soulager la charge de connexion soutenue par Framasoft. Le collectif Chatons (Collectif des hébergeurs alternatifs, transparents, ouverts, neutres et solidaires) est venu à leur rescousse pour recenser les instances gratuites de l’outil de vidéoconférence Jitsi et offrir un second souffle à l’association. De son côté, un collectif d’enseignants et de citoyens a lancé mercredi 18 mars un appel à soutenir la continuité pédagogique en mobilisant les volontaires dotés de compétences numériques à former les professeurs aux outils en ligne. « On veut aider les profs à se saisir du numérique, explique l’un de ses membres, parce que la priorité en temps de crise, c’est de pouvoir assurer le futur des enfants. En 2015, pendant les attentats, faire travailler les enfants leur permettait de garder les pieds sur terre. En classe, ça a permis de désamorcer beaucoup de questions, sur le deuil national, et sur comment continuer à vivre. Le rôle des enseignants dans ce type de crise, est un rôle d’accompagnement de la jeune génération. »

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