Poulailler industriel géant... et « bio » : dans les Vosges, ça ne passe pas

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Animaux AgricultureEn France, la filière œuf s’est engagée à bannir les élevages de poules en cage d’ici 2025. Dans le même temps, la réglementation européenne n’impose aucune limite de taille pour les élevages de pondeuses bio. Conséquence : les poulaillers de 12.000 voire 24.000 poules bio fleurissent, comme dans les Vosges.
- Arrentès-de-Corcieux et Ubexy (Vosges), reportage
« Mes clients vont s’enfuir ! Vous imaginez, l’été, 12.000 poules face à la terrasse… Le bruit, l’odeur… » Derrière son comptoir, Céline Grémillet, la gérante de La Cuisine des Arrentès, l’assure : « Tout se passait très bien dans le village jusqu’à présent. Je n’avais encore jamais vu le moindre conflit. » Son restaurant porte le label Bistrot de pays, dont le but est de sauvegarder le dernier commerce des petits villages. « Des gens viennent de partout ici. Pas seulement pour se restaurer : pour se rencontrer. Si l’on devait fermer, il n’y aurait plus rien. » Au cœur du massif des Vosges, la commune des Arrentès-de-Corcieux compte 180 habitants, un restaurant et 23 hameaux. Celui où nous nous trouvons n’a jamais aussi bien porté son nom : La Querelle.

Tout a commencé en mai 2019 lorsque Pascal et Anne-Lise Roman [*], un couple de quinquagénaires, a déposé une demande de permis de construire pour un bâtiment de 135 mètres de long, sur quatorze mètres de hauteur et cinq de largeur, censé accueillir un élevage biologique de 12.000 poules pondeuses d’ici septembre 2021. Le mari, agriculteur, natif du village, anticipe le jour où il prendra sa retraite et devra revendre son exploitation de vaches laitières : « Un jeune qui voudrait la reprendre ne pourrait pas, en l’état, en tirer de salaire. Le poulailler va ajouter une plus-value. » Sa femme, enseignante dans un lycée professionnel, espère en finir avec les 80 kilomètres qu’elle doit parcourir chaque jour pour se rendre au travail. L’activité devrait générer un unique poste de salarié. Le sien.
« Les vaches, dans les Vosges, c’est habituel, culturel même. Les poules, non. »
« Le projet ne me dérangerait pas s’il n’était pas juste en face de chez moi, nous dit depuis son jardin Christophe Labourel, 32 ans, ambulancier. On a fini de faire bâtir notre maison il y a deux ans. On s’est installés ici pour le cadre de vie. Avec ma femme, on est endettés pour les 23 années à venir. Avec le poulailler, elle ne vaudra sans doute plus rien. » Les 4,8 hectares du parcours initial des poules devaient arriver à vingt mètres de la balançoire de sa fille. Mais, sous la pression d’une association contre le poulailler, qui rassemble une quarantaine de membres (dont Christophe et sa femme), les Roman ont repoussé leur projet à 300 mètres des premières habitations.

« Dans la nouvelle version du projet, les poules risquent de rester concentrées autour du bâtiment, car les trois quarts du parcours extérieur sont beaucoup moins accessibles pour elles. Mais ils s’en foutent du bien-être animal », reproche Pascal Roman à ses opposants. « Nos détracteurs ne connaissent rien du monde agricole, ajoute Anne-Lise Roman. Ce sont des néoruraux qui pensent avant tout à leur bien immobilier, à leur confort, à la vue depuis leur fenêtre. Les déjections de 12.000 poules correspondent à celles de 25 vaches. Sauf que les vaches, dans les Vosges, c’est habituel, culturel même. Les poules, non. »

Natif du village, fils des précédents propriétaires de La Cuisine des Arrentès, Christophe ne comprend pas qui sont les « néoruraux » dont parle la future avicultrice. « Quant au bien-être animal, avec 12.000 poules, il n’y en a tout simplement pas… » Au début de l’été dernier, la querelle s’envenima lorsqu’une réunion publique, organisée par les Roman dans le village voisin, faillit en finir aux mains. Le lendemain, L’Œuf de nos villages, le « leader de l’œuf en France », qui produit chaque année près de deux milliards d’œufs, a découvert que sa marque était citée dans la presse locale. « Il y avait bien eu un échange, six mois auparavant, entre le producteur et l’un de nos centres de conditionnement, mais c’était resté informel, dit Jean-Christophe Rodallec, responsable qualité pour ce groupement de producteurs indépendants. Si le bâtiment se monte, on pourrait éventuellement accompagner ce projet. Mais il doit encore murir. »

Au cours de la fameuse réunion, lors d’une scène mémorable filmée (au téléphone portable) par le correspondant de la presse locale, Michel Fetet, le maire des Arrentès-de-Corcieux, avait explosé face au représentant de la direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations (DDCSPP) qui validait la faisabilité du projet. « Ce monsieur dit que la mairie n’a rien à dire, elle doit se taire, elle n’a qu’à signer le papier derrière… C’est un représentant de l’État, et il dit ça ! Eh bien moi, je vous dis non ! Je vous dis que je ne signerai pas ça ! » lança cet ouvrier du textile à la retraite. Le permis de construire fut refusé dans la foulée.

Huit mois plus tard, dans la salle du conseil municipal des Arrentès-de-Corcieux… « Mon sentiment, c’est qu’on approche du consensus », dit le même Michel Fetet, à la fin de la présentation de la nouvelle version du projet par Pascal Roman. Revu, éloigné des habitations, les 12.000 poules ne devraient plus provoquer de nuisances sonores, olfactives et visuelles. Au milieu des dix autres conseillers municipaux, le maire — qui n’est pas candidat à sa succession, mais sera bien présent sur l’unique liste électorale du village — laisse entendre que si les Roman redéposaient un permis de construire, il pourrait le valider à condition qu’ils respectent le règlement national d’urbanisme. Mais l’association restera fermement opposée au poulailler.
« Le bio, ça monte à 70.000 poules pondeuses ! Parfois, plus de 100.000 comme en Italie ! »
Gérard Lefebvre, son président, est également le premier adjoint au maire. Cet ouvrier du textile réprouve la nature même du projet : « 12.000 poules, c’est de l’industriel ! Certes, d’un point de vue réglementaire, c’est du bio. Mais, on appelle bio ce qu’on veut… » « Va voir un peu dans les pays étrangers comment ça marche… lui rétorque Pascal Roman. Le bio, ça monte à 70.000 poules pondeuses ! Parfois, plus de 100.000 comme en Italie ! On mange beaucoup mieux en bio en France qu’ailleurs. » Le débat sera bref ce soir. La querelle n’a que trop duré. Mais elle donne un bel aperçu de la façon dont se répercutent les décisions prises à la Commission européenne dans une mairie des Vosges profondes, encore éclairée un vendredi soir à 21 heures passées.
Voté en mai 2018 pour entrer en vigueur au 1er janvier 2021, le futur règlement européen prévoit que « le bâtiment [puisse] être subdivisé en compartiments séparés » de 3.000 poules [1]. Mais il ne limite pas le nombre de compartiments par bâtiments ni le nombre de bâtiments par site avicole… Voilà pourquoi, en France, le Comité national pour la promotion de l’œuf (CNPO), qui regroupe l’interprofession, recommande aux éleveurs de ne pas dépasser 24.000 poules pondeuses bio, divisées en deux bâtiments de 12.000, bâtiments eux-mêmes divisés en quatre compartiments de 3.000. Et pour inciter davantage les producteurs à ne pas dépasser cette limite, le CNPO a lancé la démarche Œufs de France, un « logo connu des Français et facilement identifiable » qui « garantit la traçabilité totale de la poule à l’œuf ».
Sur les 45 millions de poules pondeuses que compte la France, 5 millions, soit 14 %, provenaient d’un élevage bio en 2018 et 42 % d’un élevage « hors cage », dit aussi alternatif (Label rouge, plein air, sol, bio) contre 19 % en 2008. L’interprofession entend franchir la barre des 50 % d’ici 2021. Si la plupart des enseignes de grande distribution, des producteurs d’œufs, des chaînes de restauration se sont engagés, sous la pression des consommateurs et des associations, à bannir les œufs issus d’élevages de poules en cage d’ici 2025, la fin programmée de cette technique, qui consiste à enfermer jusqu’à 18 volatiles au mètre carré, a une contrepartie : l’apparition d’élevages biologiques… intensifs.
« C’est juste le chiffre qui choque »
« Alors que la taille moyenne par élevage était de 5.400 pondeuses en 2015, la taille moyenne des nouveaux élevages dépasse les 8.600 pondeuses [en 2018] », relève le réseau des agriculteurs bio de Bretagne. La Lorraine compte au moins six élevages biologiques comptant plus de 9.000 poules pondeuses et tous sont apparus à partir de 2018, d’après les estimations communiquées par le Groupement des agriculteurs biologiques (GAB) des Vosges.
« La méconnaissance des agriculteurs vis-à-vis de la production avicole explique pourquoi il y avait peu de gros élevages de poules dans les Vosges. Jusque-là, il y en avait une dizaine de 1.000 à 1.500 poules et les plus importants — 5.000 à 6.000 poules — se comptaient sur les doigts d’une main », explique Mickaël Moulin, vice-président de la chambre d’agriculture des Vosges. Il y a six mois, cet éleveur bovin s’est lancé, avec un associé, dans un élevage Label rouge de 3.000 poules pondeuses pour tirer un revenu complémentaire « et compenser les prix du lait et de la viande, qui se cassent la gueule ».
« Qu’il y ait 1.000, 10.000 ou même 100.000 poules dans un élevage, à partir du moment où elles sont en plein air, c’est exactement la même chose en matière d’hygiène et de bien-être animal, poursuit Mickaël Moulin. C’est juste le chiffre qui choque. Je n’ai jamais été autant contrôlé en six mois pour mes poules que depuis quinze ans pour mes vaches. Aujourd’hui, vous rentrez dans un élevage bovin comme vous voulez. Mais je vous défie d’entrer dans un élevage de poules alternatif. »
Défi relevé ! Après un temps d’hésitation, Cédric Barbe et Pascal Venet, 38 et 50 ans, nous ouvrent les portes de leur élevage de 24.000 poules. « On n’a rien à cacher. Regardez comme nos poules sont bien. Elles sont dynamiques, en pleine forme », lance fièrement Cédric, en nous emmenant au beau milieu de 3.000 Lohmann dans l’un des huit compartiments du site. On se trouve à Ubexy, à une heure de route des Arrentès-de-Corcieux, dans le plus gros poulailler bio des Vosges, et même de Lorraine. « Et pourtant, vous voyez, nos poules ne sont pas serrées. Il y a des espaces vides. Elles n’ont pas plus de six mètres à parcourir pour accéder au parcours extérieur. Elles y vont quand elles veulent en journée, les trappes sont toujours ouvertes », poursuit l’aviculteur, qui a investi, avec son associé, 1,3 million d’euros dans l’affaire, qu’il compte amortir en douze ans.

Les deux énormes bâtiments de 2.000 m², entourés de dix hectares de parcours extérieur, se trouvent en plein champ. La maison la plus proche est située à 900 mètres des bâtiments. « Et c’est la mienne ! s’exclame Cédric. Honnêtement, vous trouvez que ça pue ? » Certes, nous aurons l’impression, au retour, de transporter une basse-cour dans notre voiture. Sur le moment, cependant, loin d’être agressive, l’odeur de volaille flotte doucereusement à nos narines. « C’est parce que les fientes sont ramassées trois fois par jour, explique notre guide. Elles n’ont pas le temps d’émettre de l’ammoniac. Et les couloirs de six mètres de large permettent une ventilation naturelle statique. » Autant dire que l’arrivée des premières poules, en novembre dernier, n’a posé aucun problème de nuisance aux habitants de la commune.
« Pour un poulailler bio, le principal problème c’est surtout l’absence totale de lien au sol »
En revanche, pour le GAB des Vosges, ce projet nuit énormément à « l’esprit bio ». « La réglementation bio a beau être respectée, elle n’empêche pas les dérives de l’industrialisation de l’œuf bio », se désole Éric Boon, son président, qui nous reçoit dans sa ferme, juste à côté de son élevage de vaches vosgiennes. Le GAB pointe la concentration animale qui augmente les risques sanitaires et la propagation de microbes à l’ensemble de l’élevage, les compartiments n’étant séparés que par un simple grillage.

L’organisme professionnel agricole à vocation syndicale regrette également que les poules aient, en guise de parcours extérieur, un long couloir d’herbe de 350 mètres, même pas arboré, plutôt qu’une prairie également répartie autour du bâtiment. Cela incite les gallinacées à rester à l’intérieur du bâtiment ou, tout au plus, à se masser près du bâtiment. Les 24.000 poules sont-elles vraiment élevées en plein air ? « Pour l’instant, on n’a encore jamais vu nos poules aller jusqu’au bout des parcours, reconnaît Cédric. Mais on les a eues en plein hiver, elles se sont peut-être habituées à rester à l’intérieur. »
« Pour un poulailler bio, le principal problème est surtout l’absence totale de lien au sol, dit Éric Boon. Théoriquement, tout ce qui est produit à la ferme doit être revalorisé à la ferme. » Or, les graines des poules proviennent d’une coopérative située à une vingtaine de kilomètres. Elles sont amenées en camion au poulailler. Les déjections des poules repartent aussi en camion. Le Gaec voisin — groupement agricole d’exploitation en commun — appartient au frère de Cédric, mais sa production n’est pas certifiée en agriculture biologique [2]. Cédric aurait-il différencié les entités juridiques des deux structures pour contourner le cahier des charges bio et éviter ainsi de convertir une partie de ses terres céréalières, comme lui reproche le GAB ?
« En grandes surfaces, sans doute. En région parisienne, peut-être »
« Pas du tout ! se défend-il. Le Gaec n’a rien à voir avec le poulailler. Je n’en suis plus membre depuis que j’ai eu un grave accident de tracteur. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai voulu me reconvertir dans l’aviculture. Et quand bien même on voudrait produire l’alimentation de nos poules, on ne le pourrait pas. Car moi, je suis interdit de tracteur à vie. » Pascal, son associé, a été serrurier-métallier durant 27 ans. « Je ne saurais même pas le conduire… » reconnait-il. Cédric repose au sol la poule qu’il tenait sous son bras. « C’est dingue le lien qu’on peut développer avec elles, dit-il en affichant un grand sourire. On ne savait pas qu’on s’y attacherait autant. »

Il est temps de repartir. On sent les poules contrariées par notre présence. Un simple mouvement et slash ! cinquante, cent poules, peut-être davantage, s’envolent soudainement et simultanément ! Cédric et Pascal paraissent bien seuls au milieu de cet océan de plumes cerné de technologies — pour régler la température à 15 °C été comme hiver, pour mesurer en temps réel la consommation d’eau et de graines des poules, pour collecter automatiquement les œufs, pour les mettre en alvéoles, etc. Leur production est ensuite envoyée à Esternay, dans la Marne, où se trouve le siège-usine du groupe CDPO (Conditionnement, distribution et production d’œufs). Là sont conditionnés 800 millions d’œufs par an, puis commercialisés. Où ? « On ne sait pas nous-mêmes, admet Cédric. En grandes surfaces, sans doute. En région parisienne, peut-être. »

Pour Bernard Lappie, le technico-commercial de CDPO qui accompagne Cédric et Pascal dans leur installation, ce modèle est un progrès. « Il y a encore vingt ans, dit-il au téléphone, une centaine d’agriculteurs détenaient le marché de l’œuf en France. Avant, sur un seul site avicole de 500.000 poules en cage, avec des bâtiments de 80.000 ou 90.000 poules, vous aviez deux salariés. Aujourd’hui, à la place, vous avez une vingtaine d’élevages de 24.000 poules bio de deux salariés chacun. »
La Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab) a calculé, pour sa part, que 24.000 poules pondeuses bio pouvaient aussi bien être réparties dans quatre fermes de 3.000 à 12.000 poules, alimentées à 40 % par des terres céréalières de 16 à 64 hectares, en mélangeant la commercialisation en circuit long et circuit court. Ce système permettrait de faire vivre cinq personnes et garantirait des élevages à taille humaine. Cédric, notre aviculteur vosgien, n’y croit pas : « Si vous voulez nourrir un pays avec du bio, le bio doit forcément passer à une échelle industrielle. »