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EntretienÉconomie

« Pour les économistes orthodoxes, il n’y a pas de spécificité de la nature »

Des économistes néolibéraux accusent leurs collègues hétérodoxes de « négationnisme économique ». Mais c’est le champ général de l’analyse économique qui oublie la dimension écologique de l’activité humaine. Décryptage d’une économie qui oublie l’essentiel.

Antonin Pottier, ancien élève de l’École normale supérieure, est chercheur au Cerna, École des mines de Paris. Ses travaux portent sur les aspects socio-économiques du changement climatique et l’intégration de l’environnement dans la discipline économique.

Antonin Pottier.

Reporterre — La polémique autour de l’ouvrage Le négationnisme économique est une charge violente de l’économie orthodoxe contre les économistes hétérodoxes. Il est question de régulation de marché du travail, d’austérité, de protocoles scientifiques... mais pas un mot sur les questions environnementales. N’y a-t-il pas un aveuglement généralisé des économistes sur l’écologie ?

Antonin Pottier — On ne peut pas dire que les orthodoxes ignorent les questions environnementales : un sous-champ de l’économie orthodoxe, l’économie de l’environnement, est dédié à ces problèmes. Mais les problèmes écologiques restent effectivement perçus comme des effets périphériques, à la marge : c’est là le sens inconscient du terme d’ « externalité » qui sert à appréhender ces problèmes. Par exemple, pour le changement climatique, un réchauffement de 2 °C ne produirait que 1 % de produit intérieur brut (PIB) en moins, ce qui est tout à fait gérable à l’horizon 2100.

Dans mon ouvrage Comment les économistes réchauffent la planète, je défends l’idée que le courant orthodoxe a ralenti la perception des problèmes environnementaux ainsi que l’avènement de solutions. Pour des raisons d’efficacité économique, il a par exemple prôné le recours au marché. Mais cette idée grandiose de créer un marché mondial du carbone, qui inclurait toutes les activités, toutes les industries et toutes les personnes émettant des gaz à effet de serre (GES), n’a pas été la solution espérée.


Pourquoi le marché du carbone a-t-il été un échec ?

Le protocole de Kyoto, signé en 1997, donnait aux pays industrialisés des objectifs quantifiés de réduction des émissions de GES. Pour que ce processus soit efficace du point de vue économique, il fallait faire en sorte que les émissions soient évitées là où c’est le moins cher. D’où l’idée de marché mondial d’échange de quotas d’émissions, qui permet de faire cela.

Mais les États n’ont quasiment pas fait usage de ces possibilités d’échange : le Canada, dont le niveau d’émission explosait, aurait très bien pu acheter des quotas à la Russie qui avait un excédent, mais il a préféré sortir du mécanisme. Le protocole n’a jamais inclus les pays en développement puis émergents : en réalité, la mise en place d’un marché mondial du carbone demande d’abord un accord sur les quotas auxquels chaque pays a droit, l’échange n’intervient que dans un second temps. Cet accord sur la répartition initiale des quotas est impossible à trouver et c’est là-dessus qu’a achoppé la conférence de Copenhague (2009). La conférence de Cancun a initié un nouveau processus qui a conduit à l’Accord de Paris, il renverse la logique parce que désormais, chaque État présente sa propre feuille de route avec ses objectifs, sans qu’il y ait répartition par le haut des réductions d’émissions. L’inconvénient est que les efforts nationaux ne sont pas suffisants pour tenir les objectifs mondiaux (les 2 °C), mais on peut espérer qu’au moins les promesses seront tenues.


Pourquoi l’économie orthodoxe a-t-elle tant de mal à intégrer ces problèmes environnementaux ?

Il y a beaucoup de courants dans l’économie orthodoxe, mais on peut quand même distinguer des principes communs qui peuvent expliquer cette difficulté.
La première raison c’est de considérer que l’économie est une sphère de réalité propre. Tels qu’ils sont modélisés, les gens ne recherchent pas des biens spécifiques — espaces verts, rivière non polluée, etc. —, ils recherchent un concept abstrait général de valeur, mesurée en termes monétaires. À partir de là, on peut compenser des pertes d’écosystèmes par plus d’ordinateurs, plus de confort matériel : il n’y a pas de spécificité de la nature dans l’économie « mainstream ».

Dans la logique de l’économie orthodoxe, la nature serait substituable par des produits matériels

La deuxième raison, c’est l’importance des marchés. L’économie « mainstream » peut prendre en compte une limite sur les ressources, comme le pétrole par exemple. Mais cette rareté future est prévue par les agents économiques et gérée par le marché grâce à des hausses de prix. Le marché est censé envoyer les « bons » signaux pour que soient produites (comment ? par qui ?) les techniques qui remplaceront les moteurs à combustion, les textiles synthétiques, etc. le jour où il n’y aura plus de pétrole.


Qu’en est-il des hétérodoxes ?

Les hétérodoxes sont encore plus divers que les orthodoxes ! L’économie écologique de Georgescu-Roegen, un des précurseurs de la décroissance, ou René Passet, la socioéconomie d’Olivier Godard, etc. s’intéressent aux questions écologiques. Mais il est vrai que les gros bataillons des hétérodoxes, c’est-à-dire les économistes marxistes ou keynésiens, qu’on associe à la gauche du champ politique, n’ont pendant longtemps pas pris en compte les questions écologiques. Leurs recherches portaient sur la relance de l’activité, le bouclage macroéconomique, la croissance, la distribution du revenu… et rarement sur les ressources ou la pollution. Aujourd’hui les choses changent. Par exemple, Michel Aglietta, un des fondateurs de l’école de la régulation, s’intéresse beaucoup à la question d’un nouveau mode de régulation du capitalisme qui tienne compte des contraintes écologiques.


Comment expliquer que ces questions aient mis si longtemps à émerger ?

Il y a eu une première poussée des thématiques écologiques dans la décennie 1960, qui culmine symboliquement avec le rapport du club de Rome de 1972 sur les limites de la croissance. C’est une période d’interrogations très intenses, en particulier sur la croissance et ses finalités. On observe pourtant dans le courant des années 1970, à peu près partout, une reprise en main des contestations, tant écologiques que sociales. C’est l’effritement du compromis fordiste et le passage à une régulation, que l’on peut appeler rapidement, néolibérale.

Les économistes accompagnent peu ou prou ce mouvement, avec un renouvellement complet de leurs méthodes et de leurs centres d’intérêt, surtout en macroéconomie. Si les questions d’environnement subsistent, notamment dans l’économie de l’environnement, c’est sur un mode mineur. La croissance et les marchés doivent, de toute façon, résoudre les problèmes.
Les économistes qui prenaient au sérieux les questions écologiques, comme par exemple Robert Ayres ou Hermann Daly, publiaient au départ dans les revues « mainstream ». Mais, avec le retournement des années 1970, ils ne trouvent plus de répondant et sont marginalisés. C’est donc à l’écart du « mainstream », que se constitue l’économie écologique dans les années 1980. Leur originalité est de ne pas raisonner en valeur, mais en terme de limite physique. Par exemple, en matière de pollution, ils préconisent de ne pas dépasser la quantité maximale de rejets que peut supporter un écosystème. À la différence des économistes orthodoxes, qui compensent les dommages monétaires subis par l’écosystème avec les gains obtenus par une production croissante.

La multiplication des alertes dans les années 2000, notamment climatiques, fait qu’il est aujourd’hui de moins en moins possible d’ignorer ces questions, même si il y a toujours des manières très différentes de les traiter.

L’économiste Nicholas Georgescu-Roegen a lancé la théorie de la décroissance

Mais la voie finalement choisie vers 1975 a été celle de la relance de l’activité économique et du soutien à la consommation matérielle par un nouveau mode de gouvernement, le néolibéralisme. Les économistes sensibles aux questions d’environnement sont peu à peu marginalisés, on discute moins avec eux, on répond moins à leurs arguments. L’économie de l’environnement apparaît, qui considère que la croissance et les marchés va permettre de régler ces problèmes environnementaux. L’économie écologique, née dans les années 1950-1960, n’ayant pas su rester dans le courant dominant, se marginalise.


N’y a-t-il pas un manque de communication de la science économique avec les différents champs qui traitent du problème climatique ?

C’est vrai que d’un point de vue académique, l’économie ne fonctionne pas beaucoup avec les autres sciences. Et c’est un problème : elle se réfugie derrière ses protocoles, ses façons de mesurer et érige ses procédures en vérités, sans considérer que, sur le même phénomène, les sociologues, les historiens, les politologues vont être d’un avis tout autre. Le dialogue avec ces disciplines est compliqué, parce qu’il y a une sorte de suffisance ou d’impérialisme des économistes : beaucoup estiment leur discipline plus scientifique que les autres, parce que leurs techniques, en particulier économétriques, produiraient des faits « indiscutables » comme disent Cahuc et Zylberberg, mais qui ne sont indiscutables que pour les économistes orthodoxes les moins ouverts !

L’interdisciplinarité est particulièrement importante pour le réchauffement climatique, il faut convoquer l’ensemble des sciences naturelles et sociales pour comprendre ce que le climat va faire aux sociétés humaines. Les rapports du Giec font justement appel à une palette de disciplines.

Il existe pourtant un hiatus persistant entre les économistes et les scientifiques de la nature au sujet des dommages du réchauffement. Pour les premiers, les diverses manières d’approcher les dommages que je présente dans mon livre conduisent à une perte de produit intérieur brut (PIB) d’à peine 1 % pour 2 °C, ce qui est une quantité négligeable. Pour les seconds, un réchauffement de 2 °C entraîne des changements climatiques très importants auxquels il sera difficile de faire face. Au-delà, les physiciens, les biologistes et les écologues peinent à se représenter concrètement l’aspect de la Terre : quel sera le rythme des saisons, quels écosystèmes survivront, quelles plantes pourra-t-on cultiver ? Les transformations de la vie vécue et de l’organisation des sociétés seront considérables. Si on se focalise uniquement sur les statistiques économiques, on oublie complètement les aspects concrets, vécus, presque charnels des conséquences du réchauffement.


Par exemple ?

La question des réfugiés ou des déplacés climatiques est cruciale, et elle est très mal prise en compte dans les modèles économiques actuels, comme le soulignait récemment Sir Nicholas Stern. Une étude du début des années 1990 supposait ainsi un coût de mille dollars par réfugié climatique ! Ce genre de chiffrage ne signifie pas grand-chose, c’est pourtant à partir de ces chiffres que les économistes prétendent faire un gigantesque calcul coût/bénéfice pour trouver le réchauffement « optimal », bien au dessus de 2 °C.

Bien souvent, les économistes adoptent une position de surplomb, parce qu’ils peuvent, avec la valorisation monétaire, rendre commensurables les travaux des autres sciences sociales : il suffit de fournir un chiffre de dommages monétaires. Cela leur permet dans le même temps d’écarter des préoccupations qui ne pourraient s’exprimer selon ces canons.


L’enjeu serait donc de réviser la théorie de la valeur en économie pour qu’elle intègre le climat comme un facteur incommensurable ?

Le courant écologiste au sens large porte effectivement l’idée d’une spécificité de la nature, des écosystèmes et de leurs bienfaits, à bien des degrés irremplaçables. Cette intuition forte suscite un vrai débat d’idée : les conclusions sont radicalement différentes si la perte du climat est incommensurable ou si elle peut être compensé par plus de consommation.
Considère-t-on que les « biens naturels » et la consommation sont substituables, ou non ? C’est un véritable choix que font les économistes, le plus souvent sans le dire, tellement il va de soi pour eux.


Que pensez-vous du principe d’évaluation économique des services écosystémiques ?

Il y a une ambivalence. Donner une valeur monétaire aux écosystèmes, c’est montrer qu’ils comptent. Quantifier ce qu’apporte une zone humide, en termes de prévention des inondations, de refuge pour les espèces, d’espace de loisir, c’est prendre conscience de l’intérêt à la conserver. Il faut mieux un chiffre, plutôt que rien, c’est-à-dire zéro. Mais dans le même temps, une fois le chiffre attribué, le risque est de faire entrer ces zones dans une dynamique financière de valorisation : on sera par exemple amener à construire un centre commercial en lieu et place de la zone humide s’il crée plus de valeur. C’est cette ambivalence qui explique les positions très tranchées que l’on peut avoir sur cette question.

Les zones humides ont des effets très positifs. Mais comme les économistes ne savent pas les mesurer, ils n’en tiennent pas compte.


Le problème n’est donc pas le « négationnisme économique », mais plutôt le « négationnisme écologique de l’économie » ?

Je refuse de parler de négationnisme parce que le mot appartient à un contexte historique précis : il ne faut pas le galvauder. En revanche, oui, il y a un oubli — presque parfois par inadvertance — du soubassement écologique des sociétés contemporaines et des économies développées. On représente souvent l’environnement comme ce qui est autour de l’économie, placée au centre, alors qu’en fait c’est un socle sur lequel les sociétés et l’économie se développent.

-  Propos recueillis par Barnabé Binctin et Émilie Massemin


-  Comment les économistes réchauffent la planète, par Antonin Pottier, éditions Seuil, 336 p., 18 €.

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