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EntretienPolitique

« Pour les jeunes, la politique ne passe pas que par le vote »

Bureau de vote.

Bien des jeunes n’iront pas voter aux législatives. « Désenchantés » par les partis, dit le sociologue Laurent Lardeux, ils n’en sont pas moins politisés. Et s’engagent à leur manière : en manifestant, sur internet...

Laurent Lardeux est docteur en sociologie, chargé d’études et de recherche à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep). Il travaille sur la question de l’engagement des jeunes. Il est notamment l’un des auteurs de Jeunesses — D’une crise à l’autre (Presses de Sciences Po, 2022) et de Générations désenchantées ? (La Documentation française, 2021).




Reporterre — 67 % des 18-24 ans ne pensent pas aller voter dimanche prochain. L’abstention des jeunes est-elle une fatalité ?

Laurent Lardeux — Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais une tendance que l’on constate depuis une trentaine d’années. Même s’il faut prendre les sondages d’intention de vote avec des pincettes, il y a fort à parier que dimanche prochain, beaucoup de jeunes n’iront pas voter.

Il y a des raisons structurelles à cela : la difficulté de s’en remettre à des élus envers qui on n’a plus confiance, la mal-inscription, mais aussi un changement de régime de citoyenneté résolument plus inclusif et plus horizontal. La participation à la vie politique ne passe plus seulement par le vote, mais par d’autres modalités d’action, plus directes et plus souples que la participation politique conventionnelle.



Pourtant, ce scrutin législatif offre une variété de candidats et de propositions. Nupes, Renaissance, extrême droite… ce sont des visions différentes de l’avenir.

Ce qui est mis en avant par les médias, ce sont rarement ces visions d’avenir et ces propositions, mais plutôt les luttes d’appareil, les rivalités, les petites phrases. Tout ceci suscite un rejet des nouvelles générations, qui se déclarent souvent moins intéressées par la politique strictement partisane. Pour beaucoup, l’offre politique ne correspond pas à leurs aspirations de justice sociale et écologique. Les partis – notamment ceux qui ont gouverné – sont considérés comme défaillants sur les inégalités, le changement climatique. Voter est vu comme un acte inutile.



Que pourraient faire les organisations politiques pour redonner aux jeunes l’envie d’aller voter ?

Personne n’a pour le moment trouvé la solution ! Ce que l’on observe dans nos différents terrains d’enquête, c’est que les jeunes citoyens ont plus envie d’aller voter quand ils ont la sensation que les candidats portent leurs préoccupations, et que leur action aura un impact direct, mesurable sur leurs vies. Il faudrait sans doute que les partis, mais aussi les médias, prennent davantage en compte les thématiques importantes pour les jeunes, et qu’elles soient débattues. Mais les candidats pensent souvent qu’il est plus « rentable » électoralement pour eux de s’adresser à un électorat plus âgé, qui vote. Si les jeunes ne votent pas ou peu, il leur sera de fait plus délicat de porter à l’agenda politique des thématiques qu’ils souhaiteraient voir à l’ordre du jour.

« Partis et médias doivent plus prendre en compte les thématiques importantes pour les jeunes »

Il reste toujours difficile de savoir quelle est la cause ou la conséquence de cette situation : est-ce que les jeunes votent moins parce qu’ils considèrent que les candidats ne s’adressent pas, peu ou plus à eux, ou est-ce que ces derniers ne tentent plus de les mobiliser par des projets ambitieux parce qu’ils considèrent que c’est une cause perdue en termes de participation et d’adhésion, accentuant de fait l’abstention  ?



Lors des présidentielles, les voix de la jeunesse sont plutôt allées vers Jean-Luc Mélenchon, alors que les plus âgés ont plus voté Emmanuel Macron. Assiste-t-on à une rupture générationnelle ?

Je suis sceptique sur ce terme de « rupture ». Chaque période de l’histoire est scandée de moments qui viennent illustrer les écarts entre les plus jeunes et les plus âgés. Les jeunes ont toujours porté des valeurs progressistes, tandis que leurs aînés sont plus conservateurs. Le remplacement générationnel ne signifie pas nécessairement rupture mais renouvellement.



Qui sont les jeunes qui s’abstiennent ?

L’abstention est un phénomène complexe, il est donc difficile de dresser un portrait-robot. D’ailleurs, la pratique la plus répandue n’est pas l’abstention systématique, mais la participation intermittente : on va voter – ou pas – en fonction des scrutins et des enjeux.

Globalement, les populations désavantagées socialement, moins diplômées, dans des emplois précaires, issues de quartiers populaires sont celles qui votent le moins. Pour autant, la plupart des abstentionnistes ne sont pas nécessairement dépolitisés ni en rupture avec les valeurs démocratiques. Ils s’intéressent à la politique, mais éprouvent un désenchantement vis-à-vis du jeu électoral.



Vous expliquez en effet que les jeunes restent très tournés vers la politique. Quelles formes prend cet engagement ?

Ils et elles sont plus souvent dans une citoyenneté réflexive et critique que dans une attitude de loyauté à l’égard des partis. La politique se passe pour eux hors des partis ou des syndicats. Ce qui n’est pas sans poser de problèmes à notre système démocratique, fondé sur la démocratie représentative. Le défi à relever est donc de réduire cette distance entre élus et citoyens, dans un contexte où ces derniers, notamment les plus jeunes, souhaitent avoir leur mot à dire autrement que par la seule élection.

On assiste à un réenchantement démocratique, qui se manifeste par une participation à des formes politiques alternatives : marches, actions citoyennes, participation associative, pétition, participation en ligne, sur les réseaux sociaux.

Le 25 mai 2022, 250 activistes écologistes se sont agglutinés devant les portes de la salle Pleyel, à Paris, pour empêcher le déroulement de l’assemblée générale de TotalÉnergies. © Tiphaine Blot / Reporterre



Qui sont ces jeunes qui se mobilisent ?

L’engagement est inégalement distribué dans la société. À nouveau, les plus diplômés et les plus favorisés se mobilisent plus, en particulier autour des enjeux environnementaux. Les jeunes issus de milieux populaires s’investissent moins, par manque de temps, par un sentiment de manque de légitimité, mais aussi parce qu’ils ne se reconnaissent pas forcément dans les revendications portées par les autres jeunes, plus tournés vers l’écologie que vers la lutte contre le racisme. Lors de l’occupation du centre de Paris par Extinction Rebellion, un membre d’un collectif d’Aubervilliers a invité les personnes présentes à s’engager contre les discriminations des personnes racisées. Ceci dit, on voit des tentatives intéressantes de rapprochement, de « convergence des luttes » entre différents collectifs qui cherchent à joindre la question de la justice sociale à celle du dérèglement climatique.

On observe aussi un rajeunissement. Avant il était rare de voir des collégiens s’engager, alors qu’il est désormais fréquent de croiser des 14-15 ans dans les marches. Il y a aussi une montée en visibilité des jeunes femmes, qui prennent de plus en plus des rôles de leader ou de porte-parole, après avoir été longtemps tenues en retrait. C’est plutôt rassurant quant à la supposée dépolitisation de la jeunesse.

Rassemblement massif contre les violences policières à Paris en juin 2020. © NnoMan Cadoret/Reporterre



Le discours de jeunes ingénieurs « déserteurs » d’Agro Paris Tech a suscité beaucoup de débats. S’agit-il d’une tendance de fond ?

Difficile de dire si ces jeunes diplômés qui « désertent » sont nombreux, car il existe peu d’études sur le sujet. Mais les mouvements écologistes accueillent de nombreux jeunes diplômés. Je rencontre, dans le cadre de mes travaux, plein d’étudiants qui décident de prendre des orientations différentes, plus en phase avec leurs valeurs. Ils attendent des actions fortes des politiques, et s’appliquent à eux-mêmes des mesures radicales, pour mettre en cohérence leurs valeurs et leurs choix de vie.



De plus en plus de jeunes se disent écoanxieux : comment analysez-vous ce phénomène ?

Les émotions – colère, malaise, effroi – sont devenues des moteurs de l’engagement. Les mouvements écologistes visent à faciliter ce transfert de l’indignation vers l’action. Le collectif rassure, pour ne pas se sentir seul dans son inquiétude. Et nombre de ces jeunes ont compris que l’action individuelle ne suffisait pas. Ils et elles veulent investir collectivement la place publique pour avoir des actions plus radicales.

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