En Allemagne, le casse-tête des déchets nucléaires

Des Castor contenant des déchets nucléaires entreposés dans le Centre de recherche de Juliers, en Allemagne, le 11 janvier 2011. - © Andreas Endermann / DPA / DPA Picture-Alliance via AFP
Des Castor contenant des déchets nucléaires entreposés dans le Centre de recherche de Juliers, en Allemagne, le 11 janvier 2011. - © Andreas Endermann / DPA / DPA Picture-Alliance via AFP
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Si les trois derniers réacteurs ont été arrêtés en avril 2023, l’histoire nucléaire allemande n’est pas terminée. Les déchets radioactifs sont là pour des milliers d’années et le pays est en peine de solutions pour s’en débarrasser.
Vous lisez le deuxième article de l’enquête « L’Allemagne et le nucléaire, une histoire qui dure ». Le premier est ici.
Juliers (Allemagne), reportage
Les Castor n’ont pas bougé. Depuis 2014, ces conteneurs de déchets radioactifs trônent toujours à Juliers, en Allemagne, dans le Centre de recherche de cette ville de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Pourtant, neuf ans plus tôt, l’autorisation de stockage lui avait été retirée. Le ministère de l’Économie de ce Land avait même sommé la population d’évacuer le dépôt « immédiatement ». Mais aujourd’hui, 152 Castor contenant des déchets nucléaires sont toujours entreposés, de fait illégalement.
Situé à une heure de train de Cologne, village voisin de la mine de charbon de Hambach, le Centre de recherche de Juliers est l’un des plus prestigieux en matière d’énergie, d’informatique et de biotechnologies du pays. Mais ce site, où sont entreposés les 152 Castor, ne respecte pas les standards de sécurité, notamment antisismiques.
Pour comprendre l’histoire du site, il faut remonter en 1961, année durant laquelle la construction d’un réacteur d’essai à haute température (réacteur AVR) fut engagée à Juliers. Il fut mis en route en 1966 et des essais y furent menés jusqu’en 1988. Le combustible usagé était destiné à être retraité et réutilisé, mais une erreur de calcul lors de sa conception le rendit impropre au recyclage.

Le centre de retraitement Jupiter, également construit à Juliers, prévu pour accueillir le combustible usagé du réacteur AVR, n’aura donc jamais fonctionné. Faute de trouver meilleure solution, les quelque 300 000 sphères de matériau radioactif ont été conditionnées dans 152 Castor puis remisées dans un dépôt en 1993 pour une durée autorisée de vingt ans ; les conditions de stockage n’étant pas suffisantes pour une durée standard de quarante ans.
« C’est du pur dilettantisme, assure Rainer Moormann, chimiste et ancien employé du centre de recherche de Juliers. En 2008, lorsque l’on savait que l’autorisation allait toucher à sa fin, on aurait dû lancer le processus de construction d’un site alternatif. C’était la seule solution valable. »
Micmac sur le sort des Castor
Depuis 2014, trois options ont été mises sur la table sans qu’aucune ne soit explicitement choisie. La première consiste à construire un nouveau site de stockage, conforme aux normes actuelles. La seconde, à transporter les éléments radioactifs à Ahaus, dans un centre existant, à environ 180 kilomètres au nord. La troisième, de les exporter aux États-Unis.
« Lorsque je me suis engagée à Stop Westcastor, j’avais le sentiment que l’envoi des Castor aux États-Unis était imminent », se rappelle Marita Boslar. La quinquagénaire originaire de Juliers est entrée dans cette association en 2014 pour plaider la cause de la construction d’un nouveau stockage à proximité du Centre de recherche. Bien que toujours cité parmi les solutions envisagées, le voyage transatlantique des déchets radioactifs a été définitivement écarté il y a plus d’un an. Une victoire que Marita Boslar revendique volontiers.
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« La solution que nous privilégions est le transport vers Ahaus, affirme l’opérateur Jülicher Entsorgungsgesellschaft für Nuklearanlagen (JEN), par la voix de son responsable communication, Jörg Kriewel. C’est la solution la moins chère et la plus rapide, compte tenu du fait que nous devons évacuer les déchets le plus vite possible. » Il s’agirait de transporter les Castor par la route, de nuit.
L’entreprise française Orano NCS serait chargée de la mission. Un premier test de transport sans chargement a été effectué fin juin, le prochain est prévu début octobre selon Jörg Kriewel. La JEN compte pouvoir envoyer les premiers conteneurs début 2024.
Selon les chiffres de la JEN, à raison d’un Castor par camion, le processus durerait environ deux ans et coûterait 200 millions d’euros, tandis que la construction d’un nouveau dépôt coûterait 450 millions d’euros et durerait près de neuf ans. Marita Boslar note quant à elle que le calcul ne prend pas en compte le dispositif policier que chaque convoi mobilisera.

Mais la décision ne revient pas à la JEN seule. Fraîchement élu, le nouveau gouvernement de Rhénanie-du-Nord-Westphalie a déclaré en 2022 dans son programme de coalition s’engager pour la construction d’un nouveau dépôt à Juliers.
Interrogé par Reporterre, le ministère explique avoir aidé la JEN à acheter une surface pour construire un nouveau site en intégrant les coûts de l’achat dans le budget du Land. Plus encore, le ministère appuie le renouvellement temporaire d’une autorisation du site actuel, le temps que la JEN puisse en construire un nouveau. De son côté, le gouvernement fédéral soutient le transport routier des 152 Castor vers le centre d’Ahaus.
Comble de l’histoire, le parti écologiste Alliance 90/Les Verts est représenté dans les deux institutions aux vues opposées. Elle-même élue Les Verts au conseil municipal de Juliers, Marita Boslar déplore le manque de clarté de son propre parti. « Les Verts sont en partie à l’origine de l’initiative Stop Westcastor », souligne-t-elle. Son mari, Guido Boslar, est plus catégorique : « Si l’option du transport est choisie, je quitte le parti. »
Barils rouillés, infiltration d’eau...
Loin d’être isolé, le cas de Juliers illustre bien les conséquences d’erreurs accumulées et du manque d’anticipation en ce qui concerne les déchets radioactifs.
Selon les chiffres de la Base, l’Agence fédérale allemande pour la sécurité nucléaire, il y aurait en Allemagne environ 120 000 m² de déchets à faible et moyenne activité, et 27 500 m² de combustible usagé à haute activité radioactive. Cela représente en quantité totale à peine 10 % de la quantité de déchets radioactifs français, mais n’en constitue pas moins un problème inextricable.

Dans le nord de l’Allemagne, à Brunsbüttel, les déchets à faible et moyenne radioactivité sont stockés dans des conteneurs en partie rouillés. Et l’opérateur de la centrale s’est vu retirer son autorisation en 2015 suite à une plainte d’un riverain quant aux conditions de sécurité du stockage.
Un autre cas tout aussi inquiétant se trouve à moins d’une centaine de kilomètres d’Hanovre : l’ancienne mine de sel d’Asse II a servi entre 1965 et 1978 de dépôt pour 126 000 barils de déchets à faible et moyenne radioactivité. La mine devait également servir de laboratoire à taille réelle pour le projet de dépôt définitif à Gorleben.
Du fait de leurs propriétés physiques et géologiques, les cavités d’Asse II s’effondrent lentement sur elles-mêmes. L’eau s’y infiltre et une saumure envahit progressivement les galeries. Résultat, en 2008 et 2011, des taux de césium 137 anormalement élevés ont été mesurés dans la mine.
Par ailleurs, plusieurs incertitudes planent autour du contenu réel des conteneurs. D’après les certificats de livraison entre Juliers et Asse II, du combustible irradié, sans être hautement radioactif, provenant de l’AVR serait stocké à Asse II. C’est en tout cas la thèse que soutient Rainer Moormann. Pour le moment, il est prévu d’exhumer les barils d’Asse II, de les reconditionner et les replacer dans un nouveau site encore inexistant.
Quant aux conteneurs de Juliers, l’avenir leur réserve de nouvelles errances, à en croire le chimiste Rainer Moormann : si les Castor sont effectivement transportés vers Ahaus, « l’autorisation de dépôt à Ahaus court jusqu’en 2036 et dans l’état actuel du bâtiment, elle ne sera pas renouvelée ».
Les Castor devront alors trouver un nouveau toit avant la finalisation d’un dépôt final pour déchets à vie longue qui reste dans les cartons : depuis la définition du site jusqu’à sa mise en route, il est possible qu’il faille attendre le siècle prochain.
« Et si jamais une anomalie est détectée dans un Castor, il faudra le retourner à Juliers qui possède une cellule chaude pour l’ouvrir et l’inspecter. » Mais, plus le temps passera, moins les Castor seront sûrs pour le transport. L’Allemagne n’en a pas tout à fait fini avec le nucléaire…