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EntretienLuttes

« Quand tout s’arrête, tout commence : une autre vie est possible »

Le système actuel dépend plus des flux et de la circulation que des centres de production. Le blocage des flux est donc l’outil stratégique le plus efficace. Qui ouvre des perspectives nouvelles - à condition de se placer dans une perspective de soulèvement. L’analyse de Mathieu Burnel, l’un du groupe dit de Tarnac.

Mathieu Burnel a été l’un des huit prévenus de l’affaire dite de Tarnac.

Mathieu Burnel, en 2014.


Reporterre - Des raffineries bloquées, des centrales nucléaires au ralenti.... Comment interpréter ce blocage ?

Mathieu Burnel - On hérite en France d’une tradition politique issue du mouvement ouvrier, avec cette idée qu’en cas de lutte, le premier point d’appui se trouve dans l’usine. Autrement dit, c’est en stoppant le travail que l’on renverse le rapport de force avec la bourgeoisie. L’idée centrale est que le pouvoir se tient autour de la production, et que la structure sociale à la tête de la lutte, ce sont les ouvriers. Dans une certaine mesure, nous sommes toujours dans cette vision.

Pour autant, le capitalisme, en tant qu’infrastructure et organisation sociale, a beaucoup évolué. Ce qui produit de la valeur aujourd’hui, ce n’est plus la production de biens, c’est leur circulation. Le système se tient et se maintient par la dépendance dans laquelle nous sommes vis-à-vis de ces infrastructures de transports, d’énergie, de communication.

Et les gens le comprennent bien : il y a une conscience quasi spontanée que le pouvoir n’est plus dans les sphères politiques – le gouvernement, l’assemblée – mais dans les flux. En 2006, dans les manifestations anti-CPE, on pouvait déjà voir des pancartes type « Ce monde tient par les flux, bloquons tout ! ». Le rapport de force avec le pouvoir semble désormais passer par le blocage : Occupy Wall Street bloque le pont de Brooklin à New York, le mouvement Black lives matter bloque les autoroutes...

D’ailleurs, après plus de deux mois de mouvement social, on peut constater que le gouvernement n’a pas grand-chose à faire des gens qui prennent régulièrement et massivement la rue : ce qui l’inquiète, c’est quand les flux sont coupés !


Comment avancer vers un monde moins dépendant des flux capitalistes ?

C’est une question très complexe, surtout quand on est dans le feu de l’action. A mon avis, la question politique est celle des échelles. Il faut trouver, à chaque fois, quelle est l’échelle adéquate pour arracher au pouvoir, à chaque niveau de l’existence, ce par quoi il nous tient. On ne destitue pas le nucléaire avec cinq copains. Par contre l’agriculture, à cinquante, ça peut marcher.

La question essentielle aujourd’hui, est de savoir comment réorganiser techniquement l’existence de manière à ne plus dépendre des structures de pouvoir, donc des flux capitalistes. C’est seulement à partir de là que le blocage peut déboucher sur un soulèvement populaire massif.

Sur la ligne ferroviaire entre Caen et Paris.


En l’état actuel, sur quoi ces blocages peuvent-ils déboucher ?

La grève, le blocage ou le sabotage permettent d’infliger des dommages économiques et ainsi de créer un rapport de force. Mais surtout, et c’est là toute leur richesse, ils permettent de dégager du temps et de suspendre la normalité. D’un seul coup, quand tout s’arrête, des espaces s’ouvrent : un autre rapport au temps, aux autres peut se faire jour. Il ne peut y avoir de remise en cause des rapports sociaux sans bouleversements ni suspension de la normalité. Quand tout s’arrête, tout commence : une autre vie est possible.


Mais le discours dominant présente le blocage comme la menace de pénuries…

Il faut renverser le paradigme, retourner le discours du gouvernement, qui oppose les usagers aux manifestants. Car en fait, des raffineries bloquées, ça ne signifie pas que les gens ne peuvent plus se déplacer... ça veut dire qu’ils sont libres de ne pas aller travailler. L’arrêt des raffineries permet un chômage technique généralisé. Ça ne bloque pas, au contraire, ça ouvre. Plein de gens pourraient sauter sur cette occasion pour faire autre chose. Si j’étais chef de la CGT, c’est ce que je dirais.


La remise en cause du rapport social est-elle possible quand elle est portée par des acteurs très institutionnels comme la CGT ?

Dans le fond, ça a été la défaite du mouvement des retraites en 2010. La CGT était à la tête de la contestation via le blocage des raffineries. Qu’il suffise de quelques personnes pour arrêter la machine leur donne beaucoup de pouvoir. Mais ça les met aussi énormément sous pression. Car s’ils décident de mettre fin au blocage, l’ensemble du mouvement s’arrête. On ne peut pas maintenir le blocage du pays tout entier grâce à 300 personnes sur quelques sites.
Par contre, d’autres infrastructures peuvent être stoppées : des axes routiers, des bornes d’accès au métro.... Le blocage des flux, c’est une pratique diffusable et réappropriable par d’autres.


On a l’impression qu’aujourd’hui coexistent deux mouvements sociaux, avec des stratégies différentes : d’un côté la CGT, de l’autre Nuit debout. L’un bloque, l’autre occupe.

Je ne crois pas que la CGT soit une seule entité, à part entière. C’est une organisation protéiforme, avec des stratégies très différentes. Et c’est la même chose avec Nuit debout.

Peut-être Nuit debout se trompe-t-il sur l’endroit où il situe le pouvoir. Ce n’est plus en se réappropriant une parole publique que l’on conteste les dominants. C’est, à mon avis, un des échecs des mouvements des places [Occupy, les Indignés] : on parle, on parle, alors que le pouvoir n’est plus dans les délibérations démocratiques.

D’un côté, Nuit debout incarne un rejet très sain et définitif des formes habituelles de la démocratie représentative, mais ne trouve pas les moyens d’aller au bout de son action. De l’autre, la CGT a l’intuition très juste de ce par quoi le pouvoir se tient, mais elle reste dans une volonté de dialogue et de négociation avec ce pouvoir. On a donc les deux pendants d’une stratégie de soulèvement populaire, quand bien même ils ne se reconnaissent pas l’un l’autre.

Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT, à Nuit debout : « Nous avons des valeurs communes. »


Comment dépasser cela et construire une convergence ?

Pour moi, la convergence des luttes, ça sent le vide. Je n’y crois pas vraiment. Il faut renverser le problème en se posant la question suivante : qu’est-ce qui fait qu’il n’y a pas de soulèvement insurrectionnel et destitutif ?

Le mouvement reste faible parce qu’il n’a pas de perspective révolutionnaire. Il n’y a pas de vision de ce que pourrait être un soulèvement et donc un bouleversement des rapports aux autres, aux mondes, à l’existence.

En 2010, j’allais souvent sur les piquets de grève et les gens exprimaient un sentiment ambivalent. D’un côté, ils sentaient qu’ils tenaient le gouvernement, mais personne n’osait imaginer ce que pourrait signifier de mettre le pays à l’arrêt. Tant que le blocage et la grève sont perçus seulement comme un levier, sans la possibilité pour autre chose, le soulèvement ne viendra pas.

C’est ce qui a raté en 2010. Quand le préfet a annoncé des réquisitions d’essence pour les pompiers, pour les hôpitaux... et pour la police. À ce moment-là, le mouvement aurait dû lui-même décider de ce qui doit être remis en route. Laisser au préfet la possibilité de choisir, c’est perdre une grande souveraineté. Alors que décider de ce qui tourne et ne tourne pas permet d’ouvrir des possibles.

A travers l’affaire de Tarnac, tu as vécu la violence du pouvoir quand il sent que les flux sont attaqués. Les dominants ont les moyens de se maintenir à travers tout un arsenal, policier, judiciaire.

Le niveau de répression actuel est étonnant. On est dans une situation potentiellement explosive, donc il est « normal » que la police joue ce rôle, elle est le tampon entre le peuple et le gouvernement.

On peut se protéger de la police, mais on peut difficilement l’empêcher de réprimer. Par contre, on peut s’assurer que son objectif pernicieux, qui est de diviser le mouvement, n’aboutisse pas. Notamment en soutenant massivement ceux qui sont accusés de casse, ou de brûler des voitures...

Parce que c’est la stratégie du pouvoir : sélectionner des gens, les viser, les frapper pour faire peur aux autres et qu’ils arrêtent. Or, dans les manifestations, il n’y a pas d’un côté un groupuscule de gens violents et de l’autre des gens bien gentils pris en otage. C’est bien plus nuancé. Il y a une pluralité de personnes, avec une modulation d’engagements très grande : ceux qui jettent un caillou, ceux qui jettent un cocktail Molotov, ceux qui vont faire masse.

-  Propos recueillis par Barnabé Binctin et Lorène Lavocat.


-  Lecture recommandée par Mathieu Burnel : Comité Invisible - Le pouvoir est logistique. Bloquons tout !

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