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Climat

Reconvertir les salariés du secteur de l’aviation : la réflexion commence

La grave crise économique qu’affronte le secteur aérien pèse sur le devenir des salariés de l’aéronautique (entre 300.000 et 450.000 personnes en France). Comment opérer la reconversion écologique du secteur en préservant l’emploi ? C’est la question cruciale qui se pose dès aujourd’hui.

Les avions vont-ils rester au sol, ce samedi 3 octobre ? C’est en tout cas l’objectif des mouvements citoyens ANV COP21 et Alternatiba. Les militants de ces collectifs invitent les citoyens, partout en France, à « marcher sur les aéroports, avec détermination et non violence ». Ils dénoncent un secteur polluant qui, d’après le cabinet BL Evolution, serait responsable de 7,3 % de l’empreinte carbone de la France. Ils plaident donc pour une réduction du trafic aérien et la reconversion des salariés du milieu.

Le sujet des reconversions des travailleurs de l’aéronautique et de l’aviation est soulevé par les associations environnementales depuis plusieurs années. Mais la crise du Covid-19 a remis la question au goût du jour plus rapidement que prévu. En raison des restrictions mondiales de ces derniers mois, le trafic aérien a énormément baissé, affectant toutes les entreprises du secteur, et par conséquent les emplois. En France, le secteur de l’aviation et de l’aéronautique concerne 300.000 à 450.000 travailleurs [1].

« Il y a quelques mois, nous pensions qu’une chute de la demande [mondiale] de 63 % sur l’ensemble de l’année était ce qui pouvait arriver de pire. Avec la haute saison estivale désastreuse que nous avons connue, nous avons révisé nos prédictions et prévoyons une baisse de 66 % », a déclaré Alexandre de Juniac, directeur général de l’Association internationale du transport aérien (Iata). Selon cette organisation, les pertes de l’industrie mondiale devraient dépasser 72 milliards d’euros cette année.

Des plans de restructurations en séries

Cette crise sanitaire devenue économique se traduit d’ores et déjà par des plans de restructuration et des licenciements dans certaines entreprises françaises. Mediapart a publié une carte des plans sociaux menaçant les travailleurs : 26 concernent le secteur de l’aéronautique ou de l’aviation. En juin 2020, le constructeur Airbus a annoncé un plan de départs volontaires concernant 4.248 employés en France — Guillaume Faury, son patron, a depuis affirmé que ces départs ne suffiront probablement pas. La compagnie Air France prépare également un plan de départs : le groupe prévoit la suppression de plus de 7.500 postes d’ici la fin 2022.

Les grandes entreprises sont loin d’être les seules touchées par ces vagues de restructuration : dans la Vienne par exemple, la société Mecafi, productrice de pièces pour l’aéronautique, veut se séparer de la moitié de son effectif (près de 250 emplois concernés). En Ariège, le sous-traitant MKAD, spécialisé dans la fabrication de pièces en titane de grande dimension, compte fermer son usine. Cela met en danger 45 travailleurs.

Le 9 juin 2020, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a donc annoncé un plan de soutien pour la filière aéronautique, d’un montant de plus de 15 milliards d’euros (dont sept milliards pour Air France). « Il est proportionné à la violence qu’a représenté la crise en ce début d’année et à son effet durable sur le trafic aérien », a-t-il justifié. Mais cette décision a fait bondir les écologistes.

« Ce n’est pas le moment de soutenir l’aviation coûte que coûte, mais d’ouvrir le débat sur le fait de réduire les déplacements en avion, a déclaré Corinne Le Quéré, présidente du Haut conseil pour le climat. Des aides (formation, reconversion) aux travailleurs des secteurs très émetteurs peuvent parfois être préférées à une aide sectorielle. »

« Il ne faut pas que les salariés soient laissés sur le carreau »

C’était d’ailleurs une des propositions de la Convention citoyenne pour le climat : « Nous voulons que d’ici 2025 (date du prochain Plan d’investissement d’avenir) chaque entreprise, chaque organisation et chaque personne soient accompagnées pour faire évoluer leur activité, voire en changer si elle devait disparaître et ainsi contribuer à diminuer les émissions de gaz à effet de serre », ont écrit les 150 membres tirés au sort. « Il faut que le problème soit posé maintenant pour éviter d’arriver dans le mur et que ça se traduise par des licenciements secs, mais qu’au contraire un accompagnement permette ces reconversions et que les salariés ne soient pas laissés sur le carreau », affirme Audrey Boehly, membre du collectif de lutte contre l’extension du terminal 4 de Roissy.

Le groupe de réflexion The Shift Project a publié en mai dernier des propositions de contreparties à l’aide publique du secteur de l’avion — et la reconversion d’une partie des emplois était évoquée. « Quand on parle de reconversion, il faut se donner un cadre méthodologique d’analyse, explique Grégoire Carpentier, bénévole pour The Shift Project et fondateur du collectif Supaero Decarbo. La première question qu’on doit se poser est : quels sont les atouts de cette industrie sur lesquels on peut s’appuyer ? Il peut y avoir le capital humain (avec ses connaissances et ses savoir-faire), le capital collectif (avec des équipes qui ont l’habitude de travailler ensemble depuis longtemps), les syndicats, l’infrastructure de production et de distribution, l’efficience organisationnelle, le maillage territorial, les datas dont disposent l’entreprise (par exemple sur la circulation des passagers, leurs besoins, leurs habitudes de transports)… »

« La première question qu’on doit se poser est : quels sont les atouts de cette industrie sur lesquels on peut s’appuyer ? »

Dans ses propositions, The Shift Project prend Air France comme exemple. Le groupe de réflexion estime que les salariés de la compagnie aérienne pourraient se rediriger vers le secteur ferroviaire. « L’appareil commercial, l’organisation du voyage, l’assistance aux voyageurs, la gestion de la sécurité, ce sont des choses que les salariés ont l’habitude de faire, et ils peuvent le reconvertir dans un autre moyen de transport, ce n’est pas attaché à l’aérien », précise Grégoire Carpentier.

La réflexion est similaire pour le domaine de l’aéronautique. « Être formé à faire un avion ça veut un peu tout et rien dire, témoigne Ange Blanchard, étudiant ingénieur à l’école d’aéronautique Supaero (en reconversion lui aussi), et signataire d’une tribune réclamant des transformations de l’industrie. Les matériaux d’un avion sont aussi ceux des éoliennes, des nouveaux bâtiments de construction. Faire un avion, c’est faire quelque chose de solide et de léger, c’est une contrainte forte qui peut être déclinée pour plein d’autres applications. »

« Une reconversion, ça se prépare, ce n’est pas en claquant les doigts que ça va se faire »

La défense d’un accompagnement vers la reconversion des salariés n’est plus seulement portée par les militants écologistes, c’est également une question abordée de front par les travailleurs eux-mêmes, que ce soit par cette tribune d’étudiants dans Le Monde ou par le collectif « de salariés directs ou indirects du secteur aéronautique et spatial » baptisé Icare [2].

Des précédents de mobilisations similaires existent dans le secteur aéronautique. Dans les années 1970, les employés de l’équipementier britannique Lucas Aerospace (menacés par un plan de licenciements) avaient proposé à leur direction une liste de 150 produits pour réorienter leur activité. Plutôt que de fabriquer des avions, ils soumettaient l’idée de créer des produits « socialement utiles ». Cela n’avait pas été mis en place, mais les salariés avaient rencontré un fort écho populaire et le plan de licenciements avait été arrêté.

Aujourd’hui encore, l’idée d’une reconversion « est un message essentiellement porté dans le monde industriel par des salariés, témoigne Grégoire Carpentier. Le message officiel des dirigeants est “on va aider le secteur aérien à s’en sortir en faisant l’avion à hydrogène”. » Mais évidemment, la perspective d’une reconversion ne plaît pas à tous les salariés. « Nous ne travaillons pas sur des projets de reconversion, nous sommes plutôt dans une défense de notre métier », affirme-t-on au Syndicat national des pilotes de ligne. « Pour l’instant, la priorité des salariés du secteur de l’aérien est avant tout de sauver leur emploi face aux plans de restructuration », rapporte de son côté Fabrice Michaud, secrétaire général de la CGT Transports.

Selon lui, le partage du travail pourrait déjà être une solution à la crise économique. Quant aux mutations pour répondre à l’urgence climatique, il ne dit pas non, mais ne veut pas de décisions dans la précipitation. « C’est facile de dire les métiers de l’aérien, on va les reconvertir vers les cheminots, ironise-t-il. Ça se prépare, ça, ce n’est pas en claquant les doigts que ça va se faire. C’est une anticipation à moyen et long terme. »

Cette anticipation dépendra donc de la volonté de l’État. Mais les écologistes ne se font pas d’illusions non plus. « Il faut aussi avoir conscience que l’État ne va pas assurer, a prévenu Xavier Capet, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), lors de l’occupation de la place Saint-Marthe à Paris par des militants écologistes. Il faudra que tous les militants écologistes s’organisent pour venir en aide aux salariés laissés sur le carreau. Ça, il faut y penser dès maintenant. »

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