Sept des huit limites planétaires dépassées : un diagnostic « très grave »

Les limites planétaires sont un seuil à partir duquel la déstabilisation des écosystèmes pourrait avoir des répercussions dangereuses et irréversibles pour le vivant. - Unsplash/Oleksandr Sushko
Les limites planétaires sont un seuil à partir duquel la déstabilisation des écosystèmes pourrait avoir des répercussions dangereuses et irréversibles pour le vivant. - Unsplash/Oleksandr Sushko
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Climat Nature SciencesSelon une étude publiée le 31 mai dans la revue Nature, sept des huit limites assurant la stabilité et la bonne santé du système planétaire ont déjà été dépassées.
L’humanité dépasse les bornes. Une étude, produite par plus de quarante chercheurs internationaux et publiée le 31 mai dans la prestigieuse revue Nature, en fait la démonstration. L’équipe de scientifiques a défini, pour la toute première fois, un ensemble de limites « sûres et justes » à ne pas dépasser afin de préserver l’équilibre du système terrestre et la bonne santé des espèces (y compris la nôtre). Leur conclusion est extrêmement préoccupante : à l’échelle mondiale, sept des huit limites étudiées ont déjà été dépassées [1]. « Nous courons le risque de déstabiliser la planète entière », a alerté l’un des principaux auteurs de cette étude, Johan Rockström, au cours d’une conférence de presse.
Les « limites » planétaires — c’est-à-dire le seuil à partir duquel la déstabilisation des processus terrestres pourrait avoir des répercussions dangereuses et irréversibles pour le vivant — mobilisent depuis près de quinze ans la communauté scientifique. Les auteurs de cette étude ont tâché de les quantifier. Huit indicateurs cruciaux pour la stabilité du système Terre ont été passés à la loupe : le climat, le cycle de l’azote, le cycle du phosphore, l’état des eaux de surface, l’état des eaux souterraines, l’étendue des espaces naturels intacts, l’intégrité fonctionnelle des écosystèmes modifiés par l’humain, et enfin la pollution par les aérosols.

L’originalité de cette étude tient au fait que deux critères ont été pris en compte pour fixer le niveau de dégradation maximum de ces processus : la sûreté et la justice. Auparavant, seul le premier — qui correspond au seuil au-delà duquel la résilience et la stabilité du système Terre ne sont plus assurées — était examiné par les scientifiques. L’équipe de chercheurs a enrichi le concept en y incorporant la notion de limite « juste », c’est-à-dire le point à partir duquel des effets néfastes pour le vivant (diminution des ressources en nourriture, migrations forcées, épidémies…) peuvent apparaître.
Laisser une majorité des écosystèmes mondiaux intacts
Leurs résultats ont de quoi glacer. En ce qui concerne le climat, la limite se situe, selon les scientifiques, à une augmentation de la température globale de 1°C par rapport à l’ère préindustrielle. Au-delà, « on peut s’attendre à énormément de dommages », selon Joyeeta Gupta, professeure à l’université d’Amsterdam et co-autrice de cette étude. Problème : ce seuil « sûr et juste » a déjà été dépassé, le réchauffement climatique mondial atteignant aujourd’hui + 1,2°C. Au rythme actuel de nos émissions, il devrait selon le Giec (Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat) dépasser + 1,5°C aux alentours de 2030, exposant aux températures extrêmes et à la montée des eaux plusieurs centaines de millions de personnes.
Six autres indicateurs étudiés par les chercheurs se trouvent dans le rouge. Prenons les eaux de surface. Afin de préserver les écosystèmes aquatiques, l’équipe de scientifiques estime que moins de 20 % du débit des cours d’eau mondiaux devrait être altéré (par exemple par des barrages). Cette limite est dépassée sur 34 % de la surface de la planète, alertent-ils. En ce qui concerne les eaux souterraines, les prélèvements devraient être globalement inférieurs ou égaux à la recharge naturelle des aquifères. Ce n’est malheureusement le cas que dans 53 % des bassins mondiaux.

Autre domaine en fâcheuse posture : la biodiversité. Pour qu’elle prospère, 50 à 60 % des écosystèmes mondiaux devraient être laissés intacts, selon les chercheurs. Malheureusement, seuls 45 à 50 % d’entre eux se trouvent aujourd’hui dans un tel état, le reste ayant été charcuté par les tronçonneuses, les tracteurs et les centrales à béton. Au sein des territoires dominés par notre espèce (comme les villes ou les champs), chaque kilomètre carré devrait par ailleurs comprendre entre 20 et 25 % d’habitats « semi-naturels », selon les estimations des chercheurs. La présence d’arbres, de haies et autres pousses vertes permet en effet de préserver « l’intégrité fonctionnelle » de ces espaces, c’est-à-dire leur capacité à assurer des services écosystémiques tels que la pollinisation, la production d’humus, ou encore la régulation des insectes ravageurs. Las, seul un tiers (31-36 %) des espaces anthropisés satisfont ce critère.
La pollution par les aérosols supportable
La situation n’est pas plus rose du côté des cycles de l’azote et du phosphore. Ces deux éléments chimiques, rejetés en grande quantité dans l’environnement via les engrais industriels, polluent les écosystèmes aquatiques et contribuent à leur désoxygénation. Le surplus global d’azote dans l’environnement est aujourd’hui estimé à 119 millions de tonnes par an. C’est plus du double de la limite « sûre et juste » identifiée par l’équipe de scientifiques qui s’élève à 57 millions de tonnes par an. Quant au phosphore, son surplus devrait, selon leurs estimations, être compris entre 4,5 et 9 millions de tonnes par an. Cette fourchette est, elle aussi, largement dépassée, ses excédents mondiaux atteignant chaque année dix millions de tonnes.
Seule la pollution par les aérosols semble se trouver à un niveau supportable pour la planète. Les chercheurs ont inclus cet indicateur dans leur analyse car les particules émises dans l’atmosphère via la combustion d’énergies fossiles peuvent, au-delà de leurs effets catastrophiques sur la santé, modifier le système climatique. Des études ont notamment montré que l’augmentation de la quantité d’aérosols dans un hémisphère pouvait y réduire les précipitations, et les augmenter de l’autre côté de l’équateur.
« Si la planète était un corps, tous ses organes seraient affectés »
Pour éviter de tels bouleversements, l’équipe de scientifiques estime que la différence entre l’épaisseur optique des aérosols des hémisphères nord et sud doit être inférieure à 0,15. Elle est aujourd’hui estimée à 0,05. Attention, cependant, à ne pas se réjouir trop vite : afin que cette limite soit non seulement « sûre », mais également « juste », des mesures de réduction de la pollution aux particules fines, qui tue 4,2 millions de personnes chaque année, doivent être mises en place à travers le monde, selon les auteurs de l’étude.
Filant la métaphore médicale, Johan Rockström a estimé au cours de la conférence de presse que le diagnostic émis par son équipe était « très grave » : « Si la planète était un corps, tous ses organes seraient affectés. Ses poumons, mais aussi ses reins, son foie… » Quoiqu’ardue, la guérison reste possible, a-t-il cependant tenu à souligner. « La fenêtre est encore ouverte, mais elle commence à se fermer. »
Revenir en lieu sûr nécessite selon lui une transition écologique « intégrale », prenant en compte l’ensemble des processus terrestres mis à mal par les activités humaines. « Il est difficile de faire machine arrière en ce qui concerne le changement climatique, mais nous pouvons améliorer la situation des autres indicateurs si nous agissons maintenant », a enchéri la chercheuse Joyeeta Gupta. Une lueur d’espoir : désormais, nous connaissons les limites « sûres et justes » que nous devons respecter pour retrouver une planète saine.