TotalÉnergies noie des villes belges sous ses billes de plastique

Un triton retrouvé enseveli par des billes de plastique à Écaussinnes, en Belgique. Ces billes ont été fabriquées par TotalÉnergies. - © Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre
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En Belgique, un mégacomplexe pétrochimique de TotalÉnergies inonde les terres et les cours d’eau de ses billes de plastique. Un préjudice inestimable, qui n’est pas près de s’arrêter.
Écaussinnes et Seneffe (Belgique), reportage
Il effleure la terre de ses mains et, en un rien de temps, récolte une dizaine de billes transparentes. Ces petits grêlons en plastique, tout lisses et tout ronds, Arnaud Guérard ne peut plus les supporter. Dans ses paumes, elles paraissent pourtant inoffensives. « On ne les voit pas tout de suite, et c’est peut-être ce qui est symptomatique de ce type de pollution », soupire l’échevin à l’environnement d’Écaussinnes (l’équivalent d’un élu municipal), gilet orange fluo sur le dos.
Ces billes de plastique envahissent la petite ville wallonne d’environ 11 200 habitants. Elles s’insinuent dans les terres et les cours d’eau à des kilomètres à la ronde. À bord de son véhicule municipal aux portes branlantes, l’élu nous guide le long de la Sennette, la rivière qui serpente dans la commune. Pas besoin de loupe : les berges sont truffées de granulés. Ils sont incrustés dans des parcelles où des céréales poussent, ou en lisières de prairies, où des bestiaux paissent. « Par endroit, on ne fait plus la différence entre la terre et le plastique », résume Lucie Padovani, chargée de plaidoyer à la Surfrider Foundation.

Ce plastique indésirable ne tombe pas du ciel. Pour les habitants, le coupable est tout trouvé : « C’est sans équivoque, ici une seule entreprise fabrique des granulés... », dit Claude [*], retraitée de 75 ans, sur le pas de sa porte. Elle pointe les torchères cracheuses de feu de la zone industrielle de Feluy, à un kilomètre à vol d’oiseau.
Le « zoning », comme tout le monde l’appelle ici, est le premier pôle pétrochimique wallon, le deuxième à l’échelle de la Belgique, derrière le port d’Anvers. Il abrite surtout un haut lieu de production de ces « granulés plastiques industriels » (GPI), aussi appelés « pellets » : l’usine du géant français des énergies fossiles, TotalÉnergies Petrochemicals, premier producteur de ces billes en Europe. C’est là, au cœur d’un gigantesque réacteur, que la multinationale française transforme son pétrole en polymères, à raison de 1,2 million de tonnes par an. La matière obtenue est ensuite extrudée et modelée sous forme de pellets.

« Les billes s’échappent facilement dans la nature »
Stockés dans d’énormes silos, les granulés sont expédiés chez les clients de TotalÉnergies par deux logisticiens : Katoen Natie et Vos Logistics. L’entreprise Feluy Service Center, elle, assure le lavage des camions-citernes. Chaque année, 30 000 poids lourds se gorgent de billes dans des quais de chargement, avant de prendre la route. Les granulés servent ensuite à concevoir des emballages alimentaires, des pare-chocs de voiture, de l’électroménager, des vêtements ou encore des jouets.

Du moins, quand tout se passe comme prévu. Car au « zoning » de Feluy, les granulés se font la malle. Des billes se dispersent sur les accotements routiers, ballottées au gré des vents et des pluies. La faute « à coup sûr à un processus industriel négligent », selon Arnaud Guérard. Ces pertes pourraient advenir « à chaque étape de la chaîne du plastique : lors du stockage, du nettoyage, du chargement, du déchargement... », liste l’élu, qui conserve plus de seize années de photographies, d’alertes, de témoignages de citoyens et de rapports de la police de l’environnement.
Une partie des livraisons se fait notamment dans de grands sacs ouverts, dits « big bags », comme Reporterre a pu l’observer. « Une très mauvaise habitude, déplore Lucie Padovani, de Surfrider. En raison de leur taille, de leur forme et de leur légèreté [1], les billes s’échappent alors facilement dans la nature. »

La catastrophe écologique est alors enclenchée, les granulés étant d’excellents voyageurs. lls peuvent parcourir de longues distances, transportés par les ruisseaux et les rivières, avant d’être finalement rejetés dans la mer et l’océan. En chemin, ils risquent d’être ingérés par des animaux d’élevage ou sauvages, ou d’atterrir dans l’estomac de poissons qui réapparaissent timidement dans la Sennette, tels que les épinoches, dont sont friands les martins-pêcheurs. « Ils peuvent aussi libérer des polluants organiques persistants — PCB, phtalates, métaux lourds, DDT — et contaminer toute la chaîne alimentaire », regrette Lucie Padovani.
« On parle d’une multinationale qui réalise des mégaprofits. Le reste peut crever »
Contactée à plusieurs reprises par Reporterre, TotalÉnergies a refusé notre demande de visite de son usine. Quant à nos questions, qui portaient principalement sur sa responsabilité précise dans cette pollution, la major pétrogazière n’a pas nié son implication. « Le respect de l’environnement est au centre de nos priorités. TotalÉnergies agit au quotidien pour empêcher la dispersion de granulés sur son site de Feluy », a-t-elle simplement déclaré par courriel.
« Les industriels nous privent du droit de vivre dans un environnement sain », s’insurge Arnaud Guérard. Les premiers signalements de riverains remontent au 18 novembre 2007. « En réalité, ça fait trente ans que j’habite là, trente ans que je vois les polymères défiler », dit amèrement Gérard [*], ouvrier agricole en plein ramassage de bois de chauffage. Son terrain jouxte le ruisseau Pignarée, bordé d’arbres, où se déversent les eaux du « zoning ». « Je suis aux premières loges. J’ai vu passer tout un tas de merde, des tas de billes, mais aussi des tuyaux en PVC quand ils étaient en travaux. » Par endroit, l’eau est noirâtre, couleur charbon.

« La pollution aux pellets ne date pas d’hier », confirme Claude, du quartier de Marche-lez-Écaussinnes, le plus proche du « zoning ». Il y a quelques années, elle tombait encore sur des sacs de billes éventrés au bord de la route, jetés près d’avaloirs. Elle se souvient même d’avoir découvert un jour un pigeon mort, « le ventre très bombé ». « Par curiosité, je l’ai emmené chez le vétérinaire et il était bourré de billes ! ». Mais le plus souvent, « les granulés ont pénétré si durablement nos existences qu’on finit par s’habituer, par ne plus les voir. On pourrait ressentir une colère permanente, mais qu’est-ce que vous voulez faire ? On parle d’une multinationale qui réalise des mégaprofits. Le reste, tout ce qui vit autour, peut crever ».
Quelques rappels violents subviennent parfois, en cas d’orages et de crues. Lors des inondations de juillet 2021, qui ont durement frappé la Belgique, les eaux gorgées de billes sont montées dans les terres. Julien [*], maraîcher bio situé à six kilomètres du « zoning », a vu l’eau granuleuse se répandre sur ses cultures. Le paysan se dit toutefois « soucieux de rester neutre » — il compte des salariés du « zoning » parmi ses clients — et relativise : « Les billes sont quasiment toutes reparties comme elles étaient arrivées, et les légumes ne mangent pas le plastique ! »

Un problème « d’imputabilité »
Face aux granulés de TotalÉnergies, la commune d’Écaussinnes, elle, refuse d’abdiquer. Après seize ans d’infractions répétées et constatées par les agents communaux et la police de l’environnement, l’affaire trouve enfin de l’écho et les industriels commencent à sortir de leur déni initial. Forcés et contraints, puisqu’une information judiciaire a été ouverte par le Parquet de Charleroi et une enquête est en cours.
Selon une source citée par le bimestriel belge Imagine, le dossier est « complexe » : « Il y a un certain nombre d’infractions constatées et beaucoup de preuves à l’appui, mais aussi un gros problème d’imputabilité. Total produit les polymères et les trois logisticiens les transportent. Qui est responsable de quoi et jusqu’où, il va falloir bien clarifier et étayer les charges, car les quatre parties se rejettent la faute. »
En attendant, la ministre wallonne de l’Environnement, Céline Tellier, tente de « faciliter le dialogue » entre les entreprises et les communes concernées (Écaussinnes et sa voisine Seneffe), explique son cabinet à Reporterre. Elle a également imposé un renforcement des conditions d’exploitation en juin 2021. Un nettoyage régulier des sites est désormais imposé, ainsi que l’installation de souffleuses — pour épousseter les camions avant qu’ils ne sortent du site — et de dispositifs de grilles et de filets « évitant la sortie des billes du site ».

L’un de ces barrages filtrants est installé sur le ruisseau Pignarée. C’est une sorte de passoire géante, dans laquelle une quantité importante de billes est retenue. Malheureusement, elle est aussi une prison pour les amphibiens qui empruntent le même chemin que les granulés et finissent par mourir affamés. Ce jour, trois crapauds gisent, inanimés, dans les pellets. Seul un triton bouge encore. « Il a eu de la chance de tomber sur nous », souffle Arnaud Guérard, qui le débarrasse du plastique qui lui colle à la peau.
« Ces mesures ont permis d’améliorer la situation sur les abords des voiries directes, mais les quantités qui se retrouvent dans l’environnement sont encore significatives, poursuit-il en relâchant le petit animal noir. Et quid de la responsabilité historique des quatre exploitants ? Quelles quantités de billes ont été relarguées pendant toutes ces années ? Comment comptent-ils réparer le mal qu’ils ont fait ? Ce sont autant de réponses qu’on aimerait obtenir. » La commune réclame désormais un engagement fort de la part de l’Union européenne, des mesures contraignantes qui placent les responsables de ces pollutions devant la loi. « Les enjeux nous dépassent de loin, c’est là que ça peut se jouer », estime-t-il.
Vers une directive européenne ?
La Commission européenne travaille justement sur un projet de directive pour lutter contre les rejets de microplastiques dans l’environnement. D’après un rapport qu’elle a commandé, environ 160 000 tonnes de granulés de plastique industriels seraient « perdues » par l’industrie dans l’Union européenne. « Le cas d’Écaussinnes n’est pas un cas isolé », confirme Lucie Padovani.
Pour s’opposer à toute régulation stricte, l’industrie du plastique avait prévu le coup : elle a créé sa propre initiative, nommée Clean Sweep, en 1992. Les entreprises mises en cause à Écaussinnes, dont TotalÉnergies, en sont toutes signataires et visent le « Zero Pellet Loss » (« Zéro perte de pellets »). « Trente ans après, l’objectif n’est clairement pas atteint et l’opération est complètement opaque sur ce qu’elle met en œuvre », regrette la salariée de Surfrider. « Ça ne peut pas fonctionner de façon optimale tant que c’est volontaire », déclarait Frédérique Ries, députée européenne, en mars 2022.
Cette directive est d’autant plus nécessaire que pour les industriels des énergies fossiles, le plastique est une manière d’engranger toujours plus de profits : l’entreprise Ineos cherche à implanter la plus grande usine pétrochimique d’Europe à Anvers, et, comme l’a révélé Mediapart, TotalÉnergies vient de s’associer avec Saudi Aramco, le plus gros pétrolier du monde, pour ériger un complexe pétrochimique géant en Arabie saoudite. À Écaussinnes, mieux qu’ailleurs, on sait ce que cela peut signifier.