Tour de France : l’équipe Ineos, championne du plastique polluant

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Climat Économie Mines et métaux Déchets SportsSymbole de l’essor de la production plastique permise par le gaz de schiste, l’entreprise Ineos sponsorise une des équipes favorites du Tour de France.
Dans le cœur des fans de cyclisme, les mois de juillet ont un parfum de Tour de France : trois semaines d’une course populaire, de pelotons tassés sur la chaussée, d’échappées téméraires, de sprints musclés, de succès vibrants et d’espoirs déchus, au fil des plaines et des reliefs de l’Hexagone.
Le Tour de France est aussi une grande fête des sponsors. Cette année, deux des principaux producteurs européens de plastique participent ainsi à la « grande boucle » : l’entreprise Total, qui s’est approprié l’équipe française Direct Énergie, et l’entreprise Ineos, qui sponsorise l’équipe homonyme du tenant du titre Geraint Thomas.
Ineos est méconnue en France. Elle y emploie 2.250 personnes, réparties sur quatre sites de production de polymères : à Tavaux (Jura), Wingles (Pas-de-Calais), Sarralbe (Moselle) et Lavéra (commune de Martigues, Bouches-du-Rhône). Ce géant de la pétrochimie est le principal producteur européen des deux matières utilisées pour produire le plastique : l’éthylène et le propylène.

La société Ineos a été fondée en 1998 par Jim Ratcliffe. Ce self-made-man britannique a profité de la restructuration du secteur de l’industrie chimique pour acheter des dizaines d’usines pétrochimiques à de grandes compagnies pétrolières (Amoco, BASF, Degussa, BP, ICI, Dow Chemical ou encore UCB), qui les jugeaient peu rentables. Ces sites de production se sont mués en poule aux œufs d’or dans les années 2000 : avec l’émergence de nouvelles techniques d’extraction de gaz et de pétrole à partir des roches de schiste, Ineos s’est tourné vers cette matière première peu chère pour produire du plastique à bas coût. Le groupe est le premier à avoir importé en Europe du gaz de schiste issu de la fracturation hydraulique aux États-Unis.
« Il est important de reconnaître que le plastique fait beaucoup de bien dans notre société »
Ineos s’est depuis imposé comme un mastodonte de la pétrochimie. Rien qu’en 2016, l’entreprise a produit près de 10 millions de tonnes de plastique. Elle devrait encore investir trois milliards d’euros dans une nouvelle usine de production d’éthylène à Anvers, en Belgique.
« Tout le modèle d’affaire de Jim Ratcliffe consiste à racheter des actifs délaissés, que même l’industrie des combustibles fossiles a mis au rebut, et à leur redonner vie, analyse Joe Corre, activiste et responsable de l’organisation britannique Talk Fracking. Alors que le monde commence à se désengager du plastique, Ineos augmente sa production… Cette entreprise est totalement en décalage avec son époque et ne fait qu’aggraver le changement climatique. » [1]
Élue entreprise la plus polluante d’Écosse en 2019 par l’Agence de protection de l’environnement écossaise, la raffinerie d’Ineos à Grangemouth a émis 1,6 million de tonnes de CO2. Ineos et ses firmes étaient responsables de presque 10 % des émissions de gaz à effet de serre du pays en 2017.

« Il est important de reconnaître que le plastique fait beaucoup de bien dans notre société, dit à Reporterre un porte-parole d’Ineos. Du téléphone à l’équipement médical, des vêtements aux composants légers pour voitures et avions économes en carburant, des ordinateurs à l’isolation des médicaments, nos produits sauvent des vies, réduisent l’impact environnemental et rendent le monde meilleur. Sans emballage alimentaire, il faudrait jeter beaucoup plus de nourriture. Le cyclisme professionnel repose aussi sur les produits que nous fabriquons. » Et, selon le porte-parole d’Ineos, qui a souhaité rester anonyme, son employeur « s’engage à évoluer vers une économie circulaire, où les déchets plastiques seront utilisés comme matière première », « à réintroduire 325.000 tonnes de produits recyclés dans ses processus de production d’ici 2025 et à s’assurer que 100 % de ses plastiques seront recyclables ».
Malgré la volonté affichée d’évoluer vers « une économie circulaire », Ineos cherche à diversifier les sources d’approvisionnement de ses raffineries et usines de production pétrochimiques en misant sur le gaz de schiste, dont il souhaite produire de l’éthane et de l’éthylène, qui entrent dans la composition des matières plastiques. L’entreprise a obtenu plusieurs licences pour exploiter le gaz de schiste au Royaume-Uni, notamment dans le Yorkshire, où elle mène plusieurs projets d’exploration. [2]
Ineos veut contourner les règles européennes sur la pollution de l’air et de l’eau
« Jim Ratcliffe ne se préoccupe pas des conséquences de l’extraction de gaz de schiste par la fracturation hydraulique, déplore Andy Gheorghiu, conseiller politique de Food and Water Watch Europe. Il a déjà comparé les catastrophes environnementales à “des crevaisons de pneus occasionnelles” : celles-ci seraient des désagréments qu’il faut accepter en échange des avantages retirés. » Faisant fi de ces risques, en mars dernier, Jim Ratcliffe a menacé de fermer l’usine de Middlesbrough, dans le nord de l’Angleterre, à moins d’être autorisé à contourner les règles européennes destinées à limiter la pollution de l’air et de l’eau. Et en février, il a adressé une lettre ouverte au président de la Commission européenne, Jean-Paul Juncker, pour lui demander d’assouplir les taxes environnementales européennes en échange de son investissement pour la nouvelle usine de production de plastique à Anvers. La société estime aussi que les normes anti-sismiques britanniques sont trop sévères.

« Le bilan environnemental d’Ineos est très médiocre et l’entreprise fait régulièrement l’objet d’amendes pour des infractions commises dans le monde entier », relève Joé Corre, de Talk Fracking. Les usines d’Ineos ont été le théâtre de nombreux accidents : des fuites de pétrole en Norvège, d’acide chlorhydrique en Italie, des incendies et la libération de gaz toxiques. En 2017, la raffinerie de Grangemouth en Écosse a libéré dans l’atmosphère 370 kg de tétrachloréthylène, un composé toxique et polluant. Les routes avoisinantes ont été barrées et les enfants interdits de sortie.
La Fédération allemande pour l’environnement et la protection de la nature (Bund) a révélé en mai dernier qu’Ineos, comme 654 entreprises opérant en Europe, utilisait massivement des substances synthétiques interdites par le protocole européen d’enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques (Reach). « Nous réfutons catégoriquement l’affirmation de Bund, inexacte et trompeuse, répond le porte-parole d’Ineos interrogé par Reporterre. Nous prenons très au sérieux notre responsabilité en matière de sécurité, de santé et d’environnement. Nous respectons pleinement toutes les obligations de Reach. Nous n’avons pas été informés que nos dossiers étaient en infraction avec le règlement. Nous prendrions les mesures correctives nécessaires, si un tel avis était reçu. »

À proximité des usines et des sites de forage, riverains et activistes écologiques s’attèlent à gripper les plans d’Ineos. Mais l’entreprise ne leur facilite pas la tâche et a obtenu, en 2017, une restriction du droit de manifester à proximité des sites de gaz de schistes, sous peine de lourdes amendes voire de prison. « Ineos a dépassé les bornes et nous a privés de droits fondamentaux tels que la liberté d’expression et de réunion », dit Joe Corre, de Talk Fracking. Pour Jim Ratcliffe, c’était simplement un moyen de protéger son personnel des « activistes militants ». Mercredi 3 avril, une cour d’appel a donné raison aux activistes et rejeté les grandes lignes de l’injonction d’Ineos. Au grand dam de l’entreprise : « Nous défendons les emplois et les opportunités, ils défendent l’anarchie au Royaume-Uni », a déclaré le représentant d’Ineos, Tom Pickering.
« Le sport, un moyen efficace d’être bien perçu et accepté par le public »
Dans le monde du sport, Ineos tente désormais de lustrer une image bien écornée outre-Manche. « Quel meilleur moyen, pour entrer dans notre quotidien et se rendre agréable à nos yeux, que d’acheter nos équipes sportives préférées », s’interroge Steve Mason, de Frack Free United. « Comme l’avait compris l’industrie du tabac, désormais interdite de sponsoring sportif, Jim Ratcliffe est conscient que le sport est un moyen efficace d’être bien perçu et accepté par le public », dit Joe Corre.

Le groupe a sponsorisé le programme Daily Mile, initiative visant à encourager les écoles primaires britanniques à faire courir les élèves 15 minutes par jour. En mai 2019, le syndicat des salariés de l’Éducation nationale du Royaume-Uni a accusé Ineos d’« écoblanchiment », de « mettre en danger le bien-être des générations futures » et voté contre le sponsoring d’Ineos.
Ineos a également acheté le club de football de Lausanne en novembre 2017 et changé son blason, provoquant le courroux des supporters. Enzo Fernandez, fils de Zinedine Zidane, a été la première recrue de l’ère Ineos. Sans succès : le club a été relégué en deuxième division suisse. Jim Ratcliffe serait désormais tout proche d’acquérir l’OGC Nice. « Les équipes de Chelsea et United ont refusé, dit Andy Gheorghiu, de Food and Water Watch Europe. L’offre peut être tentante pour les supporters, étant donné la fortune de Ratcliffe, mais Nice devrait refuser à son tour et se demander d’où vient l’argent. Idem pour le Tour de France ! »
Depuis le début du Tour, les ONG européennes membres du mouvement Break Free From Plastic se mobilisent pour mettre en lumière les activités d’Ineos. Andy Gheorghiu et la stagiaire de Food and Water Watch Europe, Eilidh Robb, ont été arrêtés jeudi 4 juillet au Grand Plaza de Bruxelles, où les coureurs du Tour de France étaient présentés. Ils portaient un t-shirt de protestation contre la société Ineos, des tracts contre la fracturation hydraulique et des masques de Jim Ratcliffe.
« Il est malheureux qu’un tel évènement sportif fasse la part belle à des géants de la production de plastique vierge, regrette Laura Châtel, chargée de campagne à Zero Waste France, membre de Break Free From Plastic. Ce serait une image catastrophique que de voir un coureur sur le podium du Tour avec le maillot d’Ineos. »
À l’heure où Reporterre écrit ces lignes, ce ne sont pas un, mais deux coureurs d’Ineos qui figurent en très bonne position dans le Tour de France 2019 : Geraint Thomas est deuxième derrière Julian Alaphilippe (à 1’26’’ samedi matin) et le prometteur Egan Bernal est en cinquième position. Ils tenteront de ravir, dès l’étape pyrénéenne de ce samedi, le maillot jaune du coureur français.