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Nature

Sur le terrain, des milliers de passionnés font avancer la science de la biodiversité

Oiseaux, papillons, plantes sauvages… les programmes de science participative se multiplient en France. Grâce aux observations réalisées par les bénévoles, les scientifiques mènent des recherches impossibles autrement. Enjeu de fond : protéger la biodiversité.

Il est à peine plus de 9 h, lundi 14 mars, dans le parc forestier de la Poudrerie de Sevran (Seine-Saint-Denis). Seuls quelques cris et chants d’oiseaux troublent le silence qui règne sous les arbres dénudés. Chaussures de randonnée aux pieds, emmitouflée dans une polaire bien chaude, Francine Legris, 63 ans, se dirige vers le canal de l’Ourcq. Le joli chemin de halage à fleur d’eau n’est que la première étape d’un parcours de deux bonnes heures.

Cette habitante de Tremblay-en-France participe au programme Observ’acteur. Lancé en 2009 par le conseil général de Seine-Saint-Denis, il invite les habitants à verser leurs clichés légendés de la faune et de la flore observées dans la base de données de l’Observatoire départemental de la biodiversité urbaine (Odbu). Mais pour Mme Legris, les sciences participatives, c’est-à-dire la collecte de données naturalistes par des citoyens pour alimenter des programmes de recherche scientifiques, « c’est toujours et avant tout une promenade ».

Francine Legris, retraitée, participe au programme Observ’acteur.

À raison de trois ou quatre sorties hebdomadaires, elle a eu le temps de faire connaissance avec les habitants des lieux. « Normalement, il y a sept couples de canards mandarin entre Sevran et Villeparisis, indique-t-elle en photographiant la berge. Les mâles présentent de petites différences au niveau du plumage. » Dans l’objectif, un couple de palmipèdes se prélassant au soleil, le mâle aux plumes multicolores se distinguant nettement de la discrète femelle.

Un couple de canards mandarin se prélasse au soleil.

Ce jour-là, la retraitée, ancienne contrôleuse de gestion pour un grand magasin, ne dénombrera que quatre duos. « Je n’ai commencé à compter qu’en 2007, l’année où sont arrivées les perruches à collier, se souvient-elle. Je m’y suis attachée et j’ai commencé à les suivre. Cela m’a amenée à regarder plus attentivement les autres oiseaux, par curiosité et pour mieux les connaître. »

Plusieurs fois par semaine, Mme Legris photographie les animaux du parc.

À 500 kilomètres de là, Jean-Pierre Leroux, retraité de 67 ans, se livre à un exercice similaire dans le jardin de sa maison de Trignac (Loire-Atlantique). En 2011, il découvre l’Observatoire des papillons des jardins (OPJ), qui incite les jardiniers à compter le nombre de papillons de 46 espèces communes (piérides blanches, citrons, amaryllis, etc.) et à renseigner leurs pratiques de jardinage.

Il décide de se lancer. « Tous les jours, j’observe. Si le papillon me semble intéressant, je sors ma caméra et je note mes observations dans la journée, raconte l’ancien ingénieur des chantiers de l’Atlantique. Cela m’oblige à mieux connaître les papillons et à être rigoureux. C’est un enrichissement personnel mais aussi familial puisque j’ai entraîné ma femme et ma belle-mère ! »

-  Vidéo amateur sur l’identification des papillons réalisée par Jean-Pierre Leroux

Sa motivation est double : comprendre l’évolution des populations de papillons dans son jardin et apporter sa pierre à l’édifice de la connaissance scientifique. « Cela faisait quelques années que je voyais décliner le nombre d’oiseaux et de papillons et je voulais comprendre ce qui se passait, explique M. Leroux. Cela oblige à poser un regard différent sur la biodiversité qui nous entoure. »

Le succès est immédiat 

Observ’acteur et l’OPJ sont deux des nombreux projets de sciences participatives en lien avec la biodiversité actuellement menés en France. Le « suivi temporel des oiseaux communs » (Stoc), premier-né des observatoires citoyens, a vu le jour en 1989 à l’initiative du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Le Stoc s’adresse à des naturalistes expérimentés, qui participent déjà à des opérations de baguage des oiseaux.

Le Jardin des Plantes du Muséum national d’histoire naturelle, à Paris.

Le grand public n’est invité à contribuer qu’en 2006, lorsque le MNHN et l’association Noé conservation créent l’Observatoire des papillons des jardins (OPJ). Le succès est immédiat : « La première année, 3.500 jardiniers ont observé 278.000 papillons, indique Claire Michel, chargée de programme Observatoires de la biodiversité à Noé conservation. Depuis, nous comptons en moyenne 2.300 jardins inscrits chaque année. 1,5 million de papillons ont été observés depuis le lancement. »

Depuis l’OPJ, « les programmes créés se fondent de plus en plus sur la participation du grand public », observe Grégoire Loïs, coordinateur du réseau Vigie nature au MNHN. Le nombre de projets a « énormément augmenté » jusqu’en 2010, avant de se stabiliser aux alentours de 200. De nombreuses espèces sont surveillées par ce biais : les plantes sauvages urbaines (via le programme Sauvages de ma rue de Tela Botanica et du MNHN), les gastéropodes (Opération escargots de Noé et du MNHN), les amphibiens (Un dragon ! dans mon jardin ? de l’Union nationale des centres permanents d’initiatives pour l’environnement — Uncpie), etc.

Quel est l’intérêt pour les scientifiques ? « Les chercheurs en macroécologie ont besoin de gros jeux de données pour dégager des corrélats », explique Grégoire Loïs. Problème, ils n’ont ni le temps, ni les moyens, ni les effectifs suffisants pour récolter eux-mêmes les centaines de milliers d’observations nécessaires. « Prenons l’exemple des insectes pollinisateurs, poursuit le coordinateur de Vigie nature. On a plusieurs milliers d’espèces, de groupes distincts. Et très peu de spécialistes qui se consacrent uniquement à tel groupe de coléoptères, tel groupe d’hyménoptères... Impossible de travailler massivement sur tous les pollinisateurs en restant entre scientifiques. »

Un puissant levier de sensibilisation des citoyens 

Les observateurs bénévoles offrent donc bien plus qu’un coup de pouce aux programmes de recherche scientifiques. L’OPJ a ainsi permis de réaliser plusieurs études. « Une de nos dernières analyses concerne l’évolution du nombre de papillons en fonction de l’utilisation de produits phytosanitaires dans le jardin, rapporte Romain Julliard, enseignant-chercheur en écologie au MNHN. Nous avons observé que les herbicides et insecticides ont des effets négatifs sur les papillons. »

Qu’en est-il de la qualité des observations recueillies ? « En 2009, un doctorant a demandé aux participants de l’OPJ de lui envoyer des photos légendées des papillons observés, raconte M. Loïs. Il a constaté qu’il n’y avait que 4 à 5 % d’erreurs, ce qui est négligeable sur un ensemble de 10.000 photos. Surtout dans la mesure où nous pouvons prendre en compte ce pourcentage en introduisant une marge d’erreur dans les modèles. »

La piéride du chou, un papillon commun des jardins.

En réalité, le risque est plutôt que les observateurs se découragent et abandonnent le projet, ce qui compromet la pérennité des études de suivi. « Un observateur lambda qui s’inscrit au programme ’Un dragon dans mon jardin’ en 2014, on a 50 % de chances de ne pas le retrouver en 2015, évalue Cyril Galley, directeur du CPIE (centre permanent d’initiatives pour l’environnement) de Champenoux (Meurthe-et-Moselle). Il faut donner envie de s’engager. Ce n’est pas gagné, parce que les observations ne sont pas toujours palpitantes. »

Le MNHN a donc réalisé une enquête pour mieux connaître les participants. 3.000 personnes ont répondu au questionnaire. « Nous avons 54 % de femmes, détaille Anne Dozières, coordinatrice de Vigie nature. La moyenne d’âge est d’environ 60 ans. Près de la moitié des participants vivent en milieu rural. La grande majorité des participants est à la retraite et les autres sont des cadres et professions intellectuelles supérieures. »

Le Muséum s’est également intéressé aux raisons de la participation. « On retrouve le plaisir de pratiquer une activité en lien avec la nature, la satisfaction d’augmenter ses connaissances et la fierté de participer à un programme scientifique, énumère Mme Dozières. Mais la motivation la plus forte est de participer à un projet qui aide à protéger la biodiversité. »

Car les sciences participatives sont aussi un puissant levier de sensibilisation des citoyens. « C’est extrêmement intéressant, ce changement de regard des gens qui s’aperçoivent que la biodiversité n’est pas loin et qu’ils la côtoient dans leur vie quotidienne, s’enthousiasme Alix Cosquer, chercheuse en psychologie environnementale à l’université de Bretagne-Occidentale à Brest et auteure d’une thèse consacrée aux participants de l’OPJ. En plus, les sciences participatives ne disent pas aux gens ce qu’il convient de faire ou de penser, mais leur donne les outils pour qu’ils observent la biodiversité et en tirent leurs propres enseignements. »

De réels changements de pratiques

De cette manière, le message passe mieux, et les associations environnementalistes l’ont bien compris. Elles se sont emparées des sciences participatives et épaulent le MNHN dans tous ses observatoires. « C’est la sensibilisation par l’action, résume Jennifer Carré, responsable de l’Observatoire des saisons à Tela-Botanica. Cette année, nous avons connu un hiver exceptionnellement doux, avec du mimosa en fleur dès le mois de novembre et des amandiers très en avance. Cela conforte les gens dans l’idée qu’il y a un problème et que l’observation est importante. »

Les sciences participatives entraînent parfois de réels changements de pratiques chez les participants. Une enquête réalisée dans le cadre de l’OPJ montre que « si 80 % des participants utilisent des pesticides dans leurs jardins la première année d’observation, ils ne sont plus que 45 % au bout de trois ans », rapporte Mme Dozières. Pour accompagner cette démarche, Noé conservation a lancé la campagne Jardins de Noé, qui propose 10 gestes pour accueillir la biodiversité dans son jardin : implanter une prairie fleurie naturelle, limiter l’éclairage nocturne, n’utiliser que des produits naturels, etc. Près de 4.100 jardins sont déjà inscrits.

Pour faire tache d’huile, les associations misent sur l’animation de leurs réseaux d’observateurs. Ainsi, en Seine-Saint-Denis, l’Observatoire départemental de la biodiversité urbaine organise chaque année les 24 heures de la biodiversité, tout un week-end de sciences participatives et d’activités nature pour encourager les habitants à participer au programme Obser’acteur.

Reste à partager, organiser et structurer toutes ces bonnes pratiques. En 2012, s’est créé un Collectif national des sciences participatives-biodiversité, coanimé par la Fondation Nicolas Hulot et l’Uncpie. Il regroupe une vingtaine d’acteurs et de porteurs de projets, parmi lesquels le MNHN, la Ligue pour la protection des oiseaux, Noé et Tela Botanica. « "l’objectif est de recenser les programmes et les acteurs pour mieux connaître l’existant, avoir un panorama et mutualiser les pratiques", explique Caroline Joigneau-Guesnon, de l’Uncpie. Cela permettrait d’en démultiplier l’impact. »

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