Un barrage pourrait dévaster le dernier coin de « Rhône sauvage »

Cette portion du Rhône serait détruite par le nouveau barrage. « On trouve ici une biodiversité très riche, qui serait complètement bouleversée par le barrage », se désole Laurent Cogerino, de l'association Lo Parvi. - © Moran Kerinec / Reporterre
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Au nom de la transition énergétique, l’État et la Compagnie nationale du Rhône envisagent de construire un nouveau barrage. Problème : celui-ci détruirait le dernier tronçon naturel et non artificialisé du Rhône.
Saint-Romain-de-Jalionas (Isère), reportage
Costard fringant et smartphone à la main, Jérôme Grausi se fraye un chemin à la lisière des champs. En contrebas, le Rhône s’écoule à vive allure, créant çà et là des tourbillons d’eau claire. Sur les berges, bouleaux, saules et peupliers se parent peu à peu de leurs teintes automnales. « C’est une des dernières zones naturelles du fleuve, et c’est un lieu important pour nous », souligne le volubile quadragénaire, maire du village de Saint-Romain-de-Jalionas. Mais ce tronçon sauvage d’une vingtaine de kilomètres pourrait bientôt disparaître.
C’est ici en effet, à la frontière entre l’Isère et l’Ain, que la Compagnie nationale du Rhône (CNR) et l’État envisagent de construire un barrage hydroélectrique, baptisé Rhônergia. Une chute de 6 mètres, avec une retenue de 20 millions de m3 et une digue le long de la rive en amont, le tout pour une puissance de 37 mégawatts (MW), pouvant couvrir les besoins énergétiques — hors chauffage — de 60 000 habitants.
Une solution « pour accélérer le développement des énergies renouvelables », selon la plaquette de présentation de la CNR. « Un projet coûteux qui va défigurer notre village et détruire notre environnement », pour Jérôme Grausi.
Seuls 25 km du Rhône ne sont pas artificialisés
Naturaliste passionné et membre de l’association écolo Lo Parvi, Laurent Cogerino connaît bien les berges jalioromaines. « Il s’agit d’un des derniers sites où le fleuve conserve son plein débit dans son lit historique, insiste-t-il. C’est un patrimoine naturel exceptionnel ! »
Sur les 545 km du linéaire du Rhône en France, seulement 25 km sont encore indemnes d’aménagements physiques. « On trouve ici une biodiversité très riche, qui serait complètement bouleversée par le barrage », poursuit-il. Héron pourpré, martin-pêcheur, crapaud calamite, grenouille agile, chabot, castor, loutre, salamandre et triton… La liste des espèces observées dans les environs est à faire pâlir les écologues.

Pour réaliser le barrage, « ils vont devoir couper les arbres, bétonner une partie des berges, curer le lit du fleuve, poursuit l’écologiste. Ça va détruire des habitats et faire disparaître énormément d’individus ». Selon ses calculs, le nombre d’espèces pourrait être réduit de moitié.
Côté CNR, Olivier Le Berre, directeur de programme, se veut rassurant : « Il s’agirait d’un ouvrage compact, enchâssé dans le lit du fleuve, très différent de ce qu’on faisait dans les années 1960. L’idée, c’est qu’il fasse partie du paysage. » Rivière artificielle pour faire passer les poissons, replantation d’essences locales, restauration des affluents… « Un barrage aura toujours un impact sur la biodiversité, mais nous pouvons minimiser au maximum ses impacts », souligne le directeur de projet.
Les EPR en embuscade
Pas de quoi convaincre les opposants. « Cet aménagement aurait des conséquences très larges, encore difficiles à évaluer », alerte Laurent Cogerino. Parmi ses inquiétudes, les effets possiblement néfastes sur la confluence de l’Ain, l’un des derniers deltas naturels actifs d’Europe, situé à moins de 5 km en aval.
Ou encore la potentielle pollution des nappes alluviales, qui servent à l’approvisionnement en eau potable de la métropole lyonnaise. « Les sédiments du fleuve sont pollués aux PCB [polychlorobiphényles] et autres contaminants chimiques, précise Clément Pradier, habitant de Saint-Romain-de-Jalionas, membre de la commission environnement du village. En curant et en draguant le lit du Rhône, on risque de les remettre en suspension… et en circulation. » Sur ces deux points, la CNR indique que des études poussées seront menées.

L’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse elle-même se montre sceptique : « [La] compatibilité [du projet] avec l’exigence de non-détérioration de l’état des masses d’eau portée par la directive européenne cadre sur l’eau devra être démontrée, nous écrit-elle par courriel. À défaut, une demande de dérogation à ce principe devra être étudiée et précisément justifiée selon les termes prévus par la directive-cadre sur l’eau. »
Dernier motif d’incertitude — et non des moindres — la proximité avec la paire d’EPR2, annoncée en juillet dernier par Emmanuel Macron. Ces nouveaux réacteurs nucléaires devraient être construits quelques kilomètres en amont du futur barrage. Quid des incidences ? « Il n’y a a priori pas d’incompatibilité technique fondamentale, rassure M. Le Berre, mais nous devons mener des études sérieuses sur ce sujet. » Pour Jérôme Grausi, « il ne faudrait pas qu’après la vallée de la chimie qui a défiguré Feyzin, notre territoire devienne la vallée de l’énergie et défigure notre village et ses alentours ».

La transition énergétique contre la biodiversité
« Nous ne sommes pas contre les énergies renouvelables, mais elles ne doivent pas pour autant bousiller la biodiversité », conclut Laurent Cogerino. Et ce d’autant plus que le projet Rhônergia « est anecdotique » en termes de production électrique... Et cher : 230 millions d’euros estimés en 2018, 330 millions d’euros selon les derniers chiffres avancés par la CNR.
« Optimiser les barrages existants sur le Rhône [en changeant les turbines par exemple] permettrait de meilleurs résultats, pour un impact bien moindre sur l’environnement », ajoute le militant. Élus jalioromains et associations environnementales poussent ainsi pour des alternatives au projet, comme l’implantation de panneaux photovoltaïques ou d’éoliennes.

« Il ne s’agirait pas tant de faire l’un ou l’autre, mais de tout faire, car nous avons un besoin considérable en énergie renouvelable, considère pour sa part M. Le Berre. Le barrage en lui-même pourrait permettre d’éviter 51 000 tonnes de gaz à effet de serre. » Les opposants font valoir, au contraire, que cette nouvelle centrale hydro signe « un acharnement à récupérer les quelques kWh encore non valorisés », au détriment de la nature.
En clair : un aménagement au moindre potentiel et au maximum d’impacts. C’est d’ailleurs pour cette raison que le projet initial, imaginé par la CNR dès 1934, avait été retoqué... dans les années 1980. À l’époque, scientifiques et habitants s’étaient fortement mobilisés contre la construction d’une retenue. Les autorités avaient dû reculer. « Ils nous ressortent un projet venu tout droit des années 1930, en total décalage avec les enjeux actuels ! » tempête Laurent Cogerino.
Bientôt une zad ?
Malgré toutes ces incertitudes, le projet Rhônergia avance à marche forcée. La CNR prévoit « un planning volontariste », selon les propos d’Olivier Le Berre : concertation de novembre à février, sous l’égide de la Commission nationale du débat public, et finalisation des études en parallèle, afin que le gouvernement puisse rendre une décision finale « courant 2024 ».
« Ce sera à l’État de trancher, sur l’opportunité ou non de construire ce barrage », insiste le cadre de la CNR. La centrale hydroélectrique pourrait ensuite entrer en service dans dix ans.
De leur côté, les opposants se préparent à une lutte tous azimuts. Recours juridique, plaidoyer auprès des élus, mobilisation citoyenne. Le maire, Jérôme Graussi, a mis en pause son travail à Pôle emploi « pour [se] battre ». Première étape, le 30 septembre : une grande réunion publique, et en plein air, est organisée sur les bords du Rhône. « On nous a demandé si nous comptions faire une zad, sourit Laurent Cogerino. Ce n’est pas le job de nos assos, mais si certains veulent le faire… on ne sait pas ce qui peut se passer. »