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Nature

Un ornithologue paysan transforme une ferme en écrin de biodiversité

Agriculture et préservation des équilibres du vivant ne s’opposent pas, bien au contraire. C’est ce que démontre l’ornithologue-naturaliste Sébastien Blache sur l’exploitation familiale du Grand Laval, qu’il a reprise en polyculture élevage. Un exemple de cohabitation que le paysan voudrait promouvoir, alors que près de la moitié du territoire national est cultivé.

Changement climatique, Covid-19, violences policières, chômage des jeunes… Le fond de l’air est triste. Mais il se passe aussi plein de choses revigorantes. Cette semaine, Reporterre vous présente des initiatives pleines d’espoir, qui rompent avec le système dominant. On peut vivre autrement, coopérer, s’émanciper, s’inspirer les unes les autres. Bonne lecture !


  • Montélier (Drôme), reportage

Le brouillard finit à peine de se lever que déjà les passereaux grouillent dans le sorgho. Perché sur un arbre, un rouge-gorge chante. Un pouillot véloce s’invite au concert tandis que des papillons blancs s’en donnent à cœur joie dans des herbes hautes. Jumelles à la main, Sébastien Blache observe cette vie matinale. Son chien l’imite. Les premiers contreforts du massif du Vercors les regardent. Scène habituelle à la ferme du Grand Laval, à Montélier, dans la Drôme.

À l’approche de l’exploitation bio en polyculture élevage dans la plaine de Valence, il y a comme un air d’oasis. Un écrin de verdure, des animaux en pâturage, un étang… Autour par contre, le paysage est monotone. Les champs géométriques ont été labourés et la terre est presque à nue. Pas une herbe folle. Pas un centimètre à perdre pour les céréales type maïs, spécialité intensive locale pour l’élevage de poulets. Avant d’être ami de la vie sauvage, le Grand Laval avait le même visage.

L’entrée de la ferme du Grand Laval.

Sa transformation tient à une reconversion. Alors ornithologue-naturaliste à la Ligue pour la protection des oiseaux, Sébastien Blache a eu l’occasion de reprendre la ferme familiale en 2006. Passionné d’oiseaux de montagne, spécialiste de la chouette chevêche, intéressé par les milieux agricoles, le Drômois d’alors 33 ans a changé de vie dans la plaine sans oublier la biodiversité. Au contraire : « Ici, j’ai l’impression que tout est possible. » Le paysan-naturaliste dédie 10 % de ses terres au sauvage, quitte à les retirer des aides de la Politique agricole commune (PAC).

Le système de la ferme s’organise autour d’une diversité d’activités et de ventes directes, qui procure la sérénité économique sur des terres aux rôles repensés. Au long des berges du ruisseau qui traverse l’exploitation, finies les fauches, place aux plantations. Les aulnes et les saules révèlent des habitats ignorés jusqu’alors. « On a enclenché, puis ce qu’on appelle la mégaphorbiaie [plantes vivaces hautes de zones humides] s’est reformée, décrit Sébastien. Églantier, reine des prés, beaucoup d’espèces sont revenues toutes seules. »

« On fait confiance à la nature »

Des fagots de bois rassemblent les branches taillées et en décomposition. « Ça crée des cachettes, de l’humus, c’est un espace en libre évolution », explique le paysan. Les hérissons, abeilles sauvages et mouches en profitent, à côté d’un espace non fauché, puis d’une bande enherbée coupée. Nombre d’écosystèmes, d’habitats et d’espèces se retrouvent ainsi liés sur la ferme. « Planter des arbres ne suffit pas, insiste Sébastien Blache. Pour faire rentrer la biodiversité, il faut faire des efforts. »

Des nichoirs dans la mégaphorbiaie reformée.

Le naturaliste s’interrompt : « Un geai, c’est hyper rare en plaine ! » Suit une cigogne noire. En migration vers l’Afrique, elle ne s’arrête pas ici. À l’inverse du héron garde-bœufs en plein festin non loin des brebis. D’autres se régalent. Les chauves-souris et les chouettes ont leurs nichoirs. Les chardonnerets les pêchers. Les grenouilles leurs mares. Des érables se sont invités dans les figuiers, sans visée de productivité. Des haies servent de corridors aux petits rongeurs et aux lièvres entre les espaces ouverts. Dérivé en marécage, le ruisseau devient paradis à libellules et nurserie de poissons.

Sur trente hectares, les cultures tournent et se mêlent. Dans le potager, les fruitiers ont leur place. Comme le millet ou le tournesol — pour faire farine ou huile — au milieu du verger. Les oiseaux adorent. « Avec un maximum de vivant, on optimise les possibilités de service rendu, estime Sébastien Blache. On fait confiance à la nature. »

L’arboriculture est la plus risquée. Seul problème du paysan et de sa compagne, associés : la cloque du pêcher, qui nécessite une pulvérisation de cuivre chaque année. En revanche, les poules protègent les arbres des tordeuses des chenilles ou des pucerons, tout en fertilisant le sol.


  • Visiter en images la ferme du Grand Laval


Mais là, elles ne sont pas en plein air au pied des fruitiers, la faute à la menace de grippe aviaire en France. Pas du genre à compter ses heures, Sébastien Blache s’adapte, quitte à garder les dindons une heure dehors. Il reprend le fil : « Les ravageurs sont là mais beaucoup ne se développent pas. Ils sont tenus par les auxiliaires. » Le Grand Laval mise sur la régulation biologique naturelle. Pas sur l’implantation d’une espèce pour en protéger une autre, mais sur le retour de la biodiversité générale. La lutte intégrée. Tout en repensant rendements et calibrage, grâce aux circuits courts.

Un bel étang très arboré occupe un angle de la ferme.

« On travaille avec le vivant. Le vivant tombe parfois malade. Tous les arbres ne peuvent pas aller bien jusqu’à la fin de leur vie », rappelle le Drômois. Il repère un migrateur, le bruant des roseaux, arrivé de Scandinavie pour passer l’hiver ici. Sébastien Blache s’inquiète pour les nicheurs recensés sur un poster de sa boutique. Destinées, plus tard, au pâturage, deux parcelles d’orge et d’avoine servent de cachette aux alouettes et pipits farlouses : « Ce sont des espèces qui s’effondrent vite. » Pour la ferme, la plus grande menace reste climatique. Ce 10 novembre, les kakis sont récoltés en tee-shirt. Un an plus tôt, la neige a tué des arbres.

« Mon salaire me fait vivre mais la rencontre d’êtres vivants me nourrit » 

Au sol, un chevreuil et un renard ont laissé leurs traces. Le loup rôde, lui aussi. Un piège photo l’a confirmé. En plus des filets électriques, un mâtin espagnol et deux bergers d’Anatolie veillent sur les brebis. La rigueur est de mise face au risque de prédation. Mais jusqu’ici, tout va bien. Les espèces d’oiseaux ont augmenté (de 20 à 50). Dix espèces de poissons vivent ici. « On a retrouvé une biodiversité ordinaire, raconte l’agriculteur. Toute la faune de plaine est là. » L’abondance prend plus de temps. De deux couples, les chouettes chevêches sont passées à six.

« Mon salaire me fait vivre mais la rencontre d’êtres vivants me nourrit », sourit Sébastien Blache. Cette joie d’enfant motive sa folle curiosité des occupants du monde. « Il applique une vision écosystémique à tous les vivants et sait tracer le lien entre habitat et population », décrit l’écrivain Baptiste Morizot. Habitant du coin depuis peu, le maître de conférence en philosophie est devenu un copain. L’auteur de Raviver les braises du vivant ajoute : « Le savoir de Sébastien n’est jamais hors sol, il passe de la taxinomie à l’écologie globale. » Les deux hommes en sont persuadés, la cohabitation avec toutes les espèces est indispensable.

Les fleurs ne sont jamais loin non plus au Grand Laval.

Surtout en agriculture, puisque 51 % du territoire français est cultivé. Pour Baptiste Morizot, l’heure n’est plus à se limiter aux réserves sanctuarisées au milieu d’espaces surexploités : « Les vivants sont des acteurs qui rendent le monde vivable. Donc, il faut défendre la présence du vivant jusque dans les milieux les plus productifs, parce que l’humain et les effets de ses activités sont partout. » Comment convaincre que la nature et le sauvage ont leur place partout ? Avec la sensibilité d’un Sébastien Blache à ce monde vivant façonné par des millions d’années d’évolution, répond le penseur.

À ses yeux, un changement sociétal face aux bouleversements environnementaux tient à la diffusion de cette sensibilité-là. Mais comment ? « C’est une énigme » qui les anime tous les deux. En tout cas, le Grand Laval n’est pas seul à partager l’idée de réensauvagement. L’organisation Paysan de nature regroupe ses têtes de pont. Dans la Drôme, les deux amis ont monté l’association Les Fermes paysannes et sauvages pour encourager et guider d’autres agriculteurs bios qui veulent défendre le sauvage chez eux.

Sébastien Blache (à droite), sa compagne et associée, Elsa Gartner, et le philosophe Baptiste Morizot.

Cette attention portée à la biodiversité est partagée par Aurélien Dautrey, avant même sa visite du Grand Laval à l’occasion d’une formation d’agroforesterie. Installés près de Grenoble (Isère) dans un environnement déjà diversifié et riche en sauvage, Aurélien et ses associés engagent leur ferme, Les jardins épicés tout, dans la lutte contre les conséquences de l’artificialisation des sols. « L’enjeu de conservation des espèces est majoritairement en zones agricoles, estime l’Isérois. Avec l’étalement urbain, c’est dans ces milieux qu’on peut agir. » Avec l’aide d’acteurs intéressés dans leur cas, comme la LPO, qui va faire creuser une mare sur une parcelle attenante au maraîchage, et la Fédération locale de chasse, qui a financé une haie, grâce à des subventions. Les chauves-souris et les hirondelles vont adorer. « C’est gratifiant de contribuer à un monde qui te fait vivre », termine Sébastien Blache.

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