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ReportageSocial

« Je n’avais jamais vu la neige » : réfugiés et précaires à l’assaut des sommets

Pour que la montagne reste un bien commun, des guides professionnels dans les Hautes-Alpes proposent des stages d’alpinisme à des publics en grande précarité. Rencontre au sommet.

Vallée de la Clarée (Hautes-Alpes), reportage

« C’est trop dur, c’est trop dur, je ne vais pas repartir », répète Edith, catégorique. Ses yeux sont humides et son visage marqué par l’effort. Elle arrive en dernier, sur ses skis de randonnée, après un ou deux kilomètres de pente douce dans la vallée de la Clarée, dont les sommets tutoient les 3 000 mètres. « C’est normal que tu aies mal aux pieds, tes chaussures ne sont pas dans la bonne position ! » remarque Tatiana, bénévole de l’association 82-4 000 Solidaires. À 40 ans, Edith est en montagne pour la première fois.

La neige est une nouveauté pour elle : « J’avais seulement l’habitude de la voir à la télé. » Originaire de Côte d’Ivoire, elle a été redirigée par le 115 vers un accueil de jour situé dans les Yvelines, à Versailles, tenu par l’association SOS Accueil. Avec deux accompagnants et cinq bénéficiaires, elle profite d’une semaine de vacances organisée par l’association 82-4 000 Solidaires (référence aux 82 sommets de plus de 4 000 mètres qui se trouvent dans les Alpes), basée à Briançon.

Edith est encouragée par Tatiana, bénévole de l’association 82-4 000 Solidaires, lors de la montée en ski de randonnée en direction du refuge Laval, le 26 janvier 2023. © Valentina Camu/Reporterre

La montagne « nous appartient en commun »

Depuis près de onze ans, cette structure composée de guides de haute montagne, émanation d’ATD Quart Monde, propose des stages d’alpinisme à des publics en grande précarité. L’idée était de renouer avec la « part sociale de l’alpinisme, devenue peau de chagrin aujourd’hui », selon Hugues Chardonnet, le fondateur, ancien médecin et diacre dans les paroisses de Briançon devenu guide.

Si, dans les années 1950, les politiques publiques ont soutenu un accès plus démocratique à la montagne — classes de neige, gîtes appartenant à des collectivités, etc. —, depuis trente ans, ces bâtiments sont transformés en « hôtels quatre étoiles pour des clients plus solvables ». Partager la montagne avec ceux qui, comme Edith, n’y ont jamais eu accès, est un rappel : celui que cet environnement « nous appartient en commun ». Par an, près de 100 personnes en moyenne bénéficient de ce dispositif, grâce à des dons.

Jean-Yves Ferronnière, guide professionnel de haute montagne, aide Serge, éducateur au sein de SOS Accueil accompagnant le groupe. © Valentina Camu/Reporterre

Au fil de leurs pas sur le sentier enneigé, les bénéficiaires de SOS Accueil racontent facilement leur histoire. À l’image de celle d’Edith, ce sont des récits de fuites d’un pays, d’une espérance d’une vie meilleure et du couperet de l’expulsion qui n’est jamais très loin.

Salou [*] est plus discret. Il est né en France, a longtemps travaillé en boulangerie. Au bout de quelques kilomètres à ses côtés et alors qu’il s’est mis à porter le sac d’Edith pour qu’elle puisse avancer plus vite, il se confie : « En fait, je sors tout juste de prison. » Il ne s’étendra pas plus sur le sujet. « Le stage est une bouffée d’oxygène pour moi, je pense à autre chose. Je galère en ce moment niveau logement, mais j’espère retrouver un travail en boulangerie, c’est ce que je fais de mieux. »

Victoria participe au stage organisé par l’association. © Valentina Camu/Reporterre

Ce stage d’alpinisme est dans la continuité du travail de Natacha Poyau, psychologue au sein de SOS Accueil. « Mon rôle, c’est de leur faire un grand câlin psychologique », sourit-elle. Les personnes qui viennent en vacances avec 82-4 000 sont connues de l’association et « commencent à aller mieux, mais stagnent en raison de problèmes administratifs ou relationnels qui compliquent leur stabilisation dans le logement ou le travail ». Cette semaine leur offre un répit. Ce qui est déjà beaucoup, même si le retour à la réalité peut parfois être compliqué.

L’association ne prétend pas faire des stages thérapeutiques. « On est dans les vacances, le loisir, tout le monde devrait y avoir droit, dit Hugues Chardonnet. C’est lorsque je m’arrête que je découvre qui je suis, quelle place je peux avoir, que je retrouve ma dignité et détermine mes choix à faire. » L’important est que les participants progressent à leur rythme, s’entraident. « C’est le côté éducatif de la cordée solidaire : j’ai besoin de toi comme tu as besoin de moi pour avancer. C’est une confiance à retrouver en soi, mais aussi dans les processus sociaux. »

L’important est que les participants, comme Yacine, progressent à leur rythme. © Valentina Camu/Reporterre

« C’est spirituel et bénéfique, ce que tu ressens là-haut »

À l’écart des autres, Cherif se tient droit sur ses skis face au panorama, le visage tourné vers le soleil. Il est le plus aguerri du groupe. Depuis 2020, il a participé à des stages avec 82-4 000, jusqu’à devenir un de leurs « ambassadeurs ». Même s’il est encore suivi par SOS Accueil, il revient régulièrement en montagne pour accompagner d’autres structures dans leurs sorties, été comme hiver. « Il y a quelque chose à apprendre ici que je ne pourrais jamais apprendre ailleurs », certifie-t-il.

Cherif est un des « ambassadeurs » de 82-4 000, même s’il est encore suivi par SOS Accueil. © Valentina Camu/Reporterre

C’est dans les Hautes-Alpes qu’il a fait son premier 3 000 avec l’association. Le Roche Faurio, un sommet culminant à 3 700 mètres d’altitude dans le massif des Écrins. « C’est spirituel et bénéfique, ce que tu ressens là-haut. » C’est donc ici qu’il rêve de s’installer aujourd’hui. À 35 ans, son plan est tout tracé : s’inscrire à l’université des métiers et de l’artisanat de Gap ; travailler dans un restaurant de Briançon où le patron lui a proposé une alternance. Puis, devenir guide de haute montagne.

« Rafraîchir notre regard écologique »

« Il faut compter six ou sept ans pour devenir guide. La plupart du temps, tu te formes tout seul avec des copains en allant dans la montagne », sourit Jean-Yves Ferronnière, ouvrant la marche au milieu des chalets d’alpage. Pour ce guide professionnel depuis quarante ans, la montagne ne se résume pas à un apprentissage technique. L’alpinisme, « c’est un tout : l’histoire, la géologie, la faune, la flore… »

Pour le guide Jean-Yves Ferronnière, l’alpinisme « est un tout : l’histoire, la géologie, la faune, la flore… » © Valentina Camu/Reporterre

À chaque groupe qu’il encadre avec 82-4 000, Jean-Yves conte les transformations et les particularités des paysages alentour : les chalets d’alpage devenus résidences de vacances, la fonte inexorable des glaciers, les étendues de mélèzes, ces arbres des Alpes du Sud. Jean-Yves décrit comme personne leurs dégradés « jaunes, ocres, rouges » à l’automne, leurs « fleurs comme de grosses framboises » au printemps. Ces sorties sont l’occasion de sensibiliser à la rareté, mais aussi à l’« extrême fragilité » de ces montagnes.

Ces sorties sont l’occasion de sensibiliser à l’« extrême fragilité » de ces montagnes. © Valentina Camu/Reporterre

Les échanges, eux, ne vont pas que dans un sens. « Les personnes qu’on accompagne rafraîchissent notre regard écologique. Souvent, elles sont tellement émues par la puissance de ce qu’elles ont vécu qu’elles prennent conscience, de manière encore plus affûtée que nous, de l’importance d’entretenir la nature comme un jardin très précieux, dit Hugues Chardonnet. Il n’y a aucun avenir écologique si cet environnement naturel est réservé à une élite. »

Dans les lumineux locaux de l’association, tout en bois clair, de nombreux souvenirs sont affichés. Ici une photo d’André, 79 ans, la personne la plus âgée accompagnée, prise depuis l’un des sommets des alentours de Briançon. Sur un mur, une fresque de couleurs vives peinte par les stagiaires représente des montagnes et des personnes en train de les escalader. « Vivons montagne, vivons heureux », ont-ils écrit en lettres capitales.


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