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ReportageAgriculture

Une ferme-usine de saumons menace les eaux bretonnes

Bernard Michon, du collectif Dourioù Gouez, créé en opposition à l’usine.

Dans les Côtes-d’Armor, une société norvégienne prévoit d’implanter un élevage de saumons hors-sol très productif. Avec pour conséquence le rejet de phosphore et d’azote, sur un territoire déjà saturé. De quoi inquiéter les paysans.

Plouisy (Côtes-d’Armor), reportage

C’est une journée radieuse de février. En empruntant la voie express entre Guingamp et Lannion, on aperçoit sur la droite quelques parcelles agricoles, entourées de talus boisés. À Plouisy, petite commune proche de Guingamp, l’entreprise norvégienne de pisciculture Smart Salmon a signé en juin 2021 un compromis pour la vente de ce terrain de 10 hectares, pourtant situé à une bonne trentaine de kilomètres de la mer. Son idée ? Y implanter un élevage de saumons hors-sol de 50 000 m2, abattage et transformation inclus, avec comme ambition la production de 8 000 à 20 000 tonnes de poisson par an. « Si l’on ramène ce tonnage au cochon, cela fait 3 000 à 7 000 porcs. Il s’agirait du plus grand élevage du département en matière de cheptel, les plus gros comptent environ 1 300 truies », s’alarme Kristen Bodros, éleveur de brebis dans une commune voisine et membre du syndicat de la Confédération paysanne.

Difficile à avaler pour certains habitants, tant les plages des Côtes-d’Armor souffrent déjà des conséquences de décennies d’agriculture intensive. « Le modèle breton consiste depuis soixante-dix ans à faire de l’élevage hors-sol pour créer du travail, de la richesse, explique Bernard Michon, l’un des fondateurs du collectif Dourioù Gouez (eaux sauvages, en breton), créé l’année dernière en opposition à l’usine. Mais l’eau transporte tout ce que l’on met sur la terre, les pesticides, l’azote, le phosphore, l’engrais chimique et les fientes des animaux. Les algues vertes en sont le résultat très visible. » L’argent public mis sur les plans algues vertes ne semble en effet pas changer grand-chose.

Le projet Smart Salmon, présenté en vidéo. Capture d’écran vidéo de présentation Smart Salmon

Conçue pour fonctionner en circuit fermé, la future usine est décrite sur le site de l’entreprise comme « une ferme autosuffisante et entièrement circulaire ». Une production maîtrisée d’un bout à l’autre, des poissons protégés des pollutions et des maladies, aucun rejet dans le milieu, des panneaux solaires, une unité de méthanisation et la production sur place de légumes sous serre afin de réutiliser les effluents de l’élevage. De quoi faire rêver. Ou presque.

« Si les dossiers administratifs sont souvent très propres, les serristes [les agriculteurs sous serre] prétendant qu’il n’y aura pas de rejet grâce à la recirculation, en pratique, les analyses des cours d’eau alentour montrent des concentrations très importantes en nitrates, du jamais vu hors pollution », nuance Sylvain Ballu, chef de projet surveillance marées vertes au Centre d’étude et de valorisation des algues (Ceva). Selon le chercheur, des purges sauvages seraient régulièrement pratiquées dans ce type de fonctionnement dit fermé, pour des raisons économiques ou techniques. Ces eaux polluées, qui devraient être épandues sur des parcelles agricoles, se retrouvent parfois directement dans les cours d’eau, en raison du coût du processus.

L’éleveur Kristen Bodros, membre de la Confédération paysanne, compare le projet salmonicole à un élevage géant de porcs.. © Pauline Demange-Dilasser/Reporterre

250 tonnes de phosphore rejetées par an

Tout en produisant de l’énergie pour l’usine, l’unité de méthanisation installée sur le site permettrait de transformer en digestat les boues issues des déjections des saumons. Elles deviennent alors exploitables pour fertiliser les sols. Mais pour les opposants, ce processus ne résout pas le problème de l’élimination de l’azote et du phosphore, notamment produits en trop grande quantité.

« Nous posons un certain nombre d’éléments, sans certitude. Le projet est pour l’instant secret, il reste dans les tuyaux », concède Kristen Bodros, entre deux aller-retour pour contrôler ses brebis gestantes, période d’agnelage oblige. Face au peu d’informations fournies par l’entreprise sur son projet, les membres de la Confédération paysanne et de Dourioù Gouez ont effectué quelques calculs en s’appuyant sur leurs investigations, leurs connaissances et l’avis de chercheurs.

Futur site où devrait être construite l’usine. © Pauline Demange-Dilasser/Reporterre

Pour l’azote, ils demeurent prudents en raison des grandes variations des estimations. Tous les avis se rejoignent en revanche sur le phosphore, issu de l’alimentation des saumons, qui pourrait représenter 250 tonnes de rejets par an. En gagnant l’embouchure, les rejets de phosphore sont relargués vers les eaux de surface et saturent les algues. Dopées, elles deviennent alors « encore plus efficaces sur le cycle de l’azote », trop élevé en Bretagne et principal responsable des marées vertes, précise Sylvain Ballu. « Le phosphore que les algues n’utilisent pas se retrouve au large et déséquilibre l’écosystème, favorisant le développement du phytoplancton, dont potentiellement des phytoplanctons toxiques. » Un risque non négligeable pour les conchylicultures installées dans l’estuaire.

« 250 tonnes, cela représente l’équivalent des rejets annuels de 120 000 habitants, auxquels il faudra bien trouver une utilisation, analyse l’éleveur de brebis. On est soi-disant dans un système circulaire, sauf que tout le phosphore entré dans l’élevage doit bien sortir. » Avec une possibilité d’épandage de 75 kg par hectare maximum, près de 3 500 hectares seraient nécessaires. Au risque de générer une concurrence avec les agriculteurs pour l’accès aux plans d’épandage locaux. À moins que le digestat soit exporté ailleurs, vers des terres ne souffrant pas d’un excès de phosphore. Le projet n’indique actuellement rien de tel, et affirme que les rejets seront réutilisés dans ses serres maraîchères.

« Nous avons besoin d’une révolution dans nos modes de fonctionnement »

Le compromis de vente a été voté à l’unanimité par les élus de Guingamp-Paimpol Agglomération en juin 2021. « Nous nous retrouvons avec ce projet puisque les élus ont été interrogés sur un seul point : celui de la vente de 10 hectares sur la commune de Plouisy à une société étrangère », tempête Kristen Bodros. Les 76 élus, dont 69 ont voté favorablement et 7 se sont abstenus, n’avaient que très peu d’informations à leur disposition lorsqu’ils ont dû s’engager dans cette décision.

« On a l’impression qu’ils n’ont pas mesuré l’ampleur du projet et les impacts potentiels sur les aspects environnementaux, sociaux, énergétiques. » D’autant qu’un projet d’une telle envergure utilisant ces techniques n’existe nulle part ailleurs. En France, les plus importants ne dépassent pas 1 000 tonnes de poissons par an.

Le site où devrait être construit l’usine. © Pauline Demange-Dilasser/Reporterre

Vincent Le Meaux, président de Guingamp-Paimpol Agglomération, n’a pas souhaité répondre à nos questions à ce propos, estimant « le visage de l’agglomération déformé de façon trop polémique et politique ». Le 16 janvier dernier, il affirmait à Ouest-France : « On me présente un process qui pourrait trouver sa place dans la zone d’activités, je n’ai pas à faire de jugement de valeur. » Arguant que si « certains opposants sont légitimes à poser des questions, d’autres sont dans un combat idéologique ».

Prochaine étape du projet : un permis de construire qui devrait être déposé au printemps, suivi d’une enquête publique. L’administration jugera alors de sa faisabilité. « Dans le contexte écologique actuel, nous avons besoin d’une révolution dans nos modes de fonctionnement. Les élus n’ont pas encore tous pris en compte ce changement radical de pratique que nous devons opérer. Notre rôle n’est pas de les accuser d’incompétence, mais de les réveiller », assure Kristen Bodros. De son côté, le collectif Dourioù Gouez continue « d’ébruiter le projet » et prévoit de nouvelles actions à la belle saison.

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