À Boulogne-sur-Mer, un projet d’élevage de saumons désastreux pour le bien-être animal

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Économie Animaux Pêche Alimentation Eau et rivièresEn 2024, près de deux millions de saumons seront produits chaque année dans une ferme aquacole intensive, dans le Pas-de-Calais. Des accidents dans de telles structures ont déjà causé la mort de plusieurs centaines de milliers de poissons. Le projet — et son corollaire, une forte densité d’élevage — soulève d’importantes questions éthiques.
Le projet a été annoncé en grande pompe le 20 janvier dernier lors du sommet Choose France — événement visant à promouvoir l’attractivité économique du pays auprès d’investisseurs étrangers. Dès 2024, dix mille tonnes de saumons — soit près de deux millions d’animaux — sortiront chaque année de ce qui s’annonce être le plus grand élevage aquacole terrestre d’Europe : Pure Salmon France, à Boulogne-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais. Un investissement de 175 millions d’euros.
Particularité du projet : le recours au fournisseur de technologie israélien AquaMaof, spécialiste de l’aquaculture « en système recirculé » (dite RAS, recirculating aquaculture system). Les installations RAS, équivalents aquacoles des élevages intensifs de porcs ou de poulets, sont des lieux clos dans lesquels l’environnement de production est étroitement contrôlé par un système informatique. L’eau, notamment, doit être constamment filtrée, traitée, oxygénée pour pouvoir être réinjectée sans risques dans les cuves d’élevage. Présentée comme une solution à la pression de pêche sur les océans, cette industrie, en plein développement, soulève des problèmes inédits concernant le bien-être animal.

Le haut niveau de technicité requis par ces installations inquiète particulièrement Susanna Lybæk, zoologue et conseillère scientifique pour la Norwegian animal protection alliance. Interrogée par Reporterre, elle détaille : « Lorsque les installations RAS fonctionnent bien, elles fonctionnent très bien. Mais lorsqu’elles dysfonctionnent, les résultats sont catastrophiques. Une défaillance technique ou une erreur humaine peut tuer très rapidement des milliers, voire des millions d’animaux. Ces problèmes sont tellement nouveaux que les producteurs peuvent être pris par surprise et ne pas disposer de l’expertise, de l’expérience et des protocoles d’urgence suffisants pour résoudre les situations avant qu’il ne soit trop tard. »
Un tel scénario catastrophe n’a rien d’improbable : en février dernier, 227.000 saumons sont morts dans un élevage RAS danois de la société Atlantic Sapphire. En cause, une augmentation soudaine et inexpliquée du taux d’azote dans l’eau. Un rapport sur l’état de l’aquaculture norvégienne de l’Institut vétérinaire de Norvège datant de 2018 observe quant à lui que « ces dernières années, une série d’événements de mortalité aiguë ont été observés [dans des élevages RAS], pour lesquels de courtes périodes de forte concentration de sulfure d’hydrogène ont été suspectées d’être le facteur causal. » De l’aveu même d’un acteur de l’industrie, il existe un dicton selon lequel « vous devez tuer un million de poissons dans le RAS avant de savoir ce que vous faites ».

Lynne Sneddon, biologiste à l’Université de Gothenburg en Suède, partage la même inquiétude. En 2002, elle a été la première scientifique à identifier les nocicepteurs qui détectent des stimuli douloureux chez un poisson :
Les poissons forment des relations sociales, y compris avec d’autres espèces, évaluent les risques et les avantages d’une situation, s’engagent activement dans des expériences agréables… Ils peuvent aussi souffrir, avoir peur et être en détresse. Ce sont des êtres sensibles. Il est essentiel que nous les considérions de la même manière que nous considérons les oiseaux et les mammifères, et que nous les protégions au même titre. Ces systèmes doivent démontrer que le bien-être des poissons est assuré avant qu’ils ne soient autorisés à fonctionner à pleine capacité. »
Un principe de précaution qui ne semble pas à l’ordre du jour. « Les coûts d’investissement élevés et les profits potentiels importants ont poussé certains à accélérer l’incorporation de la technologie dans leur production, déplore Susanna Lybæk. Il est risqué de laisser des millions d’animaux à la merci d’une technologie sur laquelle nous avons peu de recul. Ce sont les animaux qui en paient le prix. »
Des densités de peuplement « insensées »
Le malaise ne s’arrête pas là. Le coût d’investissement et de fonctionnement des élevages terrestres recirculés nécessite des densités d’élevage particulièrement élevées pour rendre le système économiquement viable. « Dans les cages en mer, le volume est de 98 % d’eau, 2 % de poissons. Ceci est impossible à suivre sur terre, et les poissons auront beaucoup moins d’espace qu’en mer », indique un rapport de Salmon Group, association professionnelle de producteurs norvégiens de saumons. La densité d’élevage est pourtant de la plus haute importance pour les poissons, car elle influe sur plusieurs facteurs essentiels au bien-être des animaux : la qualité de l’eau, l’incidence des maladies et l’agressivité entre congénères.
Selon l’ONG internationale pour un élevage durable Compassion in world farming (CIWF), la densité moyenne en système recirculé s’élève à 80 kg/m3, soit quatre à cinq fois plus qu’en élevage en cages marines. Plus encore, cet article publié en novembre 2019 sur le site spécialisé Salmon Business révèle qu’« AquaMaof teste différentes densités et taux de survie dans l’usine [polonaise] qu’elle possède à 50/50 avec son partenaire Pure Salmon […]. Lors de ces tests, la densité est poussée jusqu’à 175 kg/m3. »
« Ces densités de peuplement sont insensées, s’indigne la biologiste Lynne Sneddon. Les systèmes RAS ne devraient pas dépasser 20 kg/m3. C’est ce qui est pratiqué dans d’autres formes d’aquaculture, et essayer d’augmenter cela juste pour le profit est à mon sens contraire à l’éthique. » Elena Lara, biologiste marine et chargée de recherche pour CIWF, abonde. « Nous sommes extrêmement préoccupés par les fortes densités d’élevage qui seront probablement nécessaires pour rendre ces élevages rentables. CIWF s’oppose à l’utilisation de systèmes recirculés. »
Un front grandissant de défense des poissons
Encore négligés il y a quelques années, y compris au sein du mouvement de défense animale, les poissons peuvent aujourd’hui compter sur des organisations entièrement dédiées à la défense de leurs intérêts. L’Aquatic life institute (ALI) en est l’exemple le plus récent. Créé en 2019 à l’initiative de William Bench, polytechnicien français résidant aujourd’hui à New York, l’ALI a pour mission d’améliorer le bien-être des animaux aquatiques. La première initiative de l’ALI a été de lancer l’Aquatic animal alliance, coalition internationale regroupant à ce jour treize associations.

Amandine Sanvisens, représentante française de cette coalition, n’est pas restée indifférente à l’annonce du projet Pure Salmon France : « Nous avons immédiatement sollicité un rendez-vous auprès de la direction, pour échanger sur leur vision du bien-être animal. On parle ici d’un élevage géant, avec beaucoup de moyens financiers. Nous pensons que Pure Salmon pourrait se donner les moyens d’être exemplaire sur ce sujet. » Malgré des relances, la demande de collaboration reste à ce jour sans réponse. Pas de quoi décourager Amandine Sanvisens, habituée à mener des campagnes sur le long terme. « Notre équipe de recherche a parcouru la littérature scientifique pour identifier les critères sur lesquels nous demandons des engagements très précis. Des limites doivent être posées. » Munie de cette expertise, l’association a déposé des propositions dans le cadre de la consultation publique sur le Programme opérationnel du Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP) 2021-2027, l’équivalent aquatique de la politique agricole commune. Une pétition demandant la mise en place d’une réglementation européenne spécifique aux poissons d’élevage est également en ligne. « Rappelons qu’en France, il n’existe aucune réglementation spécifique aux animaux aquatiques concernant le bien-être. La réglementation appliquée est celle des animaux terrestres, ce qui n’a aucun sens ! »
Quant à Pure Salmon France, Elena Lara prédit qu’il s’agit d’un modèle sans avenir :
L’élevage intensif des animaux terrestres est de moins en moins toléré. Le moment est mal choisi pour soustraire les animaux aquatiques à leur environnement naturel et les élever de manière très intensive. Cela ne sera probablement pas jugé acceptable par la société. »
Contactée par Reporterre, Pure Salmon a indiqué ne pas répondre aux demandes d’interviews des journalistes pour le moment.