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Une rébellion en Europe est possible

« Si les peuples se sont opposés en Afrique du Nord à des gouvernements absolutistes et violents, pourquoi ne pas s’opposer à des gouvernements comme ceux de l’Europe qui ne respectent pas la volonté populaire ? »


Interview réalisée le 19 avril 2011 par David Muratore |1| à Rosario (Argentine).

La crise économique et financière mondiale va durer entre 10 et 15 ans de plus dans les pays industrialisés annonce Eric Toussaint, président du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM) dans une discussion avec l’équipe de Communication de la CTA de Rosario et avec le journaliste Alvaro Torriglia du quotidien La Capital. Il explique que la situation est différente pour les pays du Sud « qui bénéficient d’une conjoncture favorable grâce au prix élevé des matières premières et de la situation de la Chine comme locomotive de l’économie mondiale ». Un autre facteur – actuellement - favorable pour les pays du Sud est le faible taux d’intérêt dans les pays du premier monde « qui permet aux pays émergents de rembourser leurs dettes sans que cela n’affecte trop fortement leurs économies car ils paient un taux relativement bas, un taux soutenable. »

Ceci dit, il donne le premier avertissement : « cette situation favorable résulte de deux facteurs qui sont étrangers à l’Amérique latine, à l’Afrique et à une grande partie de l’Asie. Premier facteur : les décisions des banques centrales du Nord de maintenir des taux d’intérêt faibles. Deuxième facteur : le boom économique chinois ». Mais cela ne change pas la situation qui a provoqué la crise internationale. « Les faibles taux d’intérêt appliqués aux Etats-Unis depuis 2008 et en Europe depuis 2009 ont permis aux entreprises qui étaient au bord de la faillite ainsi qu’aux entreprises qui détenaient des actifs toxiques de se refinancer ; cela a diminué l’impact de la crise mais avec l’injection massive de dollars et d’euros dans le secteur financier nous avons une énorme quantité de liquidités dont une grande partie va à des activités spéculatives liées aux matières premières, aliments et titres de la dette publique de pays européens comme la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Irlande. Les Banques centrales devraient logiquement augmenter leurs taux, ce qui diminuerait la formation de nouvelles bulles mais qui en même temps ferait éclater les bulles existantes, ce qui entraînerait de nouvelles faillites. De plus, une fois que le taux d’intérêt augmente, le coût du remboursement de la dette publique augmente et c’est en train de se produire puisqu’il y a quelques jours, la Banque centrale européenne a augmenté son taux, passant de 1% à 1,25%. Si la hausse des taux d’intérêt se confirme et prend des proportions importantes, cela va avoir une incidence négative importante sur les économies du Sud. »

L’alternative du non paiement de la dette pour les pays de la périphérie de l’Europe

Eric Toussaint envisage la possibilité d’une entrée en défaut de plusieurs pays européens. Il assure que « l’exemple argentin |2| est en discussion en Europe ». « La suspension du paiement de la dette publique est une possibilité certaine des pays comme la Grèce, le Portugal, l’Irlande ou même l’Espagne ». Pour que cela ne soit pas considéré comme une exagération, il souligne que « c’est une discussion qui va de soi étant donné la difficulté de la situation et cette question apparaît dans le quotidien financier de référence qu’est le Financial Times et on la retrouve également dans le dernier numéro de The Economist. Face à cette situation, les mouvements sociaux comme le nôtre, le CADTM soutenons la perspective du défaut ».

Eric Toussaint propose la suspension de paiements, la réalisation d’audits – « à la différence de ce qui s’est passé en Argentine » –pour détecter la partie illégitime et forcer les détenteurs de bons à accepter des annulations ou des restructurations avec une réduction du stock de la dette.

La poursuite des vieilles recettes néolibérales

En dépit de cette discussion sur la sortie de crise par plusieurs pays européens à travers la cessation de paiements, les politiques mises en œuvre par les gouvernements sont les mêmes recettes néolibérales de toujours explique Eric Toussaint. Il en donne comme exemple « Ia poursuite des privatisations comme en Grèce, un petit pays où ils cherchent à imposer des privatisations pour plus de 50 milliards d’euros mais où les mobilisations sociales demeurent importantes ».

Il se rapproche ainsi de l’idée qu’« on ne peut écarter qu’il puisse y avoir un virage à un moment donné, virage résultant de l’augmentation de ces protestations ». Mais encore : « Je dirais que nous sommes face à une situation du type du gouvernement De la Rúa, Domingo Cavallo en Europe, mais en Argentine il s’est passé ce que l’on sait en décembre 2001. » Le gouvernement de centre gauche de Fernando de la Rua et son ministre de l’économie Domingo Cavallo (ex ministre de la dictature argentine) ont appliqué de fortes mesures néolibérales dans un contexte où l’Argentine était en récession depuis plus de deux ans. Cela a provoqué une très forte rébellion sociale en décembre 2001. Cela a entraîné la chute du gouvernement (le président s’est « enfui » du palais présidentiel en hélicoptère) et a amené le nouveau président (Rodriguez Saa) à décréter, fin décembre 2001, la suspension du remboursement de la dette et à faire d’importantes concessions au mouvement social dont les mobilisations ont été très fortes en 2002-2003.

Eric Toussaint voit ce type de « virage » comme une possibilité dans certains pays comme l’Irlande, le Portugal ou la Grèce. Mais il précise ensuite : « Cela peut également durer des années parce qu’il est clair que les gauches traditionnelles européennes poursuivent, lorsqu’elles parviennent au pouvoir, les recettes néolibérales, il en résulte donc la nécessité d’une crise dans ce type d’orientation, la crise des partis traditionnels de la gauche européenne pour qu’un changement se produise. Nous le voyons avec les gouvernements socialistes du Portugal et de Grèce. En Europe, il peut y avoir une rébellion populaire de la dimension du soulèvement argentin ou de ceux contre les dictatures d’Afrique du Nord. »

A la question de savoir si il voit des conditions objectives pour les soulèvements populaires dans les pays de la périphérie de l’Europe (Grèce, Irlande ou Portugal), Toussaint a répondu de manière affirmative « Oui tout à fait ! » Jusqu’alors, les protestations ont suivi leur voie traditionnelle « grèves générales sans débordements sauf en Islande où il y a eu une rébellion dans les rues ». En dépit du fait que l’Islande est un pays d’à peine 350.000 habitants, les protestations contre les responsables de la crise ont marqué l’histoire de ce pays « et les Islandais ont au cours de deux référendum rejeté le paiement de la dette externe de l’Islande » |3|.

Eric Toussaint continue par l’allusion aux soulèvements en Afrique du Nord qui pourrait également avoir des répercussions sur certains pays d’Europe les plus affectés par la crise. La proximité avec la zone méditerranéenne de l’Europe en particulier en ce qui concerne la Grèce et l’Espagne et l’existence dans ces pays de travailleurs originaires de ces pays africains vient en appui de cette possibilité.

Sans aller jusqu’à dire que ces travailleurs seraient le sujet de la rébellion européenne, il explique que dans une partie de l’opinion publique européenne surgit l’idée selon laquelle « si les peuples se sont opposés en Afrique du Nord à des gouvernements absolutistes et violents, pourquoi ne pas s’opposer à des gouvernements comme ceux de l’Europe qui ne respectent pas la volonté populaire. » Eric Toussaint voit dans le vote en Europe un ras-le-bol qui se reflète dans la recherche d’alternatives y compris d’extrême droite. Il s’agit d’une démonstration supplémentaire du ras-le-bol de la politique économique menée par les partis traditionnels européens, tant de centre gauche que de centre droit. Evidemment là ou l’électorat vire à droite la rébellion semble s’éloigner. La Hongrie et la Finlande sont l’exemple de ce virage à droite.

Vers la fin de l’Euro ? Le Centre et la Périphérie européenne

« L’Euro est en crise et dans différents pays plusieurs secteurs de l’opinion proposent la sortie de cette monnaie, c’est en tout cas une discussion qui est ouverte » affirme Eric Toussaint.

Il propose ensuite un agenda avec les thèmes les plus importants : le thème principal étant celui de la dette et des audits de la dette, la décision de poursuivre ou non les paiements et le second thème étant la sortie ou non de l’Euro de la part de pays comme la Grèce, le Portugal et l’Irlande. Il explique que dans les pays de la périphérie de l’Europe, l’Union Européenne jouissait d’un grand crédit à fin des années 1970 et au début des années 1980 car elle symbolisait l’éloignement des expériences totalitaires de l’Espagne, du Portugal et de Grèce. Aujourd’hui ce contexte n’existe plus. Il y avait également un transfert de capitaux de l’Allemagne, la France et le Benelux vers ces pays, qui n’existe plus non plus aujourd’hui. « Nous avons plutôt maintenant une relation Centre/Périphérie au sein de l’Union Européenne, relation défavorable à la périphérie. »

« Qui sont les détenteurs des titres de la dette grecque » se demande t-il avant de répondre : « les banquiers allemands et français à hauteur de 50%, ensuite des banquiers belges, hollandais et britanniques ; il en est de même avec les dettes de l’Espagne, du Portugal et de l’Irlande », ce qui a pour conséquence que les pays les plus pauvres d’Europe effectuent un transfert de ressources vers les pays du Centre de l’Europe. Cela génère un sentiment de mécontentement dans ces pays périphériques. Dans les médias allemands, et même européens en général, on essaie de présenter l’Allemagne comme venant en aide aux pays de la périphérie de l’Europe alors que ça n’est pas le cas, cette « aide » allemande revient au secteur privé financier allemand.

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Notes :

|1| David Muratore est le secrétaire de la communication de la section argentine de la Centrale des travailleurs argentins (CTA) qui est le syndicat alternatif au syndicat historique CGT.

|2| De 2001 à 2005, l’Argentine a suspendu le remboursement de sa dette publique externe sous forme de titres pour un montant avoisinant 100 milliards de dollars. Grâce à cette décision, l’Argentine a pu entrer dans une phase de récupération économique et sociale.

|3| Voir « Islande : NON et encore NON ! » par Yvette Krolikowski, Mike Krolikowski, Damien Millet


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