Vallée de la Roya : quand la catastrophe a tout détruit, apprendre à revivre

Marc Gincourt, un commerçant de la vallée de la Roya touché par la tempête Alex en octobre 2020. - © Alexandre-Reza Kokabi/Reporterre
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Climat QuotidienUn an après la tempête Alex qui a ravagé la vallée de la Roya, dans les Alpes-Maritimes, les habitants pansent leurs plaies. Alors que les souvenirs sont encore vifs, les pelleteuses s’activent jour et nuit pour reconstruire les villages. L’occasion d’imaginer une nouvelle vallée plus verte et moins bétonnée.
Breil-sur-Roya et Tende (Alpes-Maritimes), reportage
« Ce jour-là, l’insupportable est devenu notre réalité. » Nathalie Masseglia n’oubliera jamais la nuit du 2 au 3 octobre 2020. La tempête Alex dévastait alors son village, Breil-sur-Roya, et toute la vallée de la Roya dans le Parc national du Mercantour (Alpes-Maritimes) [1]. Un an plus tard, l’appartement où elle nous reçoit est resté debout, contrairement à l’hôtel en contrebas : le Castel du Roy, logis cossu situé à fleur d’eau, est désormais en ruines. Des débris sont entassés sur plusieurs mètres, une télévision est encastrée dans une fenêtre, des lits du premier étage ont atterri au rez-de-chaussée, dans un méli-mélo de meubles, d’appareils électroniques et de caillasse. Douze mois après la tempête Alex, ces vestiges rappellent la violence de la catastrophe, que l’écoulement paisible de La Roya peine à figurer. L’ensemble de la vallée reste profondément balafrée.
Alors que le 2 octobre 2021 marque le premier anniversaire de la catastrophe, au cours de laquelle 10 personnes sont mortes et 8 autres ont disparu, un ballet ininterrompu d’engins de chantier s’affaire dans les cinq villages de la vallée de la Roya (Tende, Saorge, Breil-sur-Roya, Fontan et Sospel). La route départementale qui les relie est progressivement réparée. Celle qui lie la France à l’Italie par le col de Tende, elle, reste fermée. La vallée des Merveilles, poumon touristique de la Roya, est difficile d’accès. Le hameau qui y mène, Casterino, est encore coupé du monde. Son accès par la route départementale 91 devrait être rétabli fin 2022 [2]. En septembre dernier, le pont de Pertus à Breil-sur-Roya a été le premier pont reconstruit, mais dans des villages, des morceaux de route manquent encore. Des immeubles fissurés menacent de s’effondrer, des maisons — trop proches du fleuve pour être habitées — sont abandonnées, des commerces fermés. C’est dans ce contexte, avec ces souvenirs bien présents, qu’était attendu Emmanuel Macron ce samedi 2 octobre. Il viendra finalement « avant la fin de l’année ».

Avant ce week-end de commémoration, la catastrophe était sur toutes les lèvres. « C’était comme si des citernes d’eau s’abattaient sur la vallée », se remémore Véronique, éducatrice au Prieuré, un Établissement et service d’aide par le travail (Esat) à Saint-Dalmas-de-Tende. En quelques heures, il est tombé par endroit l’équivalent d’un an de pluie. La Roya et ses affluents ont crû de plus de 8 mètres de hauteur. Le fleuve s’est mué en un immense torrent de boue, dévastant tout sur son passage. Outre les maisons et routes arrachées, des voitures ont été emportées par les flots et des tombes du cimetière du village ont été éventrées. Des dépouilles ont été retrouvées jusque sur le littoral italien. « En sortant de chez moi, je n’ai pas compris ce que j’avais devant les yeux : ce n’était plus le même paysage que la veille, tout était défiguré », souffle Nathalie, comédienne clown.

« Tu deviens un migrant climatique »
Des tonnes de gravats, charriés par la tempête, ont atterri sur le terrain de Jean-Pierre Cavallo, éleveur de brebis. Deux de ses bergeries ont été détruites. Il est désormais contraint de migrer à Istres, à près de 300 kilomètres de là, avec ses ovins, pour passer les hivers : « Un matin, tu te lèves et toute une vie de labeur est anéantie. Tu deviens un migrant climatique ».

Un peu plus loin, Marie-Noëlle a vu sa maison engloutie par les eaux. « Nous avons été inondés jusqu’au premier étage, où nous sommes restés au sec mon mari et moi, se souvient cette habitante de 73 ans. Heureusement, la maison n’a pas été emportée. Mais tout le monde n’a pas eu cette chance... » Née dans ce pavillon qui n’avait jamais été inondé, Marie-Noëlle n’a pas retrouvé les trésors de famille qu’elle conservait soigneusement dans sa cave : « La tempête a emporté mes photos de mariage, de mes enfants petits, de mes parents et des grands-parents, les stylos avec lesquels ils écrivaient... Ça peut paraître dérisoire dans ces circonstances, mais ces petites choses ont une valeur sentimentale inestimable. »

« Quand on reparle de la tempête, ça me donne mal au ventre », confie Chiara, âgée de 8 ans, à Breil-sur-Roya. Elle n’a pas oublié la boue « horrible » qui était « partout ». Ni la tristesse dans les yeux de ses camarades lorsqu’elle a repris l’école le 12 octobre 2020, dix jours après la tempête. L’une de ses copines, dont la maison était en péril, a dû déménager. À ce moment-là, Chiara a eu « peur que le village entier doive partir ». À Tende, village le plus dévasté, 600 habitants sur les 1 200 ont préféré partir. La moitié du village. À Breil-sur-Roya, qui a perdu son stade de football, son camping, deux hôtels et ses activités de canyoning, le centre historique est en péril. Le Café des Alpins tenu par Serge Bonnafous, l’un des centres de convivialité du village, reste fermé. « L’immeuble menace de s’effondrer », déplore le barman, qui officie depuis le 28 juillet dans un préfabriqué en bois. L’homme est inquiet : « On fait du social, on connaît les familles entières, les gosses viennent faire leurs devoirs, on guide les gens égarés, on fait tampon pour ceux qui ont perdu de la famille, une habitation, du boulot... Les gens sont perdus sans nous. »

Quant aux assurances, « on se demande bien où est la couleur de leur argent, poursuit Serge. Pour le bar, plutôt que de nous couvrir contre la catastrophe naturelle, l’assurance compense seulement certaines pertes d’exploitation [3]. Comment je fais avec ça ? Ma fille a perdu sa maison, et un an après elle ne sait toujours pas combien elle pourra toucher. C’est une honte. »
D’après le préfet chargé de la reconstruction, Xavier Pelletier, 420 biens immobiliers ont été détruits lors de la tempête ou seront détruits, car jugés trop dangereux. Selon la Fédération française de l’assurance, sur les 13 000 dossiers de particuliers sinistrés recensés par les assureurs, 92 % des habitants des vallées touchées — La Roya, la Vésubie et Tinée — ont reçu une première indemnisation. « Beaucoup demeurent dans l’incertitude, nuance Marylène Walkowiak, adjointe au maire de Breil-sur-Roya. Il faut sortir du flou au plus vite et obtenir des réponses. »

S’entraider, « une question de vie ou de mort »
Quand le soleil est réapparu, dès le lendemain des intempéries, les habitants de la vallée n’ont pas attendu les secours pour s’entraider. « Nous étions tous hagards, mais se serrer les coudes et mettre la main à la pâte était une question de vie ou de mort », dit Serge Bonnafous. Ceux qui ont perdu leur toit sont allés se réfugier chez leurs voisins. Ceux qui avaient de gros véhicules ont tenté de se frayer des chemins pour chercher de l’aide. Plus haut dans la vallée, à Tende, dépendante des ponts aériens pour se ravitailler, les habitants ont été rationnés. « Ça ressemblait à la guerre, après des bombardements », dit Véronique. La plupart des accès à l’eau potable, l’électricité et les télécommunications étaient coupés. « Nous sommes restés plusieurs jours sans nouvelles de nos proches, c’était l’angoisse. »

Plusieurs habitants ont raconté à Reporterre « l’histoire du Prieuré », un Établissement et service d’aide par le travail (Esat) qui emploie 80 personnes handicapées au sein d’un hôtel restaurant, à Saint-Dalmas-de-Tende. Ce lieu, lui-même amputé d’une partie de ses terres, emportées par La Roya, a recueilli et nourri plus de 200 sinistrés. « Nous en avons bavé, mais nous étions ensemble et nous avons trouvé dans nos réserves de quoi nourrir tous les gens qui avaient perdu leur maison », dit modestement Lucas, le cuisiner italien du Prieuré. Muriel, salariée de l’Esat, se rappelle avoir laissé sa boutique et son atelier couture « à disposition des pompiers, pour qu’ils installent leur poste de commandement », pendant que les hélicoptères bourdonnaient sans cesse dans le ciel.

Dans la boulangerie voisine, Christine et Bruno Bergallo ont fait du pain sans relâche, pendant 31 jours consécutifs. « Par miracle, nous avions encore de l’eau et de l’électricité, alors nous avons préparé 400 baguettes par jour, explique Christine Bergallo. Il fallait travailler, tout en prenant soin d’écouter les malheurs de nos clients. C’était dur. Nous étions à la fois boulangers et psys, et à la fin c’est nous qui sommes allés en voir un, de psy. »
« Nous avons déblayé des maisons, extrait des meubles, nettoyé le limon, rétabli des voies d’accès, construit des passerelles... »
De l’émoi suscité par la catastrophe, plusieurs associations sont nées, comme Mission Trekkeurs, composée de randonneurs bénévoles aidant les habitants isolés. Fin septembre, ils sont parvenus à rétablir l’eau dans le Canal du Mont à Breil-Sur-Roya, un tunnel de 200 mètres de long, entravé par une énorme coulée de limon. 168 maisons vont pouvoir être alimentées en eau pour le jardin et les cultures.
Un groupe de Niçois, bouleversés par la tempête, a aussi créé les Week-ends Solidaires. En un an, plus de 90 chantiers ont été réalisés par les centaines de volontaires réunis par l’association. « Nous avons déblayé des maisons, extrait des meubles, nettoyé le limon, rétabli des voies d’accès, construit des passerelles, remis des canalisations d’eau, explique Sophie Chaix, membre de l’association. Individuellement, nous pouvons avoir le sentiment que la catastrophe nous dépasse, mais collectivement, on peut déplacer des montagnes. »
Vers une vallée plus verte ?
La solidarité des citoyens n’a pas suffi à tout reconstruire. En juin dernier, « entre 522 et 572 millions d’euros » ont été promis par le président Emmanuel Macron pour reconstruire des ponts, sécuriser les maisons en bordure, remettre en état des bâtiments publics ou encore protéger les rives pour sécuriser les routes. Dans la vallée, des voix s’élèvent pour que les citoyens soient associés à la reconstruction. « On ne nous demande jamais dans quelle vallée nous voulons vivre », regrette Skan, 32 ans, qui a ouvert une épicerie à Tende après la tempête. « Aujourd’hui, l’argent public dépensé ne correspond pas à une volonté du peuple, mais aux intérêts des entreprises du BTP », déplore le paysan Cédric Herrou, dont les terres sont devenues une communauté Emmaüs qui propose ses productions bio en circuit court. Emmaüs Roya a organisé plusieurs journées de « réflexion citoyenne » pour imaginer l’après.

Parmi les souhaits des citoyens : la naissance d’une vallée verte, moins bétonnée, moins tournée vers la voiture. « On ne sait peut-être pas construire des ponts, mais on sait si on veut prendre la voiture ou le train des Merveilles, dit Cédric Herrou. La démocratie, c’est avoir confiance en l’intelligence du peuple. Malheureusement, les élus ne l’ont pas compris. »
« Avec tout le béton qui est coulé chaque jour dans la vallée, j’ai peur que ce soit déjà foutu, nous sommes en train de retrouver l’“avant” sans aucune concertation », regrette Nathalie. « On est quand même bien obligé de reconstruire les routes, n’en déplaise aux “écolos youyous” purs et durs ! s’emporte Marylène Walkowiak. Moi je vends des vêtements sur le marché, j’amène ma marchandise comment ? Je ne suis plus à l’âge de l’âne et de la charrette. »
À l’occasion des commémorations, un collectif d’habitants et amis de la Roya, qui se définissent comme « victimes et témoins directs des ravages provoqués par la crise climatique », compte manifester pour demander à l’exécutif des mesures pour « vivre et non survivre dans la Roya ». Parmi elles : développer le train des Merveilles. « C’est notre ligne de vie, et ses trois passages quotidiens ne permettent pas aux habitants de se passer de leurs voitures », déplore Patricia Alunno, présidente Comité de défense franco-italien de la ligne. Le collectif propose également de végétaliser les berges, de créer un corridor pour les cyclistes et des aides pour encourager les citoyens et les acteurs économiques à s’installer.
« Après cette tempête qui a détruit des projets, des perspectives, des espoirs, nous devrions partir d’un autre pied, expérimenter un autre mode de vie. Pour que les parents restent, il faut un projet enthousiasmant, autour de l’écologie, du sensible, de la convivialité, de la solidarité », dit Jacques Perreux, organisateur du festival des Passeurs d’humanité. Peu de temps après les inondations, Marie-Noëlle avait d’ailleurs retrouvé un dahlia, intact, au fond de son jardin transformé en terrain boueux. « Ça m’a consolée. Je me suis dit que malgré nos peines, la vie continuait. »