Voici pourquoi le « beau » pain n’est pas forcément « bon »

Durée de lecture : 5 minutes
AlimentationLa maîtrise des enzymes par les industriels leur a permis une avancée considérable dans la standardisation du pain. Pourtant, explique l’auteure de cette tribune, celles-ci ont un potentiel allergène et, surtout, elles empêchent les enzymes naturelles de se développer. Le pain reste donc insipide et difficile à digérer.
Marie Astier est journaliste à Reporterre. Elle vient de publier Quel pain voulons-nous ?, aux éditions Seuil/Reporterre.

Rappelez-vous, la dernière fois que vous avez mangé un pain très léger, à la mie très blanche, insipide et sec quelques heures après l’achat. Si cette baguette plus proche du carton que du pain a été le summum de la modernité dans les années 1950 à 1970, elle se fait désormais de plus en plus rare. Chez le boulanger, la baguette tradition, plus goûteuse, à la mie crème, s’est fait une place. Au supermarché, la qualité générale s’est améliorée. La filière est sortie de cette période où la blancheur et le volume faisaient vendre. Le bon pain regagne du terrain… semble-t-il.
Car il faut voir au-delà des apparences. Ces pains plus beaux, plus diversifiés, moins fades et qui se conservent mieux qu’il y a trente ans ne sont pas le fruit d’une réelle remise en cause de la filière. Ils résultent d’un processus engagé par les fabricants de pain industriel, les producteurs d’additifs et les très grands moulins avant même la Deuxième Guerre mondiale. Leur but a toujours été de faciliter, de standardiser la production de pain. Dernièrement, la maîtrise des enzymes a permis une avancée majeure dans cette voie.
Sans elles, tout irait trop lentement
Les enzymes sont des protéines qui accélèrent les réactions chimiques. Sans elles, tout irait trop lentement pour que la vie soit possible. En boulangerie, les enzymes permettent la fermentation, ce moment où le pain gonfle, où les goûts se forment, où la structure de la mie se construit. Pour le pain, il y a deux sources « naturelles » d’enzymes : celles fabriquées par le grain de blé, et celles fabriquées par les levures et bactéries naturellement présentes à la surface des grains. S’il y en a trop, ou pas assez, la farine risque de ne pas être panifiable. Les meuniers le savent depuis longtemps, et mélangent farines riches et pauvres en enzymes pour qu’elles donnent ensuite de beaux pains. Ils utilisent le malt, c’est-à-dire des grains germés riches en enzymes, pour améliorer leurs produits.

Depuis les années 1980, on connaît mieux les enzymes. On sait les sélectionner, les fabriquer, les « purifier », et de nouvelles apparaissent sans cesse. Leurs noms sont de plus en plus souvent présents sur les étiquettes, et leur liste s’allonge : hémicellulase, xylanase, glucose-oxydase, protéase, pullulanase, etc. Il est devenu quasiment impossible de trouver un sac de farine boulangère non corrigée à l’aide d’enzymes ajoutées. Que ce soit au supermarché ou chez l’artisan, presque tous les pains ont été fabriqués grâce à ces protéines magiques. Elles ouvrent d’infinies possibilités pour accélérer la fermentation, améliorer la résistance de la pâte à un passage en chambre froide ou à la surgélation, augmenter le volume du pain, rendre la mie plus souple, etc. Surtout, elles permettent de contrôler la fermentation et donc de standardiser toujours plus les processus de fabrication du pain, d’adapter la pâte aux besoins de chaque usine, chaque fournil. Ce n’est plus le boulanger qui accompagne le processus naturel de la fermentation, mais le cocktail d’enzymes ajoutées qui permet de le maîtriser. Enfin, dernier avantage et non des moindres : les enzymes sont censées disparaître à la cuisson. La législation européenne n’oblige donc pas à les mentionner sur l’étiquette du produit final. C’est pourquoi elles sont de plus en plus préférées aux additifs : elles ont le même usage, mais peuvent être éventuellement cachées au consommateur.
Un monde merveilleux
Grâce aux enzymes ajoutées, faire un « bon » pain — ou plutôt un beau pain — est devenu facile. Mais la filière devrait s’en méfier. D’abord, parce qu’elles ont un potentiel allergène. Or, l’allergie à la farine et à ses composants est l’une des principales maladies professionnelles en boulangerie. Si, officiellement, les enzymes sont considérées comme un allergène mineur (le principal est la farine elle-même), en coulisse certains meuniers et boulangers s’inquiètent, racontent des cas de rougeurs après qu’ils ont travaillé avec des mélanges de farines riches en enzymes.
Ensuite, parce que ces enzymes ajoutées empêchent celles naturellement présentes dans la farine de faire leur travail. La fermentation, ce moment où se créent les goûts et où la pâte est prédigérée, n’est pas aboutie. En bout de course, notre pain nous fait mal au ventre, et il est insipide.
Les enzymes ajoutées ont ouvert un monde merveilleux aux industriels, qui grâce à elles se rapprochent de plus en plus de la qualité proposée par les artisans. Pour préserver leur spécificité, pour la diversité des goûts du pain, pour leur santé et celle de leurs clients, les boulangers devraient donc comprendre les enzymes, et dire non à celles qui sont inutiles. La farine apporte déjà naturellement les siennes. Alors pourquoi ne pas réapprendre, à, tout simplement, travailler avec elles ?
- Pour tout savoir sur les processus d’industrialisation du pain en France, mais aussi pour apprendre à reconnaître le bon pain, le nouveau livre de la collection Reporterre : Quel pain voulons-nous ?, par Marie Astier, éd. Seuil/Reporterre, 2016.
