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Zad contre aéroport : au Japon, le combat dure depuis plus de 50 ans

Le Japon abrite une zad depuis plus longtemps que la France : depuis les années 1960, agriculteurs, étudiants et ouvriers s’opposent à la construction d’un aéroport. Un lieu qui continue de fédérer différentes luttes.

Narita (Japon), reportage

Heureusement que les cigales japonaises cymbalisent fort : elles font presque oublier les rugissements des avions qui fendent le ciel toutes les dix minutes. Drôle d’endroit pour cultiver son potager. Mais c’est que les champs de Takao Shito, un septuagénaire aussi jovial que bourru, étaient là avant que s’implante l’aéroport international de Narita, le principal point d’entrée dans l’archipel.

« Il y a quelques mois, la police a érigé un mur qui condamne l’accès à une partie de mon potager ; alors, on a construit des serres et maintenant je cultive une partie de mes légumes ici », raconte le fermier d’un air placide, tandis qu’un ventilateur ronronne sans parvenir à rendre la fournaise estivale supportable.

Si l’État japonais s’acharne à récupérer ces quelques hectares de potager, c’est parce que les terres de Takao Shito sont tout ce qu’il reste de la plus ancienne zone à défendre (zad) du pays. L’histoire est peu connue des touristes, et la plupart des Japonais l’ont déjà oubliée : le développement de l’aéroport de Narita, à une heure de route de la capitale Tokyo, a été l’objet d’une des plus féroces luttes écologistes de l’archipel.

Coincés entre des pistes d’atterrissage et de décollage, les lopins de terre sont aujourd’hui séparés par des palissades et des barbelés ; les quelques maisons qui abritent encore des résistants sur place profitent de l’ombre d’un bosquet rescapé. À première vue, la zad ressemble à quelques friches isolées ; il faut prendre le temps d’y naviguer pour comprendre le tissu qui unit — et fortifie — ces dernières poches de résistance contre l’aéroport.

Derrière les champs, la tour de contrôle de l’aéroport de Narita, devenue l’un des emblèmes de la lutte depuis que des militants se sont introduits sur son toit, en 1976. © Nicolas Celnik / Reporterre

Le berceau de la lutte écologiste japonaise

Projet emblématique du développement économique du Japon d’après-guerre, l’aéroport de Narita visait à désengorger celui de Haneda, planté au milieu de la mégapole. Seul hic : les terres où il devait s’installer, sur le plateau de Shimōsa dans la préfecture de Chiba, étaient déjà occupées. Or les paysans du plateau de Shimōsa ont la réputation d’être prompts à la révolte : à l’époque où Tokyo s’appelait encore Edo (1603-1868), le plateau était hors de la juridiction impériale ; héritage de l’époque, la préfecture a connu plusieurs révoltes populaires au cours des derniers siècles.

Aussi, lorsque les paysans ont découvert dans le journal local le projet d’aéroport, ils n’ont pas tardé à s’unir, formant l’Union de Sanrizuka contre la construction de l’aéroport de Narita, en 1966. Ambiance pré-1968 : le pays était en ébullition, ce conflit de David contre Goliath a cristallisé les mécontentements d’une société en pleine mue modernisatrice. Les paysans ont ensuite reçu le soutien des étudiants de Tokyo, des ouvriers des préfectures voisines, et du Parti communiste alors au faîte de son influence.

Depuis que le gouvernement a entouré l’un de ses champs par des palissades, Takao Shita a construit des serres pour continuer de cultiver ses légumes en agriculture biologique. © Nicolas Celnik / Reporterre

Les années et décennies qui suivent furent ponctuées par une série de manifestations de plus en plus intenses : le conflit a fait une dizaine de morts, côté manifestants comme policiers ; au mitan des années 70, une manifestation a réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes ; des coups d’éclat ont forgé un récit quasi légendaire, comme lorsqu’un groupe de manifestants est parvenu à s’introduire dans la tour de contrôle, à détruire les ordinateurs flambants neufs, avant de se retrancher sur le toit de l’édifice. Entre l’ouverture de l’aéroport, en 1978, et 2017, plus de 511 incidents ont été recensés : le conflit a changé de forme, mais ne s’est pas éteint.

« Notre détermination n’a pas faibli »

« Au début, nous luttions contre l’aéroport parce qu’il devait servir à faire la guerre, et beaucoup de militants étaient des pacifistes, se souvient Hagiwara, qui vit sur le terrain depuis vingt ans. Mais aujourd’hui, il y a aussi la conscience que l’environnement s’effondre, et la lutte contre l’aéroport est devenue une lutte écologiste. »

Le paysan est venu à Sanrizuka pour la première fois en 1988, attiré par une militante dont il était amoureux et qui est devenue sa femme. À l’époque, il y avait une vingtaine d’agriculteurs sur place à l’année, et un millier de sympathisants venaient régulièrement ; aujourd’hui, il en reste à peu près la moitié. Mais, assure Hagiwara, « notre détermination n’a pas faibli ; tout nous conforte aujourd’hui dans notre volonté de montrer qu’il y a d’autres modèles que celui que propose le capitalisme ».

Takao Shito, le dernier propriétaire de terres sur l’emplacement de l’aéroport, revient d’une garde à vue longue de trois semaines. © Nicolas Celnik / Reporterre

Hagiwara cultive ses légumes en agriculture biologique et les vend directement auprès de ses voisins : un modèle plus que minoritaire au Japon, mais qui inspire de nombreux jeunes militants en quête d’alternatives. L’heure du repas approche et la discussion se poursuit dans un Sukiya, une chaîne de fast-food qui est au restaurant local ce que le Roundup est à la permaculture.

« C’est souvent mal vu de parler politique au Japon »

Dans le restaurant, la plupart des clients prennent leur repas seuls à leur table, l’attention rivée sur leur smartphone : l’individualisme qui façonne le Japon depuis un demi-siècle explique, selon les militants historiques, le faible taux de mobilisation au Japon. « C’est dur d’expliquer le sens de notre lutte, parce que c’est souvent mal vu de parler politique au Japon, soupire Hagiwara. En France, vous avez José Bové qui a démonté un McDonald’s ; ce genre d’action ne serait pas du tout soutenue ici. »

Les militants distribuent régulièrement des tracts dans la ville de Narita, à proximité de l’aéroport, pour sensibiliser la population locale. © Nicolas Celnik / Reporterre

Matsumoto, une étudiante qui a rejoint le mouvement de Sanrizuka depuis deux ans, est quant à elle persuadée que le Japon est « au creux de la vague » : le jour de notre rencontre, elle était affairée à préparer une manifestation antinucléaire à Hiroshima, mêlant le principal syndicat étudiant nippon et plusieurs organisations syndicales.

Quelques mois plus tôt, elle faisait partie de ceux qui avaient perturbé le sommet du G7 (lui aussi organisé à Hiroshima), et qui ont été repoussés sans ménagement par la police. « Les gens vont voir la violence avec laquelle la police réprime les mouvements sociaux, ils vont en être indignés, et rejoindront notre cause », veut-elle croire.

Cette zad, « une sacrée épine dans le pied du gouvernement »

De retour sur les champs, on prend mesure de l’ampleur du dispositif policier déployé pour surveiller la poignée d’irréductibles agriculteurs : la terre semble plus fertile pour y faire pousser caméras et barbelés que tournesols et courgettes. Entre deux chicanes, un mirador abrite en permanence une équipe de policiers chargée de veiller sur une parcelle de terre que Hagiwara destine aux carottes.

En février, plus d’un millier de policiers antiémeute sont venus interpeller Takao Shito ; les manifestants étaient une centaine et ils ont essayé de former une chaîne humaine pour résister, mais elle n’a pas duré longtemps. Shito a donc été embarqué pour une garde à vue de trois semaines, qu’il évoque comme un détail de l’histoire. « Sanrizuka, c’est le lieu où se fédère une alliance entre paysans, ouvriers et paysans, essentielle pour animer un mouvement social », maintient-il.

Derrière les tournesols, une rangée de caméras, plantée pour surveiller les opposants. © Nicolas Celnik / Reporterre

Détour par le quartier général de Sanrizuka, une maison perdue au milieu d’un bosquet, protégée par une grille surveillée par une caméra — les militants ont appris à se méfier des visites à l’improviste des forces de police. Une quinzaine d’activistes historiques aux cheveux grisonnants — quand il leur en reste — vient d’y imprimer une série de tracts, que les plus jeunes embarquent pour une distribution devant la gare de train de Narita. Comme un symbole du passage de témoin entre deux générations.

Hagiwara, qui cultive ces terres depuis vingt ans, s’est habitué à être observé lorsqu’il laboure son champ. © Nicolas Celnik / Reporterre

Hagiwara a fini de labourer son champ et vient discuter tranquillement. Une journée a suffi : on s’est déjà habitué au vrombissement des avions. Reste une question qui nous taraude : qu’est-ce qu’il trouve à aimer dans ces quelques lopins de terre éparpillés entre des pistes d’atterrissage ? Hagiwara réfléchit un long moment, puis affiche un grand sourire malicieux : « Ce que j’aime, c’est précisément qu’elles sont en plein milieu de l’aéroport. Et que c’est une sacrée épine dans le pied du gouvernement. »

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