Incendies, déboulonnages… le sabotage au cœur des luttes écologistes

- © Juliette de Montvallon/Reporterre
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LuttesNucléaire, OGM, défense des animaux... Nombreux sont les activistes écologistes à avoir utilisé le sabotage pour s’opposer physiquement aux industriels et à leurs machines. Retour sur les écosabotages les plus marquants.
Vous lisez la dernière partie de l’enquête : « Le sabotage, quand protester ne suffit plus ». La première est ici.
Le sabotage a toujours accompagné les luttes écologistes. Depuis le bouillonnement des années post-1968 et l’avènement d’un mouvement populaire de défense de l’environnement, nombreuses sont celles et ceux qui ont fait le choix de ce mode d’action pour contrer des projets écocides. Incendies, déboulonnages, attaques à l’explosif, engins de chantier endommagés… Le sabotage est devenu peu à peu le cri de résistance de ceux qui ont décidé de s’opposer physiquement aux industriels et à leurs machines.
De 1970 à 2010, plus de 27 000 actions clandestines ont été revendiquées dans le monde par les mouvances animalistes et écologistes, selon l’inventaire minutieux du chercheur Michael Loadenthal. Si elles ont créé des dégâts matériels majeurs, 99,7 % n’ont fait aucun blessé. Reporterre revient sur les écosabotages (ou « écotages ») les plus marquants de ces cinquante dernières années.
Des bombes dans les réacteurs
Un des principaux secteurs industriels à avoir subi la foudre des écologistes est sans aucun doute le nucléaire. Son déploiement autoritaire, au tournant des années 1970, avec le plan Messmer en France, mais aussi dans les autres pays européens, a provoqué une levée de boucliers de la part de la population. Aux manifestations de masse, vivement réprimées, se sont vite greffés des modes d’action plus radicaux. À l’époque, le mouvement antinucléaire était à la fois puissant et diffus, non centralisé et hétérogène. Il s’organisait en comités locaux, rejoints rapidement par des militants libertaires et révolutionnaires.
La pince-monseigneur, la clé à molette et la bouteille incendiaire sont devenues des outils incontournables dans la lutte. Des dizaines de centres techniques et d’agences EDF ont été attaqués au cocktail Molotov, des lignes à haute tension ont été détruites, des entreprises de BTP et des engins de chantier ont brûlé. Dans les années 1970, des vagues d’attentats contre des infrastructures nucléaires, baptisées « les nuits bleues », ont été organisées dans tout le pays.
Pendant la bataille de Plogoff (Finistère) ou de Golfech (Tarn-et-Garonne), des bombes ont été placées sous les mairies annexes pour empêcher les enquêtes publiques. En 1975, la première centrale de Brennilis (Finistère) fut la cible de deux attaques à l’explosif. La même année, Françoise d’Eaubonne, une des pionnières de l’écoféminisme, posa une bombe dans le futur réacteur de la centrale de Fessenheim (Haut-Rhin). Elle provoqua d’importants dégâts et retarda la mise en chantier de dix mois.
D’autres faits d’armes sont restés dans les mémoires. Au Pays basque, la lutte contre le projet de centrale de Lemoiz (Espagne) a rassemblé des centaines de milliers de personnes, dont les indépendantistes de l’ETA (pour « Pays basque et liberté »). À plusieurs reprises, des engins explosifs ont endommagé le chantier. Après dix ans de lutte et l’abandon du projet en 1984, l’entreprise chargée de la centrale affirmait avoir subi 250 attentats et 2 milliards de pesetas de pertes financières.

Autre action emblématique : l’attaque au lance-roquette du surgénérateur Superphénix en 1982 par un écologiste suisse devenu ensuite député. « Le développement forcené actuel de l’énergie nucléaire est un choix irréversible que le capitalisme nous impose. De par son fonctionnement et sa nature, l’énergie nucléaire est la caricature d’un univers hiérarchisé, technocratisé et militarisé », justifiaient les militants de l’époque, avant d’appeler à « intensifier les sabotages ». Une réalité qui se poursuit aujourd’hui, même si la majorité des centrales ont été construites. Encore récemment, le projet Cigéo d’enfouissement des déchets radioactifs à Bure (Meuse) a subi une série de sabotages et les trains Castors (« cask for storage and transport of radioactive material ») de transport de combustibles radioactifs sont régulièrement bloqués.
70 % des champs d’OGM détruits
La lutte contre les OGM est un autre exemple saillant d’écosabotage. À partir des années 1990, et dans la veine du mouvement altermondialiste, de nombreux militants ont décidé de s’attaquer directement aux cultures d’essai d’OGM tout en se réclamant de la désobéissance civile. Ils dénonçaient l’emprise des industries semencières sur l’agriculture et « le brevetage du vivant ». Pour José Bové, alors secrétaire national du syndicat la Confédération paysanne, le fauchage d’OGM donnait de la visibilité à un message qui n’avait pas trouvé d’autres moyens d’expression publique.
Plusieurs stratégies se côtoyaient alors. Certains sabotages se firent la nuit de manière clandestine et anonyme, tandis que d’autres acteurs assumèrent l’illégalité à visage découvert. Ils tentèrent de construire un rapport de force médiatique et transformèrent leur procès en arène politique. Des centaines de militants se sont ainsi retrouvés devant la justice. Le mouvement s’est structuré en 2003 autour du collectif des faucheurs volontaires. 5 000 personnes s’en réclamaient deux ans après sa création et la dynamique a rapidement pris de l’ampleur jusqu’au moratoire de 2008.
En juin 2005, les faucheurs annonçaient avoir détruit 70 % des essais commerciaux en France qui existaient en 2004. En juillet 2006, le ministère de l’Agriculture estimait que 40 % des champs expérimentaux avaient été détruits. En 2008, la société Monsanto reconnaissait, elle-même, la destruction de la totalité de ses essais d’OGM.
Plusieurs actions resteront gravées dans l’histoire : la destruction des serres du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) en 1999 qui conduira les leaders paysans José Bové et René Riesel en prison, ou encore l’arrachage de Valdivienne en 2004 où 500 faucheurs affrontèrent des centaines de gendarmes mobiles. Au même moment, des sabotages contre des symboles de la malbouffe et de la mondialisation eurent aussi un grand retentissement, comme le démontage du McDonald’s de Millau (Aveyron) en 1999 par 300 paysans, dont José Bové.
La dynamique Earth First !
Moins connus mais tout autant décisifs, les groupes Reclaim the Streets et Earth First !, en Angleterre, méritent leur place dans le panthéon des luttes écologistes. Dans les années 1980-1990, alors que Margaret Thatcher gouvernait d’une main de fer la Grande-Bretagne, ces activistes ont fondé un véritable mouvement d’action directe pour défendre les écosystèmes et créer « des zones d’autonomie temporaire ». Ils réussirent à mettre en déroute 500 projets autoroutiers sur les 600 prévus en associant rave parties, émeutes, sabotages et camps autogérés avec barricades et cabanes dans les arbres. Des sortes de proto zad. L’excellent livre À bas l’empire, vive le printemps !, en raconte l’épopée et montre comment ces militants assumaient pleinement la complémentarité des pratiques.

Une des actions les plus spectaculaires en donne le ton, la radicalité et la subversion. Elle s’est déroulée le 13 juillet 1996 à Londres. Près de 10 000 personnes prirent complètement de court les forces de police et envahirent l’autoroute M41 pendant neuf heures. Des voitures conduites par des militants servirent de barrage et furent détruites à coups de masse, tandis qu’une grande fête fut organisée en lieu et place du trafic. Un bac à sable fut installé pour les enfants. Des cracheurs de feu circulaient, de grandes banderoles étaient accrochées. Des camions vibraient au son de leur sono. L’ambiance était carnavalesque, mais il ne fallait pas se méprendre. Pendant que les gens dansaient, d’autres, couverts par les bruits, attaquèrent la route au marteau piqueur pour y replanter des arbres.
Dans le monde anglo-saxon, dès les années 1970, le sabotage a finalement pris une place centrale dans les courants écologistes radicaux. Le livre d’Edward Abbey Le Gang de la clef à molette, qui raconte la croisade d’une bande de saboteurs pour défendre la « wilderness », a sans aucun doute suscité des vocations. Aux États-Unis, sous l’impulsion de Earth first !, des groupes décentralisés et clandestins réunis sous le nom de Earth Liberation Front (ELF) se créèrent. Plus de 300 actions furent menées pour s’attaquer aussi bien aux exploitations forestières, qu’aux barrages ou aux forages pétroliers.
Earth Liberation Front plastiqua ainsi une station de ski, des scieries et des résidences de luxe. Un manuel d’action directe de 300 pages fut publié (et est toujours disponible) pour présenter de manière décomplexée des dizaines de méthodes afin de démolir toute sorte de machines. Au début des années 2000, le groupe fut classé par le FBI comme la menace terroriste interne la plus élevée avant d’être en partie démantelé, en 2005, à l’occasion de l’opération policière Backfire, où dix-huit activistes furent arrêtés et condamnés à de lourdes peines.
Les groupes animalistes
Mais c’est sûrement à travers les luttes de défense des animaux et chez les antispécistes que le sabotage s’est le plus développé dans le monde anglo-saxon. C’est d’ailleurs là où il est apparu. Dès le début des années 1960, la Hunt Saboteurs Association fut créée en Angleterre pour perturber les parties de chasse. Les militants mettaient du parfum et des odeurs fortes pour tromper l’odorat des chiens. Ils utilisaient des trompettes pour désorienter les chasseurs, cassaient les pièges, dégonflaient les pneus des véhicules et détruisaient les miradors.
Très tôt, le courant animaliste a repris ce mode d’action. Autre exemple, dans le monde de la mer : Paul Watson et son association Sea Shepherd n’ont pas hésité à éperonner les braconniers et saboter des navires de baleiniers à quai. Des actions qui leur ont valu le surnom de « pirates écolos », et le fait d’être inscrits sur la liste rouge d’Interpol à la suite d’un mandat d’arrêt lancé par le Costa Rica. La tête de Paul Watson a aussi été mise à prix par la mafia taïwanaise, dont il gênait le trafic d’ailerons de requins.
Beaucoup plus controversé et plus extrémiste encore, l’Animal Liberation Front (ALF) s’est constitué à la fin des années 1970 dans l’Angleterre thatcherienne. Ses militants maniaient l’explosif contre l’industrie pharmaceutique qui pratiquait des tests sur les animaux, et envoyaient des colis piégés à Margaret Thatcher. De nombreux laboratoires ont été incendiés. En 1985, une autre action du courant animaliste marquera fortement les esprits. Des activistes de l’Animal Rights Militia, un groupuscule en scission avec l’ALF, annoncèrent, dans une sorte de canular, avoir empoisonné des barres de chocolat pour manifester contre les expérimentations animales pratiquées par l’entreprise qui les produisait. Elle dut enlever ses produits des rayons — ce qui lui coûta des millions d’euros — et arrêter ses vivisections de singes.
Le sabotage, une arme décoloniale ?
Dans un passage célèbre des Damnés de la terre, Frantz Fanon parle de la violence qui « désintoxique ». Elle libère, dit-il, « l’indigène de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux ». À l’ombre du mouvement écologiste occidental, il est intéressant de voir que plusieurs mouvements décoloniaux ont aussi fait du sabotage des infrastructures polluantes et écocidaires, une stratégie pour s’émanciper du joug des colons, stopper la dégradation de leur terre et le pillage des ressources. À la croisée, donc, des questions décoloniales et écologiques.
Le chercheur Andreas Malm dans son livre Comment saboter un pipeline en reprend plusieurs exemples. À Bornéo, les Penans attaquent les engins de chantier des bûcherons et les plantations d’huile de palme. Aux États-Unis, les Sioux dégradent les oléoducs qui servent à transporter le gaz de schiste. En Suède, les Lapons font exploser des lignes électriques sur leur territoire de chasse. Au Nigeria, le mouvement pour l’émancipation du delta Niger fait sauter des pipelines jusqu’à faire chuter d’un tiers la production de pétrole du pays entre 2006 et 2008.
Les mouvements indigènes ont souvent pris pour cible prioritaire les projets extractivistes et agro-industriels qui symbolisaient autant la destruction des écosystèmes que des sociétés humaines. En Papouasie-Nouvelle Guinée, l’armée révolutionnaire de Bougainville réussira ainsi en 1989, après une série de sabotages, à fermer la plus grande mine de cuivre au monde, exploitée par la multinationale Rio Tinto, qui polluait massivement les villages alentour. En Argentine, face à Monsanto, des paysans indigènes utilisèrent des bombes à graines avec de l’amarante pour contaminer les champs de soja transgénique et protéger leur terre. Une belle alliance multispécifique !