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500 œufs de flamants roses détruits par le tournage de Nicolas Vanier : à qui la faute ?

Un flamant rose en Camargue.

En 2018, le tournage d’un film de Nicolas Vanier a causé la perte de 500 œufs de flamants roses en Camargue. Depuis, l’équipe de tournage et le pilote d’ULM, qui témoignent pour Reporterre, se rejettent mutuellement la responsabilité.

Au printemps 2018, une petite histoire est venue troubler le murmure paisible de la Camargue gardoise, scandalisant adulateurs et néophytes d’un emblématique oiseau au plumage rosâtre. Installés dans les salins d’Aigues-Mortes pour la réalisation d’un long métrage, Nicolas Vanier et son équipe de tournage se sont vus reprocher d’avoir causé la perte de près de 500 œufs d’une colonie de flamants roses, alors en période de nidification.

Offusqué, le célèbre réalisateur a immédiatement rejeté l’entière responsabilité sur un prestataire extérieur, pilote d’ULM spécialisé dans la prise de vue aérienne écoresponsable. Une plainte contre X a été déposée par la branche locale de France Nature Environnement (FNE), pour perturbation intentionnelle d’espèce protégée et destruction d’œufs. Puis, le sujet a déserté journaux et comptoirs de bistrots.

Deux ULM ont été vus en train de piquer sur les flamants roses. CC BY-SA 4.0 / Julien Vincent / Wikimedia Commons

Où en est-on aujourd’hui ? Les investigations judiciaires se sont achevées il y a déjà de longs mois et l’affaire est désormais dans le bureau du juge d’instruction. En attendant que soit programmé le procès, Reporterre s’est penché sur les péripéties de ce tournage. Et le témoignage inédit du pilote mis en cause, recueilli par Reporterre, contredit frontalement la version exposée par la production et Nicolas Vanier.

Mi-juin 2018. Olivier Gourbinot, juriste de FNE, s’en souvient comme si c’était hier. « J’étais là, dans mon jardin, lorsque le téléphone a sonné. » À l’autre bout du fil, un ami du Conservatoire du littoral l’appelait pour l’alerter : « Un garde des salins d’Aigues-Mortes a surpris deux ULM du tournage de Nicolas Vanier, en train de piquer sur les flamants roses. Si vous ne communiquez rien là-dessus, ça risque d’être enterré. »

Les flamants roses se trouvent sur la liste rouge des espèces menacées. CC BY-SA 4.0 / GioTavani / Wikimedia Commons

Réalisateur de longs-métrages à succès comme Loup, Le dernier trappeur ou encore L’école buissonnière, le cinéaste travaillait depuis quelques semaines à la mise en scène de Donne-moi des ailes. Ce film s’inspire de la vie palpitante de Christian Moullec, un ornithologue interprété par l’acteur Jean-Paul Rouve. Dans le film, il entreprend avec son fils un extraordinaire projet de migration en compagnie d’oies sauvages, à bord de son ULM, de la Camargue aux confins de la Norvège.

Le début du tournage ayant lieu dans un milieu humide, une étude d’impacts avait été réalisée et des réunions tenues avec les services de l’État et les naturalistes du coin. « Ils avaient bien conscience qu’ils évoluaient dans une zone à la biodiversité extrêmement sensible, dit Olivier Gourbinot. Ils savaient où il ne fallait pas aller, au risque de déranger l’avifaune. Et pourtant… » Le soir du 7 juin, deux petits aéronefs survolèrent en rase-motte, à plusieurs reprises, la seule colonie de France où les flamants roses se reproduisent.

L’ULM mis en scène dans le film de Nicolas Vanier. © SND / Radar Films / France 2 Cinéma / Canopée Productions

Classés « vulnérables » sur la liste rouge nationale des espèces menacées de l’UICN, ces échassiers au bec courbé avaient trouvé refuge durant cette période sur l’îlot d’un marais reculé, pour y couver leurs œufs à l’abri des prédateurs que sont les renards et les sangliers. « Pendant les 29 jours de couvaison, les flamants roses sont très sensibles au moindre dérangement, précise Arnaud Béchet, écologue à la station biologique de la Tour du Valat. La seule entrée sur leur territoire d’un photographe a déjà conduit à l’abandon de la totalité des œufs pondus. Si ces oiseaux sont effrayés, ils quittent le nid et ne reviennent plus. »

Et c’est ce qu’il arriva. À la vue des engins volants, 500 couples sur les 4 500 que comprenait la colonie prirent peur et s’enfuirent définitivement. Dans la précipitation, des centaines d’œufs tombèrent ou furent écrasés. Les femelles flamants roses n’en pondant qu’un seul par an, c’est autant de petits qui furent perdus. 11 % de la colonie aurait ainsi péri à cette occasion.

Les femelles ne pondent qu’un œuf par an, aussi les petits sont particulièrement précieux. CC BY-SA 2.0 / Bruno Rijsman / Flickr via Wikimedia Commons

Dès le lendemain, le 8 juin 2018, Nicolas Vanier et sa production toquèrent à la porte de la Tour du Valat, un institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes, qui étudie cette espèce depuis les années 1970. « Nous leur avons dit que s’il y avait eu une dégradation du site, alors nous les aiderions à renidifier la zone, sous la forme d’un apport financier », dit à Reporterre Matthieu Warter, le producteur.

« Ça n’aurait pas eu le même retentissement avec une autre espèce »

Cela a-t-il été fait ? Au téléphone, il marque un instant d’hésitation : « Non. » Pour cause, la Tour du Valat a refusé toute réparation tant que l’affaire ne sera pas passée devant le tribunal. « Si elles avaient eu besoin de quoi que ce soit, on était là, poursuit le producteur, l’air renfrogné. En vérité, notre malheur, c’est que les flamants roses sont la vitrine de la Camargue. On n’a vraiment pas eu de chance. Ça n’aurait pas eu le même retentissement avec une autre espèce. »

Nicolas Vannier est allé voir les associations environnementales après la destruction des œufs pour trouver des arrangements qui ne passent pas par la plainte, racontent-ils. CC BY-SA 4.0 /Olga1969 / Wikimedia Commons

« Nicolas Vanier est aussi venu nous voir, à FNE, se remémore Olivier Gourbinot. Il voulait s’arranger et qu’on n’aille pas porter plainte. » L’association n’a pas tenu compte de cette tentative d’apaisement et a déposé une plainte contre X dans la foulée. Une enquête préliminaire a alors été ouverte, pour tenter d’établir la chaîne de décision et les responsabilités de chacun. Car ici réside tout le mystère : qui du producteur, du réalisateur ou du pilote d’ULM a fait le choix de piquer vers ces oiseaux grégaires ?

Aux yeux de Nicolas Vanier, la réponse à cette question n’a jamais fait l’ombre d’un doute. Le 2 juillet 2018, l’écrivain-cinéaste déclarait à l’AFP que tous les torts reposaient sur les épaules du prestataire extérieur à la société de production : « Un plan de vol avait pourtant été remis à ce pilote indiquant précisément les zones à éviter […] Ils ont été jouer à faire s’envoler des oiseaux, j’ai été scandalisé. » Dans le même entretien, il disait avoir immédiatement mis fin à leur collaboration.

« Un joli conte écolo, très dans l’air du temps »

Dès le mois suivant, l’équipe s’envola en Norvège, pour y tourner la seconde séquence. Là-bas, loin des projecteurs, l’histoire est retombée et le film est finalement sorti en salle à l’automne 2019. « Un joli conte écolo, très dans l’air du temps », salua Le Parisien. Le même jour, FNE publiait un communiqué pour rappeler qu’une enquête était en cours, concernant la destruction d’une espèce protégée. Nicolas Vanier y réagit aussitôt, en leur envoyant un courriel pimenté, dont Reporterre a eu copie : « J’ai été victimisé et accusé dans cette affaire, ce qui est parfaitement intolérable. Tel un patron d’entreprise qu’on accuserait d’homicide parce que son salarié a fauché un passant ! […] Les raccourcis ayant été faits sont odieux et diffamatoires. »

La tempête passée, Donne-moi des ailes a comptabilisé au total près de 1,5 million d’entrées, et une fois de plus, l’affaire des flamants roses quitta les esprits de chacun.

Un membre de l’équipe de tournage était présent dans l’un des ULM lors du piqué vers les flamants roses. CC BY-SA 4.0 / Ddgfoto / Wikimedia Commons

Au début de l’année 2020, le parquet s’est dessaisi du dossier pour le transmettre au juge d’instruction. Par commission rogatoire, les investigations furent confiées à la gendarmerie et à un agent de l’Office français de la biodiversité (OFB). Les gendarmes ont alors réalisé des tests en drone pour identifier les lieux et les auditions se sont succédé.

Premiers enseignements : trois personnes ont été identifiées comme ayant participé directement à l’incident. La doublure de Jean-Paul Rouve, engagée par la production, pilotait l’aéronef n°1, surnommé « l’ULM Jeu ». Dans l’aéronef n°2, dit « l’ULM Caméra », se trouvaient le pilote, prestataire extérieur incriminé par Nicolas Vanier, ainsi que le réalisateur responsable des prises de vues aériennes. La présence de ce troisième protagoniste, que Nicolas Vanier s’était gardé de mentionner à l’AFP à l’époque des faits, vient fragiliser la version selon laquelle le pilote aurait « joué » à faire s’envoler les oiseaux, à l’insu du cinéaste.

« Ils sont allés chercher des illustrations pittoresques de la Camargue »

Interrogée par Reporterre, une source proche de l’enquête assure que la production a pourtant continué à vouloir « faire porter le chapeau » au pilote de l’aéronef n°2, lors des auditions. C’est lui et lui seul qui aurait pris la décision de guider les deux engins vers la zone de nidification : « Seulement, quand vous êtes prestataire, vous avez une lettre de mission et vous faites ce qu’on vous dit de faire. Point barre, tempère notre informateur. Non. Leur défense ne tient absolument pas la route. Ils ont tourné des images de flamants roses pendant deux jours. Ce n’est pas un hasard. Ils sont allés chercher des illustrations pittoresques de la Camargue, ça faisait partie du cachet local souhaité. »

Ce propos contredit celui du cinéaste, qui assure à Reporterre qu’il n’a jamais été question de flamants roses dans le scénario, ni où que ce soit. « Et comment imaginer une seconde que nous ayons fait ça, alors même que tout ce projet a été bâti autour de la protection des oiseaux ? C’est inconcevable ! » plaide-t-il au téléphone. Il nous assure par ailleurs que la production avait remis au pilote concerné des documents stipulant les zones à ne pas survoler. « Il est entièrement responsable. »

Plus de 10 % des œufs de la colonie auraient été perdus de la seule faute de cette séance de tournage. CC BY-SA 4.0 / Julien Vincent / Wikimedia Commons

Même son de cloche du côté de Matthieu Warter, le producteur : « Nous n’étions pas donneurs d’ordre. La vérité, c’est que le pilote a fait du zèle, il a voulu se faire plaisir et il a un petit peu outrepassé ses droits. » Il reconnaît qu’un membre de l’équipe était présent à bord, mais le pilote aurait pris seul l’initiative d’aller dans cette zone. « Le préjudice d’image est énorme pour nous », conclut-il.

Alors qu’en dit le principal intéressé ? « La production voulait tourner des images en rase-motte dans une réserve où l’altitude minimale autorisée était de 1 000 pieds, détaille à Reporterre le pilote pointé du doigt. Je leur ai dit qu’il fallait une dérogation. » La production aurait alors réclamé celle-ci aux autorités compétentes, avant de revenir le document en main. « Ce qu’ils ne m’ont pas dit, c’est qu’il fallait éviter trois zones. Ce n’était pas mentionné sur le papier, mais la production avait l’info et ne me l’a pas transmise. »

« J’étais un simple technicien »

À bord des planeurs motorisés, il assure que c’est l’équipe de tournage qui dictait les instructions. « Par radio, je devais transmettre les ordres que me dictait le réalisateur, assis à côté de moi, au pilote de l’autre ULM. J’étais un simple technicien. Il me demandait de lui dire de faire un virage à gauche ou droite et je m’exécutais. » Il garantit enfin que seul l’ULM Jeu aurait piqué vers les flamants roses, le second ULM dans lequel il se trouvait étant resté à distance pour le filmer.

Aujourd’hui, les enquêteurs ont terminé leurs investigations. Le dossier est entre les mains du juge d’instruction et devrait prochainement être présenté devant un tribunal correctionnel. Pour cette destruction de 11 % des œufs de la colonie, le ou les responsables encourent jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 150 000 € d’amende.

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