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ReportageDéchets nucléaires

À Bure, les opposants se préparent à l’arrivée des bulldozers

Près de l'ancienne gare de Luméville-en-Ornois, le 27 juillet 2022.

Déclarations d’utilité publique et d’intérêt national, terres rachetées, maisons rasées… Autour de Bure, l’emprise de Cigéo est de plus en plus palpable. Les opposants promettent de se défendre « jusqu’au bout » contre les expulsions.

Entre Bure (Meuse) et Cirfontaines-en-Ornois (Haute-Marne), reportage

Les années à venir s’annoncent chaudes dans le sud meusien. Et le réchauffement climatique n’en sera pas le seul responsable. Car autour du projet de centre d’enfouissement de déchets radioactifs Cigéo, dessiné par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), les nerfs se tendent. La raison ? La publication le 8 juillet 2022 des décrets accordant l’utilité publique (DUP) et « l’intérêt national » (OIN) [1] au projet.

Derrière cette « étape administrative » se cache une multitude de nouveaux leviers pour l’Andra, lui permettant de déloger agriculteurs, opposants et militants à tour de bras [2]. Après plus de 20 ans « d’accompagnement et de développement du territoire », le laboratoire de l’Andra montre finalement un tout autre visage.

Le bois Lejuc pourrait être bientôt défriché pour pouvoir accueillir la zone puits. © Quentin Zinzius / Reporterre

À la Maison de Résistance (BZL), site historique de contestation du projet, la nouvelle s’est répandue rapidement. « Nous savions que la procédure allait avancer, et nous l’avons anticipée. Une équipe et des recours juridiques étaient préparés de longue date, pour contester ces décrets », assure Paulo [*], un habitué des lieux. Mais des inquiétudes subsistent. Notamment autour du bois Lejuc, où se sont déroulés les précédents conflits attenants à Cigéo, avant que l’Andra n’en prenne réellement possession courant 2021.

Situé au-dessus de la future zone de stockage des déchets, il doit être en partie défriché pour servir de zone de soutien aux travaux, appelée « zone puits ». « Depuis les occupations, le bois n’a jamais vraiment quitté nos esprits, et on surveille de près ce qu’il s’y passe », assure Paula [*], qui habite également BZL.

© Gaëlle Sutton / Reporterre

Fin juillet, une équipe d’experts aurait notamment réalisé une étude d’impact environnemental en son sein ; une étape nécessaire avant de pouvoir commencer des travaux de défrichements. Mais pour l’heure, la forêt trône toujours paisiblement sur la plaine. « Le jour où les bulldozers viendront, nous serons prêts », promet-on dans la Maison.

Et le bois Lejuc n’est pas le seul à être menacé par l’avancée du projet de l’Andra. Au total, près de 3 500 ha de terres sont couvertes par l’OIN — dont une majeure partie est déjà aux mains de l’Andra, permettant à l’agence d’y réaliser les aménagements nécessaires à l’installation du centre de stockage. Mais il lui manque encore plusieurs zones maîtresses [3].

Les terres de Jean-Pierre Simon, où travaillent les Semeuses, sont à proximité directe de la future ligne de chemin de fer, aujourd’hui repérable par une bande arborée. © Quentin Zinzius / Reporterre

« Aux dernières nouvelles, les terres situées au niveau de la liaison intersites, du transformateur, et de la gare de Luméville, ne sont toujours pas sous contrôle de l’Andra », détaille Jean-Pierre Simon, agriculteur haut-marnais et opposant historique au projet Cigéo. Des zones cruciales à l’arrivée des déchets nucléaires, que l’Andra va désormais pouvoir s’approprier, avec ou sans l’accord de ses occupants. Enfin presque. « Nous avons entrepris de gros travaux pour barricader la gare », informe-t-on à la Maison de Résistance. Courant juillet, entre 200 et 300 personnes ont ainsi participé à la « semaine des barricades », afin de transformer le lieu en véritable bastion de résistance.

« C’est notre lieu de vie, nous le défendrons jusqu’au bout »

« L’OIN permet à l’Andra d’expulser les derniers habitants de terrains qu’elle convoite avant 2037, précise Paulo, mais nous ne nous laisserons pas faire. » Pour autant, les opposants ont le temps de voir venir. « La procédure d’expulsion sera longue, ils ont des contraintes administratives qu’ils ne peuvent pas éviter », se rassurent les opposants. « De toute façon c’est notre lieu de vie, nous le défendrons jusqu’au bout », complète Paula.

En attendant la venue de l’Andra, l’ancienne gare de Luméville se barricade. © Quentin Zinzius / Reporterre

Du côté des agriculteurs, la parution des décrets n’a rien arrangé. Pour Jean-Pierre Simon, dont une partie des terres entourent la ligne ferroviaire devant acheminer les déchets radioactifs au futur centre de stockage, l’avenir est toujours incertain. « L’Andra s’est déjà servie sur mes terres, mais la proximité avec la ligne m’inquiète : il n’y a que quelques mètres entre mon champ et la future voie », détaille-t-il.

Une partie de ce champ est d’ailleurs cultivée en maraîchage par le collectif des Semeuses, qui s’oppose également à Cigéo. « Cette situation m’effraie, avoue Lisa [*], membre du collectif. Il est plus difficile de se projeter, d’imaginer l’avenir de nos terres et de notre territoire, quand on sait qu’un train chargé de déchets radioactifs peut se pointer à quelques mètres de là. »

De plus, pour permettre l’accès aux terres agricoles, l’Andra devra construire ponts et autres passages à niveau ; des points stratégiques à surveiller et défendre dans le cadre d’un transport de déchets radioactifs. « Une telle proximité ne garantit pas notre sécurité, ni celle du train ! » dit Jean-Pierre Simon.

À l’ancienne gare de Luméville, le message est clair : bien qu’elle figure sur les plans du projet, ses habitants ne l’abandonneront pas à l’Andra. © Quentin Zinzius / Reporterre

Mais l’Andra n’a pas attendu le début de ces travaux pour sortir le bulldozer. À Mandres-en-Barrois, un large amas de gravats, à deux pas de la mairie, rappelle l’emplacement d’une ancienne maison. Inoccupée, elle a été rachetée et « détruite récemment par l’Andra », confirme une source au sein du village. L’espace pourrait être transformé en terrain de jeux pour les enfants. « Un peu hypocrite, quand on veut vider le territoire de ses habitants  », ironise un opposant, apprenant la nouvelle.

Et ce n’est pas la seule. « Plusieurs maisons ont été détruites du côté de Chassey-Beaupré, et sont aujourd’hui en "terrain à bâtir". Et à Guillaumé, un "projet privé" [4] a fait raser trois propriétés », témoigne Jean-Pierre Simon, qui suit de près le sort du foncier sur le territoire. Pourtant, ces communes figurent bien à l’extérieur de la zone définie par l’OIN.

À Mandres-en-Barrois, et dans d’autres villages alentours, plusieurs habitations ont déjà été rasées. © Quentin Zinzius / Reporterre

« L’Andra est opportuniste, estime l’agriculteur. Sous couvert de détruire des "verrues" [des maisons anciennes ou en mauvais état] elle évite en réalité l’installation de nouveaux habitants, et de potentiels opposants au projet. » Une volonté qui n’a rien de surprenant, l’Autorité environnementale ayant souligné dans son rapport du 13 janvier 2021, la nécessité de « limiter durablement la population exposée » et à ne pas « développer démographiquement le territoire ».

L’Andra semble désormais accélérer la manœuvre. Elle avait d’ailleurs essayé de récupérer l’Affranchie, bâtisse rachetée par des opposants au projet en 2018, avant d’être déboutée par la justice en juillet 2021. « Ce qui est à nous, nous l’occuperons et le protégerons jusqu’au bout », promet Paulo. Prochain rendez-vous pour les opposants : les Bure’lesques, qui se tiennent à Hévilliers, près de Bure (Meuse), les 5, 6 et 7 août prochain.

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