Reportage — Déchets nucléaires
À Bure, paysans et opposants ont semé des graines contre les déchets nucléaires

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Déchets nucléairesÀ Bure, où les autorités voudraient enfouir les déchets nucléaires accumulés depuis cinquante ans, la résistance grandit. Ce week-end, des champs ont été ensemencés sur des terrains visés par les déchets. En débordant la dimension locale pour réfléchir aussi à la question du foncier agricole.
- Bure (Meuse), reportage
Dans l’objectif d’enraciner définitivement la résistance au projet de centre industriel de stockage géologique (Cigeo), projet qui vise à enterrer les déchets radioactifs des centrales françaises, le collectif Terres de Bure a mené le 17 avril l’opération des Semis radieux. Le lieu ? Un champ convoité par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), situé à Luméville, près de Bure (Meuse).
La journée touche à sa fin et les derniers seaux de graines sont vidés, sous le regard amusé de la vingtaine de paysans présents, soit un petit peu plus que l’an dernier. « Au moins, cette opération aura permis à tout le monde [soit 250 personnes environ] d’apprendre à semer », rigole Roger, en distillant quelques conseils à Camille. « Il faut des gestes francs, sans se regarder faire ! » La jeune maman écoute, avant de s’exécuter, une idée derrière la tête. Elle est venue avec sa copine avec une tactique bien particulière : « J’ai semé en bordure, ce qui permettra peut-être d’éviter les bulldozers de l’Andra [Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs]. » L’année dernière, en novembre, quand la première édition des Semis radieux a eu lieu, il n’aura en effet pas fallu quelques semaines à l’industrie du nucléaire pour retourner la terre, au motif de fouilles archéologiques.

Cette fois, le collectif qui a mis en place le Printemps des luttes paysannes, autre nom donné à ce week-end fertile, a tout prévu. Une petite cabane en bois, appelée Vigie patate, vient d’être construite juste devant le champ ensemencé, histoire de suivre l’évolution de la récolte (ou de la destruction de la récolte). L’inauguration a lieu en grandes pompes : casque de chantier sur la tête, trompette jouant une Marseillaise qui aurait le mal de mer, et ruban à couper. « Aujourd’hui, nous sommes réunis pour entériner le partenariat que nous venons de conclure avec l’Andra. La construction de ce petit local aura en effet été soutenu par le groupement d’intérêt public, le fameux GIP, qui arrose d’argent nos deux départements [Meuse et Haute-Marne] et fait taire les contestations », lance Félix, du collectif organisateur (et informel) Terres de Bure, provoquant le rire des spectateurs.

Parce qu’évidemment une telle manifestation n’a pas été soutenue par ceux qui essaient d’implanter ici un centre d’enfouissement des déchets nucléaires les plus radioactifs des centrales françaises (Cigéo). C’est plutôt avec méfiance que ce regroupement de citoyens, d’élus, de militants ou d’agriculteurs a été regardé, comme d’habitude. Les voitures de gendarmerie n’ont cessé de passer devant le site. Pas de quoi décourager les motivés, comme Camille, qui vient de finir ses semis. « Alors bien sûr, ça ne paraît pas grand-chose de planter des pommes de terre. Mais aujourd’hui, les curseurs se sont déplacés, notamment celui de la répression. Tout peut être utilisé pour intimider. Il vaut mieux ne pas donner d’informations sur nos identités, parce que ça peut servir aux forces de l’ordre. Et puis, j’aime assez l’idée de ne pas personnaliser la lutte. Regardez ce qui se passe actuellement avec les Nuits debout. Les autorités sont bien emmerdées parce qu’elles ne trouvent pas de responsable. »
« Les accaparements fonciers se développent là où les solidarités locales et extérieures sont rompues »
Quand on parcourt du regard le terrain, foulé par des dizaines de familles, et beaucoup d’enfants qui découvrent les joies du jardinage, on en trouve pourtant facilement, des gens responsables. « On participe aux actions depuis la fin des années 1990. Parce qu’on ne peut pas rester sans rien faire quand des bétonneurs, des gens qui ne pensent qu’au fric, s’accaparent nos terres. On se doit de bouger, surtout pour nos enfants, et la planète qu’on va leur laisser. Elle ne nous appartient pas », philosophent Éliane et Marie, deux Meusiennes du coin âgées d’une soixantaine d’années. À quelques mètres des deux dames, Claude, l’un des paysans venus prêter main forte à la joyeuse troupe hétéroclite, confirme les propos. Installé en bio à une trentaine de kilomètres de là, en production laitière et lentilles, il regrette que ses collègues ne soient pas là en plus grand nombre. « On est une vingtaine, oui, mais c’est peu. C’est finalement assez logique, puisque les agriculteurs de Meuse et de Haute-Marne reçoivent de l’argent du nucléaire depuis 20 ans. Je me souviens notamment que leurs cotisations sociales étaient prises en charge lors de la crise bovine à l’approche des années 2000. Aujourd’hui, et même s’ils s’aperçoivent de leur erreur, et de la disparition des sols, rachetés à bon prix par l’Andra et la Safer, ils se sentent gênés et ne viennent pas à ce genre de manifestations. Et puis, il y a ceux qui n’en démordent pas, et qui me disent que si je suis contre Cigéo, je ne dois pas emprunter non plus les routes, dont les travaux son financés par cette manne-là. » Il enrage, Claude, de voir sa région natale se transformer à grande vitesse. Et ne prend pas de détour pour dénoncer les choses qui le choquent. « Le comble, c’est de voir l’industrie du nucléaire organiser des sorties nature, en forêt, alors que ce sont les premiers à la détruire. »

Si ceux qui vivent de la terre ne sont pas foule, les renforts arrivés d’Alsace, de Paris ou de Rouen sont là, et ce depuis la veille. Le collectif Terres de Bure avait en effet décidé de mettre sur pied pour la première fois une grande réunion foncière nationale. Une cinquantaine de membres de structures comme Terre de liens y ont pris part. Et compris que « les accaparements fonciers se développent là où les solidarités locales et extérieures sont rompues », résume Félix. Observer les copains alsaciens lui donne donc le sourire. « On est de tous les combats pour la défense de la terre, parce que c’est de là que vient notre nourriture. Il faut que les gens s’en rendent compte. Sans elle, et si on l’empoisonne, avec ces déchets radioactifs notamment, il n’y aura plus d’humain », explique simplement Marie-Jeanne, soutien des Faucheurs d’organismes génétiquement modifiés (OGM) et membre active de la Confédération paysanne et de l’association Stop Fessenheim, la vieille centrale nucléaire qui inquiète de plus en plus les voisins de la France. Marie-Jeanne est venue avec Jean Stentz, l’accordéoniste qui avec les Bure haleurs, un groupe local, donne le la à cette journée. « C’est très important de militer en chansons. Écoutez le chant des oiseaux, et profitez de ces paysages magnifiques. Tout ceci constitue un tableau magnifique qu’on ne voudrait pas voir disparaître. » Moins poétique, mais plus percutant, Claude Kaiser, secrétaire de la coordination des élus opposés à l’enfouissement (Eodra), relève le côté symbolique du geste. « Ils sèment la mort [avec Cigéo], on sème la vie. Les déchets nucléaires détruisent tout ? Les graines font germer un monde plus sain. Qu’est-ce qu’on veut pour notre avenir ? La première, ou la deuxième option ? »

Après quelques heures passées entre le champ, la buvette et la cantine, il est temps de ranger les tables et les marabouts. Non sans avoir donné rendez-vous à tous pour… le buttage des patates, « parce que vous ne croyez tout de même pas qu’on va le faire à deux hein ! » (Félix). Mais aussi pour les 200.000 pas à Bure : dimanche 5 juin, et s’ils sont autant que l’an dernier, des milliers de promeneurs viendront se balader autour du laboratoire de l’Andra. Au programme : des chorales de toute la France, des concerts, des animations pour les enfants, etc. De quoi une fois de plus semer la bonne humeur dans le secteur.