Reportage — Déchets nucléaires
À Bure, une fleur de résistance s’épanouit contre les déchets nucléaires

Durée de lecture : 11 minutes
Déchets nucléaires LuttesPour s’opposer à l’enfouissement des déchets radioactifs à Bure, dans la Meuse, des militants ont créé la « maison de la résistance à la poubelle nucléaire ». Un lieu pour faciliter la lutte et l’organisation mais aussi pour mettre en pratique d’autres modes de vie, à contre-courant de la « société nucléarisée ».
- Bure (Meuse), reportage
Une église, pas de commerces, et soixante-dix habitants qui ne sortent de chez eux que pour prendre leur voiture. Bienvenue à Bure, un village quasi fantôme, à la frontière de la Meuse et de la Haute-Marne. Ce n’est pas un hasard si cette zone faiblement peuplée et à la population vieillissante a été choisie pour recevoir, enterrés à 500 mètres de profondeur, les déchets radioactifs de France et de Navarre.
Pour s’y opposer, il y a dix ans, le réseau Sortir du nucléaire et l’association Bure Zone libre ont acheté un corps de ferme de 600 m² à Bure. La « Maison de la résistance à la poubelle nucléaire » est née. L’idée était de proposer aux militants un pied à terre pour pouvoir s’organiser et s’opposer efficacement au projet.

- Le dortoir -
Organisation et alternatives
« Quand les gens venaient de loin, ils n’avaient aucun endroit pour se réunir ou rester dormir après les manifestations », explique Sidonie [parmi la dizaine de militants rencontrés, la plupart disent s’appeler Michel ou Michèle pour préserver leur anonymat. Afin de faciliter la lecture, les prénoms ont été changés], cheveux bruns coupés courts et regard pétillant, régulièrement présente depuis trois ans.
Progressivement, la bâtisse a été retapée par les visiteurs et les soutiens locaux. Deux « occupants permanents » qui tournent tous les six mois environ habitent le lieu et un dortoir d’une vingtaine de places abrite les activistes et les curieux qui viennent pour quelques jours ou quelques semaines. Les dons et les efforts des visiteurs ont transformé la vieille ferme en lieu de vie confortable. Une salle spacieuse accueille également les activités militantes (réunions, projections de film…).
Un peu partout, des cartes, des magazines, des films, des livres et des prospectus divers font de la Maison de la Résistance un « point d’info » sur l’énergie nucléaire et plus particulièrement sur le projet Cigeo (Centre industriel de stockage géologique, nom donné au projet d’enfouissement des déchets).
Le lieu a aussi pour but de prouver par l’exemple que le nucléaire ne constitue pas un horizon indépassable et qu’il existe des alternatives. Un chauffage au bois assure une chaleur confortable dans les pièces à vivre, un panneau thermique installé sur le toit contribue à chauffer l’eau, tandis qu’une éolienne construite sur place avec l’association Tripalium produit une partie de l’énergie consommée.
Un abonnement à Enercoop (fournisseur d’énergie alternatif) fournit le reste. Régulièrement, des chantiers participatifs et des ateliers (isolation du dortoir, construction de l’éolienne, stage de « grimpe »…) sont organisés. C’est l’occasion de partager des savoirs et d’attirer de nouvelles personnes.

A la Maison de la résistance, on croise des profils variés. Militants associatifs multicartes, zadistes en transit, opposants locaux de longue date et riverains à la recherche d’informations ou de convivialité. « Pour moi, ce qui se passe à Bure est l’une des deux choses les plus graves en France avec les migrants à Calais, explique Fatima, de retour en Meuse après un passage sur la ZAD du Testet. C’est plus grave qu’un projet d’aéroport ou de barrage. Un aéroport, tu casses le bitume et c’est reparti. Là, les déchets restent actifs pendant 100 000 ans », dit-elle.
Quant à Sidonie, elle a décidé de venir à Bure quand elle a découvert les conditions de travail dans les mines d’uranium au Niger. « C’est impossible d’avoir un impact là-bas, alors j’ai décidé d’agir ici », raconte-t-elle. Une troisième est arrivée « un peu par hasard », sur les conseils de la famille lors d’un tour de France en vélo. Si c’est la question du nucléaire qui les a majoritairement amenés là, d’autres motifs les poussent à rester ou à revenir.
Bienvenue en zone libre
Tous mettent en avant la convivialité du lieu. Il faut dire que l’ambiance est bonne à la Maison de la résistance. Les repas, préparés à plusieurs, se terminent souvent sur des airs de guitare et des chants, de préférence révolutionnaires. La grande table du salon se transforme alors en percussion géante. Les meubles, les mains ou les couverts deviennent des instruments de musique. Bien sûr, chaque nouvel arrivant a droit à une visite détaillée du lieu. Et quand la nuit tombe, les gens de passage se voient proposer de rester dormir plutôt que de reprendre la route. « On s’y sent vite chez soi », résume Fatima.
La maison n’est pas qu’un point de rendez-vous entre militants anti-nucléaires. Elle sert aussi de lieu d’expérimentation d’une forme de vie collective basée sur l’autogestion. Les visiteurs sont invités à prendre part aux tâches quotidiennes et aux travaux du moment.
Pendant mes quelques jours sur place, j’ai par exemple aidé à ranger l’atelier et à monter un échafaudage afin de repeindre un mur. Certains réguliers travaillent à l’extérieur ou font des saisons, d’autres vivent du RSA (revenu de solidarité active). Mais personne ne chôme. Entre activités militantes, préparation des repas, travaux dans le jardin et la maison, chacun s’active sans qu’aucun chef ne vienne donner d’ordre.

Un peu partout dans la maison et sur sa façade, on peut lire l’inscription « Bure Zone Libre ». Zone libérée du nucléaire bien sûr, mais aussi « de son monde », souligne Archibald, visiteur fréquent venu d’Alsace, en référence au slogan des opposants à l’aéroport de Notre-Dame des Landes.
« Une société nucléarisée ne peut pas être démocratique, poursuit-il. Elle ne peut pas fonctionner sans secrets d’État, corruption et conflits d’intérêts. On ne veut plus de toutes ces choses. » Pour beaucoup ici, le scandale nucléaire n’est qu’une conséquence de l’accaparement des pouvoirs par quelques-uns. La maison de Bure se veut un exemple en actes de comment pourrait fonctionner une société libérée du joug de l’oligarchie, comme l’explique Francis, mèche brune dépassant de son chapeau : « On recherche l’autonomie, l’autogestion et on essaie de se libérer du diktat de la consommation. »
Apéro et nucléaire
Pendant les repas, on discute OGM, péril fasciste, risque de récupération des initiatives locales ou souvenirs de soirées arrosées pendant les vendanges. Mais la question nucléaire occupe une large place dans les conversations. Une militante raconte avec moult détails la tentative de passage en force de l’Etat sur le dossier Cigeo.
D’autres commentent l’absurde document produit par l’ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) qui se demande dans quelle langue signaler aux populations qui habiteront le territoire dans des dizaines de milliers d’années la présence d’un danger en sous-sol.
Aucun scientifique spécialiste du nucléaire n’habite la maison mais ses habitants connaissent bien leur sujet. Trop parfois : « C’est tellement scandaleux que par moments, on est obligés de prendre ça à la rigolade sinon on deviendrait dingues », me glisse Sidonie.

Actions et différentes formes de lutte
La maison de la résistance à la poubelle nucléaire entend aussi être une « épine dans le pied de l’ANDRA », dont les infrastructures déjà existantes sont situées à quelques coups de pédale de là. La maison est un espace propice à l’organisation des activistes. Elle a notamment facilité la tenue de l’assemblée du Grand t’Est, à l’origine du projet Bure 365 qui invite les militants de France et d’ailleurs à mener des actions décentralisées contre CIGEO pendant une année.
Certains, qui s’adonnent à la désobéissance civile, préfèrent rester discrets sur les actions qu’ils mènent. Mais d’autres évoquent volontiers leurs activités récentes : occupation de rond-points, perturbation des visites des installations par des clowns activistes, mise en lumière des failles techniques ou juridiques du dossier, ou travail de sensibilisation auprès des habitants de Bure. « La maison est ce que les gens en font. Et chacun choisit les modes d’action qui lui correspondent », résume Archibald.
Cela fait près de vingt ans que la mobilisation dure. Elle a connu des pics et des périodes d’essoufflement. Alors que le début théorique des travaux, prévu en 2017, approche, les militants s’interrogent. Fatalement, l’option ZAD est évoquée. « Vu le fric en jeu et la puissance du lobby nucléaire en France, ils iront au bout. Il faudra s’opposer physiquement au projet », estime un quadragénaire, cheveux longs attachés dans le dos et une bonne expérience des zones de lutte dans son baluchon.
Il imagine bien des formes d’opposition radicales se multiplier sur le terrain dans les années à venir. « Il y a une forte chance qu’il y ait une ZAD ici, confirme Archibald. Mais ce n’est pas une fin en soi. On ne fait pas une ZAD pour faire une ZAD. Ça n’a pas de sens de rentrer en désobéissance civile si tu n’as pas exploré les autres voies. Néanmoins si tous les autres moyens échouent, on bloquera le chantier. »

- L’éolienne construite sur place avec l’association Tripalium -
Sidonie rappelle que le projet est tellement cousu de fil blanc « qu’il pourrait capoter à tout moment. On est aussi là pour pointer ses faiblesses. S’il n’y avait pas eu de mobilisation, il y aurait déjà des déchets à Bure ». Pour autant, comme la plupart des personnes rencontrées, elle refuse d’opposer les actions sur les terrains légal et administratif et l’action directe. « Si tu vois quelqu’un se faire agresser dans la rue, tu ne peux pas te contenter de prendre des photos et d’appeler un avocat, illustre-t-elle. Tu dois t’interposer. Quand on veut s’opposer à un projet, c’est la même chose, on doit faire les deux. »
Néanmoins, pour elle, le devenir de la lutte repose d’abord sur la « prise de conscience qu’on a le droit de dire non et qu’on peut décider de ce qui se passe chez nous. On ne pourra pas gagner cette lutte si les gens du coin ne sont pas impliqués ».
La difficile mobilisation des locaux
Au mieux résignés, au pire indifférents. Voilà comment me sont apparus les habitants de Bure lorsque j’ai frappé à leur portes. « Qu’est ce que vous voulez qu’on y fasse ? C’est trop tard », me lâche un agriculteur. « Maintenant, ils ne reviendront plus en arrière. J’espère juste que ce sera entretenu par l’État et pas privatisé car on sait comment ça finit », déclare une des ses voisines qui s’est opposée au projet pendant quinze ans avant de baisser les bras.
« On sait que c’est de la merde avec un M majuscule qu’ils vont enfouir là. Mais il faut bien que ça aille quelque part. Tout ce que j’espère c’est que les générations futures seront au courant de ce qu’il y a là dessous », dit, maussade, un ancien conseiller municipal de la commune. Sur la quinzaine de personnes interrogées, aucune ne croit à l’abandon du projet.
Il faut dire que les partisans du nucléaire ont bien prévu leur coup. « Ils ont choisi ce lieu car il n’y a personne », croit savoir Fatima. Pour Francis, un autre élément est entré en ligne de compte dans le choix du site : « Ils l’ont placé à cheval entre les départements de la Meuse et de la Haute-Marne, afin de pouvoir arroser les élus de chaque territoire. »

En effet, ce projet estimé à trente-cinq milliards d’euros est la promesse pour des collectivités locales en souffrance de voir affluer de l’argent frais afin de financer de nouveaux équipements et créer quelques emplois. « Certains habitants ont peur d’afficher leur opposition car ils ont vendu leurs terres à l’ANDRA », ajoute Sidonie.
Dans ces conditions, pas facile de mobiliser les locaux. « Ils nous disent qu’ils ont envie de participer mais ils ne savent pas comment », déclare Michel, arrivé il y a quelques semaines et qui entend passer le plus clair de son temps à remobiliser les habitants. Il attend avec impatience que les travaux de la salle « multi activité » soient terminés afin de pouvoir recevoir les habitants. Car il n’y a « aucun lieu de rencontre dans le village. On est obligés de frapper chez eux, mais on n’a pas envie de les emmerder. »
C’est pourquoi Sidonie veut « faire redémarrer une vie culturelle » pour lutter contre la « tristesse qui s’est installée dans le coin », afin que les gens retrouvent l’envie de « défendre leur territoire ». Les résidents de la Maison de la résistance en sont persuadés, ce combat ne pourra être gagné sans le soutien des premiers concernés : « Ce ne sera qu’avec les gens d’ici qu’on va pouvoir faire dégager l’ANDRA, pense Michel. Le jour où ce seront eux qui occuperont cette maison, on aura gagné. »