À Rouen, des « explorations » pour rendre l’espace public aux femmes

Durée de lecture : 5 minutes
Quotidien Écologie et quartiers populairesDepuis trois ans, les femmes des quartiers populaires de Rouen ont voix au chapitre pour l’aménagement des rues et des transports en commun. En agissant pour rendre l’espace public plus égalitaire, elles s’investissent dans la vie de la cité.
- Rouen (Seine-Maritime), reportage
Les inégalités entre les hommes et les femmes s’immiscent dans tous les aspects de nos vies, jusque dans la rue et le bus. « L’espace public est inégalitaire, dit la sociologue Dominique Poggi, spécialiste de la place des femmes dans l’espace public. Les femmes ne peuvent pas y circuler, encore moins y flâner, comme elles le souhaitent. » Pour appréhender cette réalité, la ville de Rouen a mis en place des « marches exploratoires » : un groupe de jeunes femmes et d’hommes réalisent leur trajet quotidien avec un questionnaire : « Quel est votre sentiment à ce carrefour ? » « Quels sont les éléments qui vous gênent, qui vous mettent à l’aise ? »… Accompagnés par la sociologue, ils notent tout : l’absence de lumière, le bruit sous un tunnel, un recoin qui inspire la méfiance, un trottoir trop étroit qui oblige à marcher sur la route. Et puis, ensemble, ils dressent un constat qui sera remis aux services de la ville.
« Pour aller au sport, je devais prendre deux bus puis passer soit par un tunnel, soit par un parc non éclairé, raconte Zined, qui fait partie de la vingtaine de jeunes gens impliqués dans ces marches. C’était pas possible, trop loin, trop dangereux. Alors, j’ai arrêté la boxe et la compétition. » Walid a trouvé dans ces marches l’occasion d’une prise de conscience : « Je me suis rendu compte que les femmes marchaient vite dans la rue, en baissant la tête et qu’elles faisaient des détours. Je suis plus attentif à ça aujourd’hui. » Comme l’analyse la sociologue Dominique Poggi : « Les femmes ne peuvent pas flâner dans les rues sans risquer d’être interpellées, voire agressées. Elles doivent éviter les hommes et s’en cacher. Nous sommes donc loin d’un espace public accessible à tous librement. »

Ce constat est particulièrement sensible lorsqu’une jeune fille devient une jeune femme. Une adolescente a ainsi témoigné lors d’une journée bilan du dispositif, organisé par la mairie de Rouen fin mai : « Quand j’avais 12 ans, on ne me calculait pas dans la rue. Depuis que j’en ai 13 — et je fais plus vieille que mon âge —, ça a changé, les hommes me fixent du regard, me demandent mon numéro. Ça me fait peur, alors, maintenant, je fais du self-défense. » Ce récit n’étonne pas la sociologue Dominique Poggi. « Les études montrent qu’à partir de 12 ans, les jeunes filles disparaissent des rues et des activités de loisirs à cause du sentiment d’insécurité. »
Que l’on parle des jeunes, des loisirs ou des transports, à chaque fois les inégalités entre hommes et femmes reviennent sur le tapis. L’enjeu est tellement central que les communes doivent prendre le problème à bras le corps, selon Dominique Poggi. « Concernant les loisirs, par exemple, les collectivités financent des skate parks et city stades. Ces lieux ne sont pas accessibles à tous, puisque seuls les “hommes dominants” les fréquentent, excluant les femmes et une partie des autres hommes. Il faut arrêter avec les city stades et construire des infrastructures réellement accessibles à tous. »
« Monter en citoyenneté » et « s’approprier l’espace public »
Un autre axe de travail de ces marches exploratoires est de développer la « capacité d’agir » des participants pour qu’ils puissent « monter en citoyenneté » et « s’approprier l’espace public », pour reprendre les mots de la sociologue.

La Lombardie, quartier populaire du nord de Rouen, a été le premier de la ville à expérimenter la marche exploratoire, en 2016. Une dizaine d’habitantes, plutôt peu impliquées dans la vie locale et même isolées pour certaines, ont été accompagnées par la ville et Dominique Poggi. Ensemble, elles ont défini leur itinéraire type dans le quartier, sont allés sur le terrain avec papier et crayon à la main. Elles ont observé les croisements, les lumières, les panneaux signalétiques et noté scrupuleusement ce qui les mettait mal à l’aise, les poussait à accélérer le pas ou à faire un détour.

Une des clefs pour faire bouger les lignes réside dans l’aménagement urbain : éclairage, hauteur des haies, trottoirs suffisamment larges, panneaux de signalisation clairs. C’est pourquoi, à la Lombardie, une fois le constat posé, les habitantes et la sociologue ont fait des propositions d’aménagement, comme ajouter des lampadaires ou déplacer un passage piéton dangereux. Les propositions ont ensuite été présentées aux services techniques de la ville, qui ont réalisé rapidement certains travaux, comme le raconte Samar : « Des lampadaires ont été changés, on a donné des noms aux rues qui n’en avait pas et installé un panneau de bienvenue à l’entrée du quartier. »

Lorsque le dispositif de marche exploratoire est arrivé à son terme, Samar et ses voisines ne sont pas rentrées chez elles : elles ont poursuivi leur engagement en participant au programme consacré aux transports en commun. Là encore, les propositions ont été suivies d’effets, comme le relate la voisine de Samar : « Dans le bus, les médiateurs ont un gilet avec écrit “médiateur” dessus, c’est nouveau et c’est nous qui avons demandé cela. » Désormais, impliquées dans la commission propreté du quartier, ces habitantes organisent des randos zéro déchet pour nettoyer la forêt voisine, et s’impliquent dans le tri. Belle démonstration de la « montée en citoyenneté » dont parle la sociologue, Dominique Poggi.