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À TF1 Pub, la « stratégie climat » écrasée par les enjeux financiers

TF1, la plus grosse régie publicitaire de France, veut amorcer un virage écologique. Mais pas au point de refuser des annonceurs et de renoncer à être en pointe du ciblage marketing et de l’efficacité publicitaire.

Vous lisez la partie 2 de notre enquête « La publicité à l’heure du défi climatique ». La 1 est ici et la 3 ici.



Sur TF1, la publicité est aussi massive que minutieuse. Elle s’y déploie à haute dose et jusque dans les moindres interstices, accompagnant chacune des émotions des téléspectateurs et la plus brève de ses attentions. Mais depuis deux ans, TF1 Pub, la première régie publicitaire de France, capable de toucher 32 millions de personnes quotidiennement grâce à quatre chaînes de télé (TF1, LCI, TMC et TFX) et au site MyTF1, s’est emparée de la question climatique.

Victoire Giacomini, d’humeur joviale, se livre à l’exercice inconfortable de la transparence en recevant Reporterre. Dans une salle de réunion cossue, aux larges baies vitrées dominant la capitale, la chargée de mission « responsabilité sociale et environnementale » de TF1 Pub soupèse ses mots et ponctue ses phrases d’un « On ne va pas se mentir » machinal, qui traduit sa volonté de ne pas se glorifier de petits gestes. TF1 Pub ne se transforme pas en ONG climatique, mais elle n’est plus immobile dans le « champ d’action » qui est le sien, défend-elle en substance.

Comme dans toute l’industrie de la publicité, la question climatique est arrivée à TF1 Pub mi-2020 par effraction, à la suite des propositions de régulation du secteur émises par la Convention citoyenne pour le climat. « La filière communication n’avait pas totalement pris la mesure des attentes. Alors il y a eu, d’une part, on ne va pas se mentir, un réflexe défensif et une volonté de dire “On n’est pas si mauvais”, mais on s’est aussi posé la question fondamentalement de ce qu’on pouvait faire », dit Victoire Giacomini.

« Une prise de conscience qui peut être un peu violente ou déprimante »

Plusieurs mesures ont été déployées : la régie passe en revue ses activités visant à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 30 % d’ici à 2030. Elle a élaboré un calculateur de l’empreinte carbone de campagnes diffusées sur ses ondes, « un travail très compliqué, témoigne Victoire Giacomini, parce qu’il n’y avait pas de référent existant et que la publicité est un service très interconnecté ».

Cela lui a néanmoins permis de distinguer ses principaux leviers d’action : améliorer ses serveurs, réduire le poids des vidéos et sensibiliser les téléspectateurs… « Une grosse partie de notre empreinte vient de la visualisation, et notamment de la durée de vie des télés et ordinateurs, qui pourrait être allongée », détaille Victoire Giacomini.

Spot publicitaire de TF1, le 11 octobre 2022.

TF1 Pub a également tourné de petits spots de promotion de labels de l’Agence de la transition écologique (Ademe). Les deux premières vagues de diffusion sur son antenne, cet été, ont permis d’atteindre 255 millions de « contacts ».

La régie estime que cette opération représente un investissement de 5 millions d’euros d’ici à la fin 2022 en temps d’antenne, donc en recettes publicitaires en moins. Une somme virtuelle qui transite par un fonds, renfloué à chaque fois qu’un annonceur reconnu comme vertueux par l’Ademe diffuse un spot sur une chaîne du groupe. Une manière pour la chaîne de tenter d’alimenter un cercle vertueux de la publicité environnementale.

De petits jingles de 6 secondes apparaissent aussi avant les publicités pour des produits ayant de faibles conséquences environnementales selon l’Ademe [1]. Ces écrins de verdure plaisent aux marques et notamment à l’industrie automobile : Renault et Stellantis (Fiat & Citroën) figurent parmi les premiers souscripteurs, avec des voitures électriques légères qui répondent aux critères de l’agence gouvernementale [2].

Enfin, et surtout, TF1 Pub a dispensé à la quasi-totalité de ses 250 salariés trois jours de formation au changement climatique. Ils ont notamment participé à l’adaptation au monde de la publicité de la Fresque du climat, un jeu de prise de conscience écologique très en vogue. Le nouvel outil, qui doit désormais circuler dans les agences de pub, les départements marketing et les régies, propose à chaque participant de cartographier l’empreinte directe et indirecte de la publicité. Avec une enfilade d’une quarantaine de cartes traçant les liens entre tous les acteurs et les conséquences de leurs actions, démarrant par les annonceurs pour finir sur la surconsommation et les limites planétaires.

Cette épreuve a provoqué des réactions diverses à TF1 Pub. « Il y a quelque chose d’émotionnel quand on forme les gens au changement climatique. Ils passent par plusieurs étapes, dont une prise de conscience qui peut être un peu violente ou déprimante », rapporte Victoire Giacomini.

Le formateur, Mathieu Jahnich, chercheur en communication et spécialiste de l’écoblanchiment, a joué un double rôle de poil à gratter et d’accompagnateur : « Il a été un peu rentre-dedans par moments, car nous avions besoin d’entendre certaines choses, et il a su aussi nous “cocooner” », résume la salariée.

Ces formations sont le plus grand espoir de l’intervenant : « Les gens qu’on a formés ne regarderont pas leur métier de la même manière, dit à Reporterre Mathieu Jahnich. Leurs marges de manœuvre sont limitées, mais dans deux ou cinq ans, ils aideront à faire changer le système. Ce sont des transformations dont ils n’ont pas encore conscience. »

Un cocktail de données

À court terme, TF1 Pub n’entend pas exclure les marques les plus polluantes de ses ondes, ce qui relativise la portée de sa « stratégie climat », reconnaît Victoire Giacomini : « Il y a un effort majeur, mais nous ne sommes pas en mesure de faire du refus de vente [en excluant certains annonceurs]. On est malheureusement un peu trop en bout de chaîne et l’interdépendance du secteur fait que nous n’avons pas toujours une marge de manœuvre. »

Déjà émoussée par l’explosion du web qui a fragilisé sa position dominante [3], la régie n’est pas non plus prête à réduire le volume de publicité : « Nous avons un modèle d’affaires étroit, majoritairement publicitaire, dit la chargée de mission. On a besoin de ce volume de publicité pour financer les programmes dans un modèle audiovisuel gratuit. »

Sur TMC, une publicité Google Pixel proposée sur un compte regardant « Élise et Cécile », sur téléphone portable, le 11 octobre 2022.

Reste donc le fait concret, au cœur du modèle d’affaires de la première chaîne : TF1 inonde les écrans de publicité, et sa régie pousse très loin son expertise pour améliorer l’effet des campagnes, comme une tête chercheuse à l’avant-garde dans la fabrique du consumérisme.

Ces dernières années, TF1 Pub a notamment investi beaucoup d’énergie dans le ciblage des publicités sur sa plateforme de rediffusion MyTF1, où les audiences se comptent en centaines de milliers de vues, grâce aux nombreuses données personnelles dont elle dispose. 27 millions de Français y ont créé un compte, fournissant de précieuses données démographiques à la chaîne en sus de leur historique de connexion.

Les sites Marmiton, Doctissimo, Cnet et Au Féminin, rachetés par le groupe (et en cours de revente), permettent de capter des données personnelles de 48 millions de visiteurs uniques, et La Redoute, partenaire de la chaîne, vend elle aussi ses précieuses data.

Crudivores et « intentionnistes »

Pour parfaire son attirail, TF1 vient de s’allier à Intermarché, Casino, Géant, Franprix et Monoprix, pour profiter des informations enregistrées lors des achats en magasin et en ligne des 17 millions de clients qui possèdent une carte de fidélité. Un trésor pour publicitaire : « L’achat d’un agenda, d’un classeur à spirale ou d’un Tipp-Ex va nous donner des informations sur l’âge précis de l’enfant, car les fournitures scolaires sont très “différenciantes” », se réjouit en toute décontraction Alban Schleuniger, le directeur d’Infinity Advertising, le regroupement des cinq enseignes, dans une vidéo de promotion du partenariat.

Ce cocktail de données permet à TF1 Pub de n’adresser une publicité qu’aux seuls acheteurs de crudités, par exemple, ou de cibler les propriétaires de chat ou encore les futurs parents. Elle sait aussi viser un couple qui souhaite déménager ou changer de forfait internet, de voiture, de banque ou d’assurance (les « intentionnistes »).

Pub proposée par TF1 le 11 octobre 2022.

En ligne, un annonceur peut cibler un consommateur écolo en choisissant le sous-groupe « consom’acteur » et quatre fichiers « santé » ont également été ficelés, regroupant les acheteurs de traitements dermatologiques, de produits pour voies respiratoires, de produits pour troubles digestifs ou de compléments alimentaires et vitamines [4]. Et ce traçage du consommateur est désormais lui-même tracé : les achats des internautes soumis à ces publicités ciblées en ligne, sur MyTF1, peuvent être eux-mêmes analysés pour mesurer les effets de la campagne sur leur comportement. Une information clef pour les annonceurs.

TF1 Pub est également capable de prédire les actes d’achat. Grâce aux analystes de données de RelevanC, elle observe la date du dernier achat et les cycles de consommation, pour « délivrer un message publicitaire au moment où les foyers s’apprêtent à effectuer un achat », vante la régie sur son site.

Sur TMC, des pubs Galeries Lafayette et Nocibé, le 11 octobre 2022.

Cette stratégie a permis à TF1 d’enregistrer une hausse d’un tiers de son chiffre d’affaires pour la publicité ciblée en un an, selon les chiffres rendus publics le 22 septembre. Et le ciblage ne se limite plus à internet, grâce aux téléviseurs connectés et à un décret paru au cours de l’été 2020 autorisant la publicité segmentée pour les Français qui ont donné leur consentement [5].

Concrètement, lors d’une coupure pub classique, un spot peut être modifié pour un petit groupe de téléspectateurs ciblés. « Proposez un 4x4 dans les zones montagneuses et une citadine dans les zones densément peuplées ! » vante TF1 Pub dans son document commercial de 2022. La première année, la télévision segmentée n’a donné lieu qu’à un peu moins de 400 campagnes, mais elle suscite beaucoup d’espoir chez TF1 Pub, qui estime qu’une pub ciblée à la télé est 5 % plus efficace qu’une campagne classique [6]. Elle doit permettre d’attirer de petits annonceurs locaux et de compléter l’arsenal des grosses marques, qui ont déjà inondé les écrans et cherchent à toucher les foyers qui allument rarement leur télévision.

En quête de « bonnes émotions »

TF1 Pub dispose d’une autre arme, dans son arsenal au service de l’efficacité publicitaire : les émotions suscitées par ses programmes. En 2017, elle a fourni un méticuleux travail pour les mesurer, grâce aux neurosciences et à un logiciel de codage facial capable de détecter les émotions sur les visages de téléspectateurs volontaires. Elle a ensuite mesuré l’efficacité des publicités en soumettant ces mêmes volontaires à un questionnaire [7], démontrant que les émotions engendrent une meilleure mémorisation des marques [8], à condition que les programmes charrient beaucoup de joie.

On perçoit donc précisément par quels biais la publicité peut façonner les programmes. Dans le détail, l’étude démontre que les fictions ont un effet publicitaire important grâce à un parfait combo de tristesse et de joie, contrairement aux magazines d’information. « Cash investigation », sur France 2, suscite par exemple beaucoup d’émotions, « mais principalement de la colère et du dégoût », soulignait Olivier Goulet, président de l’institut Iligo, coorganisateur de l’étude, lors d’une conférence sur le sujet en 2017.

A contrario, la courbe des émotions est parfaite dans un extrait de l’émission « Quotidien » (sur TMC, chaîne du groupe TF1), présenté le même jour par Anne-Marie Gaultier, présidente de l’institut Datakalab : « Il y a une spirale vertueuse qui associe le dégoût, quand on montre un [homme] politique, et de la joie quand Yann Barthès [le présentateur de l’émission], le tourne en dérision. »

Conclusion, « ce sont les bonnes émotions qui vont créer un engagement fort et l’efficacité publicitaire que nous attendons tous ». Et justement, « la grille de TF1 fait la part belle aux fictions et talent shows [télé-crochets] engageants. De quoi, sans surprise, mettre en joie les annonceurs qui souhaitent communiquer dans ce contexte », écrit la régie en mars 2018, dans ce qui ressemble à une modernisation de la célèbre phrase de l’ex-PDG de TF1, Patrick Le Lay, qui déclarait en 2004 que le métier de sa chaîne était de « vendre du temps de cerveau humain disponible à Coca-Cola ».

Faut-il alors saluer les petits gestes écolos de la régie ? Ou craindre qu’ils ne servent qu’à retarder la mutation d’un système fondamentalement problématique ? L’enjeu est loin d’être anecdotique : les Français passent en moyenne plus de trois heures et demie devant la télévision chaque jour.

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