Accusé de couper l’eau, Veolia attaque des associations en diffamation

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Biens communsLe groupe Veolia environnement a porté plainte pour diffamation contre les associations France libertés et Coordination eau Île-de-France, et contre la radio RTL. Ces dernières accusent le groupe de pratiquer des coupures d’eau illégales et d’imposer aux communes des avenants désavantageux.
« Veolia environnement veut nous empêcher de nous exprimer et veut faire pression sur les médias. » Emmanuel Poilane, directeur général de France libertés, n’a pas digéré les plaintes pour diffamation déposées contre son association, contre la Coordination eau Île-de-France et contre RTL par le groupe de distribution d’eau potable. En cause, plusieurs articles et une émission de radio dans lesquels, en octobre et novembre 2016, les associations accusaient l’opérateur de réduire le débit d’eau voire de couper le robinet aux particuliers qui n’ont pas payé leurs factures, et d’imposer aux communes des avenants de contrat désavantageux pour elles. Une première audience s’est déroulée jeudi 9 mars à 13 h 30. Le procès aura lieu le 18 octobre 2018.
Si M. Poilane est amer, c’est qu’il est « particulièrement désagréable d’être poursuivi par une entreprise qui ne respecte pas la loi ». En effet, la loi Brottes du 16 avril 2013 interdit les coupures d’eau pour impayés dans les résidences principales toute l’année, sans conditions de ressources. Las, les entreprises qui gèrent la distribution d’eau et Veolia environnement en particulier ne respecteraient pas cette règle. « Depuis trois ans, on a reçu plus de 1.300 témoignages de coupures d’eau ou de réductions de débit » qui empêchent d’accomplir toute une série de gestes indispensables de la vie quotidienne comme se doucher, laver son linge et sa vaisselle, alerte le directeur général de France libertés. D’après lui, la majorité des plaintes émaneraient de clients de Veolia.
Un conseiller municipal de l’opposition à Étaples (Pas-de-Calais), qui ne veut pas être cité, bénévole au Secours catholique spécialisé dans la précarité énergétique, en sait quelque chose. « Depuis le début de la trêve hivernale, le 15 octobre dernier, j’ai eu à gérer quatre cas de coupures d’eau pour cause d’impayés », raconte-t-il. La situation d’une famille avec trois enfants l’a particulièrement frappé : « On leur a coupé l’eau le 22 novembre, mais je n’en ai été informé que la veille de la nouvelle année, se souvient-il. Je suis intervenu le 3 janvier auprès de Veolia et l’eau a été rétablie dans la journée. » Indigné, l’élu a lancé une pétition et déposé une motion au conseil municipal pour que les problèmes de dettes soient examinés et réglés avant que Veolia environnement ne ferme le robinet. « J’ai demandé au référent solidarité de l’entreprise qu’on puisse connaître l’ensemble des familles endettées. Désormais, elles viennent me voir pour que je les aide à payer leurs factures en retard. Depuis, il n’y a plus de problème. »
« L’avenant au contrat de Veolia prévoit la diminution du débit d’eau en cas d’impayé alors que c’est illégal »
Certaines entreprises du secteur iraient jusqu’à inscrire ces pratiques illégales dans les contrats signés avec les communes. « Nous avons été interpellés par un élu du Nord au motif que dans son avenant, Veolia demandait aux élus l’autorisation de mettre en œuvre des réductions de débit d’eau, s’insurge M. Poilane. En creusant, nous nous sommes aperçus que Veolia essayait de faire payer à la commune la prétendue augmentation des impayés, en augmentant le prix de l’eau en cas de doublement des impayés et en confiant à la collectivité la prise en charge des impayés de petits montants. » Pour le directeur de France libertés, de telles clauses sont « incroyables. D’autant plus que Veolia entretient la confusion entre les impayés et ne fournit aucune donnée économique ». À Étaples aussi, « l’avenant au contrat de Veolia prévoit la diminution du débit d’eau en cas d’impayé alors que c’est illégal », rapporte le conseiller.

Veolia environnement et les autres entreprises du secteur ont été punies à plusieurs reprises pour ces coupures et réduction du débit d’eau. « Depuis trois ans, on a fait condamner à quatorze reprises les multinationales qui ont des pratiques illégales, calcule M. Poilane. On a gagné quatre procès contre Veolia environnement, tous confirmés, avec de grosses amendes. » Le 11 février, la cour d’appel de Nîmes (Gard) a condamné la Société avignonnaise des eaux (Sae), filiale de Veolia, à verser 2.000 euros à une cliente d’Avignon (Vaucluse) pour avoir réduit le débit d’eau de son appartement à la suite d’un impayé partiel de sa facture. Veolia avait déposé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), au motif que l’interdiction de toute réduction de débit porte atteinte à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre. Cette QPC avait été rejetée par la cour d’appel. En 2015, saisi d’une QPC par la Saur, le Conseil constitutionnel avait déjà validé l’interdiction généralisée des coupures d’eau dans les résidences principales, même en cas de non-paiement du service. Motif, l’eau courante est un critère indispensable d’un logement décent.
Pourquoi Veolia environnement s’entêterait-il dans l’illégalité ? « J’ai déjà parlé de la loi Brottes au référent solidarité de l’entreprise. Mais pour lui, ces coupures d’eau sont le seul moyen de récupérer l’argent. Son argument est que les gens arrêteraient de payer s’ils savaient qu’on ne peut pas leur fermer le robinet. C’est faux : je leur ai prouvé qu’en établissant un échéancier avec les familles endettées, il était respecté à 100 %. » Mais le conseiller municipal a failli payer les frais de cette attitude réfractaire : « Veolia a voulu porter plainte contre moi pour diffamation, à cause d’un statut sur ma page Facebook où je dénonçais la coupure d’eau courante chez la famille avec trois enfants. Finalement, j’ai négocié avec eux. Je leur ai dit que tout le monde serait gagnant à travailler en bonne intelligence : eux récupéreraient leur argent, la municipalité ses taxes, et les familles ne subiraient plus de coupures d’eau. »
Veolia « ne fait qu’user de son droit d’agir en justice lorsqu’elle relève à son encontre des atteintes graves à son honneur ou à sa probité »
Contacté par Reporterre, le groupe Veolia environnement assure que « la loi Brottes n’abordait initialement pas clairement la question du “lentillage” [la réduction de débit]. Néanmoins, sur ce point, nous avons été particulièrement attentifs aux dernières décisions de justice. À la suite de celles-ci, qui permettent de préciser la loi, nous avons décidé récemment de ne plus procéder aux lentillages et d’en donner la consigne aux équipes opérationnelles ». Concernant les poursuites en diffamation, le porte-parole de l’entreprise indique que celle-là « ne fait qu’user de son droit d’agir en justice lorsqu’elle relève à son encontre des atteintes graves à son honneur ou à sa probité. Les associations qui, sous couvert de la dénonciation d’une prétendue censure, tentent de remettre en cause ce droit de saisir les tribunaux, portent elles-mêmes atteinte à cet équilibre, qui assure à la fois le principe de la liberté d’expression et le respect des droits de chacun ».
« Veolia nous a attaqués en diffamation pour nous empêcher de parler, alors que nous préférerions débattre avec l’entreprise et trouver des solutions, répond M. Poilane. C’est ce que nous avons fait avec le PDG de Suez, qui a été un des premiers groupes à être condamné, mais a depuis cessé ses agissements. » En tout cas, l’association France libertés n’entend pas se laisser faire. Lundi 20 mars, elle a organisé avec la Coordination eau Île-de-France un point presse où étaient présents d’autres lanceurs d’alerte également en proie à des déboires judiciaires. « Il y avait le militant Jon Palais, poursuivi par la BNP-Paribas pour des réquisitions de chaises, ou encore l’association Sherpa, régulièrement attaquée par Bolloré ou par Vinci », énumère M. Poilane. Objectif, « regrouper un maximum d’acteurs pour faire des propositions au législateur » en matière de lutte contre les procédures-bâillons.