« Imagine, vivre à la mer et ne pas pouvoir y accéder ? » : en Italie, ils luttent pour des plages libres

Les plages privées s'enchaînent sur le front de mer, à Gênes. - © Piero Cruciatti / Reporterre
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Biens communs Océans LuttesSur le littoral italien, près d’une plage sur deux est privée. Par endroits, ce sont même neuf sur dix. Face à cette situation, des militants se mobilisent pour un accès libre et gratuit à ce bien public.
Gênes (Italie), reportage
Sur la promenade du Corso Italia, à Gênes, Valentina et son ami Maroun s’arrêtent net devant le grand panneau qui annonce « Spiaggia libera » à l’entrée de l’ancienne plage privée Capo Marina. « Cette plage est devenue publique ? C’est incroyable », s’exclame l’éducatrice de 39 ans.
Un coup d’œil au littoral en contrebas suffit pour saisir son étonnement. Sur les 2,5 km de plages, seulement trois parcelles sont accessibles gratuitement. Le reste est jonché de transats et de parasols rangés par couleur, permettant de différencier la dizaine d’établissements balnéaires collés les uns aux autres.

Bob vissé sur la tête, Stefano Salvetti, l’un des fondateurs du Conamal, une mobilisation nationale contre la privatisation du littoral, assiste à la scène, gonflé de fierté.
Une plage libérée après vingt ans de lutte
Après vingt ans de lutte, l’inauguration début juillet de cette plage publique de 250 mètres de long est une grande victoire. « J’espérais qu’elle serait rebaptisée à mon nom », plaisante celui qui est aussi président de l’association de consommateurs Adiconsum Liguria.

En Italie, aucune loi nationale ne limite le nombre de plages privées. Certaines régions en ont instauré, sans qu’elles soient toujours respectées. Résultat : 12 166 concessions se partagent près de la moitié des plages du pays, estime l’association environnementale Legambiente.

Ce sont souvent les plus belles et les plus accessibles. Les trente kilomètres de côte génoise suivent la tendance nationale avec « 50 % des plages autorisées à la baignade qui sont publiques », assure le conseiller communal Mario Mascia, qui a permis l’accès libre à l’ex-Capo Marina.

Mais dans des villes comme Alassio, entre Gênes et la frontière française, ce taux de plages privées frôle 90 %. La région de la Ligurie détient d’ailleurs le record de plages privées (70 %), avec la Campanie (la région de Naples) et l’Émilie-Romagne (sur la côte Adriatique).
Bien public
Pour lutter contre cette situation, les activistes du Conamal font pression auprès des institutions locales, nationales et européennes. « On communique aussi beaucoup sur les réseaux sociaux et on fait de la sensibilisation, surtout auprès des jeunes », explique Stefano Salvetti. Pour le militant, il faut un changement culturel. Et des habitudes : « Les gens doivent partir du fait que [la plage] est un bien public. » La tâche est ardue, confie-t-il.

Vendredi 14 juillet, une action a été organisée simultanément dans une dizaine de villes balnéaires. Ce jour-là, armé de ses tracts, Stefano Salvetti a foulé le Corso Italia et les galets des plages publiques pour rallier les Génois à sa cause.
« C’est une lutte sacrosainte », commente Elisabetta, une retraitée de 62 ans, en lisant le prospectus. Avec ses amies, elles sont des habituées de la plage publique de San Giuliano. Une question de coût, assure-t-elle.

En moyenne, il faut compter 15 € par personne sur une plage privée. Alors qu’ici, elles peuvent installer gratuitement leurs serviettes ou louer un transat pour quelques euros la journée.
« On a dû venir à 8 h »
Pour avoir la chance de trouver une place, il faut tout de même se lever tôt. « Samedi passé, on a dû venir à 8 h », raconte celle qui s’est promis de ne plus venir le weekend.

À quelques transats de là, Davide Loreda, un Génois de 39 ans, a suivi la conversation avec intérêt. « Je ne dis pas qu’il faut supprimer toutes les plages privées mais il faut laisser le choix. Tu imagines vivre au bord de la mer et ne pas pouvoir y aller ? C’est horrible ! » dit l’anesthésiste.
Un constat partagé par Mario Mascia : « L’accès à la mer ne doit pas être limité à ceux qui peuvent se le permettre. D’autant qu’avec les crises qu’on connaît, les familles ont des ressources économiques réduites ».

Ainsi pour garantir le droit pour tous, les militants du Conamal réclament au moins 50 % de plages publiques dans chaque ville balnéaire. Et pour y arriver, ils misent en partie sur la directive européenne de 2006 sur les services, connue sous le nom de Bolkestein, que l’Italie devrait appliquer dès le 1ᵉʳ janvier 2024.
Concurrence
À cette date, fixée par le précédent gouvernement, toutes les concessions balnéaires sont censées s’arrêter et être soumises à des appels d’offres transparents.

Si le but de la directive n’est pas de libérer l’accès au littoral, mais d’ouvrir le secteur à la libre concurrence, Stefano Salvetti y voit néanmoins une occasion en or. « Jusque-là, si j’obtenais un bout de plage libre, c’était seulement sur le papier car il y avait une concession balnéaire qui l’occupait et qui se perpétuait à l’infini. Finalement, avec la Bolkestein, on arrive au terminus », explique-t-il.
En effet, malgré les procédures de sanctions, l’Italie n’a jamais appliqué cette obligation européenne. Résultat : depuis des décennies, les concessions balnéaires étaient renouvelées quasi automatiquement, la plupart du temps aux mêmes familles et souvent à des prix dérisoires.

L’échéance de 2024 provoque d’ailleurs un vague d’inquiétude chez les exploitants. De son côté, le gouvernement de Giorgia Meloni tente une dernière cartouche pour les épargner : il cherche à démontrer que les plages libres disponibles sont suffisantes pour ne pas avoir à se soumettre aux règles européennes.
« Ce sont des industries qui travaillent 24 h/24 »
« Le lobby des établissements balnéaires est très fort et parvient à influencer la politique italienne au détriment de l’intérêt commun », dit Vincenzo Lagomarsino, vice-président de l’association Italia Nostra et membre du Conamal. La raison : « La majorité d’entre eux a aussi un bar, un restaurant, une discothèque… Ce sont des industries qui travaillent 24 h/24 », explique l’avocat de 48 ans. Et qui créent de l’emploi.

Avec le temps, certains plagistes « vivent la concession comme étant leur propriété », continue-t-il. À tel point qu’à la fin de la saison, sur le Corso Italia, les établissements balnéaires « ferment les grilles, comme si c’était chez eux. Et les gens ne peuvent plus accéder à la plage », se désole-t-il. « C’est une ville prisonnière ! » l’interrompt Stefano Salvetti.
Le cas n’est pas isolé. À Ostie, le quartier balnéaire de Rome, le lungomare (le bord de mer) a même été rebaptisé lungomuro (le long mur) : impossible de voir un bout de mer depuis le trottoir à cause des constructions.

Aussi, certains « établissements balnéaires ont utilisé le ciment de manière peu écologique », constate Vincenzo Lagomarsino. Et de fait, sur les plages de Gênes, au milieu des parasols et des transats, on peut voir des piscines, des terrains de foot, ou encore des jetées en béton qui débordent sur la mer.
Cinq kilomètres de côte naturelle perdus par an
« Regarde, ici, ils ont quasiment construit des petits immeubles », dit Stefano Salvetti en pointant du doigt une structure montée sur plusieurs étages.
Ces constructions contribuent au phénomène de bétonnage du littoral. Chaque année, l’Italie perd cinq kilomètres de côte naturelle au profit de structures artificielles, selon l’Institut supérieur pour la protection et la recherche environnementales (Ispra).

En plus de participer à l’augmentation des températures, « chaque mètre carré de ciment, c’est de la terre en moins pour absorber l’eau », observe Vincenzo Lagomarsino. Et donc des risques d’inondation. Sans compter les conséquences sur les écosystèmes.
Alors que le cadre des futurs appels d’offres pour les concessions balnéaires doit encore être fixé, les militants réclament que les coûts écologiques et sociaux soient pris en compte. Et que « les associations et coopératives qui n’ont pas d’objectif lucratif » puissent y participer, continue Stefano Salvetti.
Tandis qu’il regroupe ses tracts pour aller les distribuer sur une plage voisine, l’activiste regarde les baigneurs allongés sur leurs transats, encerclés par de hauts grillages. « Aller à la mer, c’est du bien-être. Quand je suis sur la plage, je veux profiter de l’horizon à 180 degrés et pas être enfermé dans un poulailler », dit-il.
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