André Bucher, écrivain entre terre et ciel, raconte le combat écologique d’une femme montagne

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Culture et idées ForêtsDans « Un court instant de grâce », l’écrivain-planteur d’arbres André Bucher livre le récit d’une vallée aux prises avec la voracité dévoreuse d’une centrale à biomasse. De ce conflit naît une communauté, emmenée par Émilie, qui a « toujours vécu d’air, d’eau, de silence et de vent ».
Benoit Pupier est un ami d’André Bucher. « Déclaration d’intérêts : j’ai été nourri aux légumes bio du jardin cet été lors de mon passage à la ferme de Grignon dans la vallée du Jabron. » Benoit Pupier a réalisé un documentaire sur le travail d’André Bucher et publié une conversation avec lui dans La revue critique de Fixxtion contemporaine.
André Bucher, écrivain des grands espaces et de la nature sauvage, géologue des sentiments, citoyen engagé du développement durable et de l’imaginaire, décrivait, à l’automne 2009 dans Vivre au Jabron, son geste de planteur d’arbre :
Je vis sur le versant sud, dans le haut de la vallée, sur une terre qui comprend 200 hectares de surface totale, dont 30 hectares défrichés et cultivables. Le reste est en landes, puis il faut compter 87 hectares de bois existants dont, principalement, des chênes, hêtres, sorbiers, frênes et érables. Seulement, il y avait pas mal d’endroits très érodés et des parcelles de forêt trop clairsemées, d’où l’idée de reboiser. La motivation première étant de pérenniser cet endroit en luttant aussi contre l’érosion, afin de constituer « un château d’eau » et d’absorber le CO2.
À partir de 1985, nous (quatre personnes) avons planté 20.000 arbres en deux ans. (…) Nous avons pu ainsi acheter les plants, ouvrir une piste (utilisée dans le cadre de la lutte contre les incendies) et financer la construction d’une retenue collinaire. Nous avons dû négocier avec la DDA [direction départementale de l’agriculture], maître d’œuvre, dont la politique en matière de boisement consistait à planter séparément des carrés de pins noirs, de mélèzes ou de cèdres et donc prônant l’exploitation à court terme, en privilégiant les résineux plutôt que les feuillus. Pour nous, les arbres s’apparentent à la société, plus elle est métissée plus elle se régénère.
Par conséquent, nous voulions mélanger les espèces, qui ainsi se stimuleraient et s’autoprotégeraient. Cela impliquait également de modifier les pratiques en sous-solant seulement et d’éviter de décaper la faible couche d’humus à la surface du sol. Surtout, nous ne voulions pas déboiser le couvert existant sous prétexte de reboisement. Nous avons eu finalement gain de cause et ce projet fait désormais figure de jurisprudence pour les futurs plans ou programmes de reboisement.
(…) Dans ces endroits très pierreux, nous avons souvent creusé des trous à la barre à mine et planté à la pioche à 40 x 50 cm, comme pour les fruitiers. Ensuite, pendant deux ans, il a fallu les biner. Désormais, il faut élaguer (pour les résineux) toutes les branches basses afin que le fût pousse bien droit et, dans un an ou deux, pratiquer une première éclaircie. Enfin, chaque année, je continue de planter de nouvelles espèces, je fais des essais en introduisant des aulnes, cormiers, noisetiers, châtaigniers et noyers, pour la diversité et pour garder la forme. »
André Bucher habite la ferme de Grignon, à 1.100 mètres, face à la montagne de Lure, dans la vallée du Jabron (Alpes-de-Haute-Provence). C’est un ami. Son nouveau roman, Un court instant de grâce, aux éditions Le mot et le reste, vient de paraître.

Émilie, personnage-montagne, « femme de soleil et de vent »
La montagne empiétait sur l’horizon, sa masse inerte accaparait le paysage. Une entité dure mais également fragile, avec la forêt pour territoire, que l’on ne saurait dompter et modeler à sa guise. On s’interrogeait sur son devenir. Que penser de ce pays ? »
Dans un premier chapitre saisissant, ouvert au vent, à l’immobilité minérale de la montagne de Palle, double de fiction du lieu existant à la frontière de la Drôme et des Alpes-de-Haute-Provence, André Bucher dresse le portrait — c’est un chant — d’un territoire perdu. L’usage du pronom indéfini (« On s’en remettait […] » ; « On éprouvait […] » ; « On se consolait […] ») fait entendre une complainte. De ce peuple des montagnes ne resterait que la voix. Ce monde-là retourne-t-il au tombeau ? Une vie fragile semble subsister : « (…) sur le flanc côté sud, on remarquait une grange récemment construite (…). »
Émilie, personnage-montagne, « elle était grande et forte », habite ce pays. La soixantaine, elle a « toujours vécu d’air, d’eau, de silence et de vent ». Confrontée aux éléments, en ces hautes solitudes, elle converse avec Édouard, son mari, l’absent. Le feu l’a emporté. Le cri des cauchemars, le souffle de la nuit et le brame du cerf habitent les songes d’Émilie. Des territoires de l’enfance surgit un premier amour, Victor, « son courant d’air ». C’est un ménage à trois. Le fils, Serge, est parti dans le nord de la France. Dans cette géologie des sentiments, l’écrivain avance pas à pas (feutrés), par touches précises et imagées, pour dessiner les hésitations (« Victor, le cœur en roue libre, cafouillait »), la violence intérieure, les fuites et les retours, la sensualité maladroite. Une résurgence des sentiments. La résurgence est en géographie la réapparition à l’air libre, sous forme de grosse source, d’une nappe d’eau ou d’une rivière souterraine. Chez André Bucher, sur le plateau à 1.460 mètres, l’eau remonte par capillarité. Les bergers autrefois y avaient maçonné un puits pour avoir un point d’eau sur les estives.

Elle veut croire que les corbeaux, les poissons, le héron, les cervidés veillent tour à tour sur elle. Que leurs ailes et nageoires, leurs becs et leurs bois d’ordinaire dévolus à l’air, la forêt, le ciel et la rivière, la protègent. La lune complice confirme, elle salue puis lui sourit tandis que les étoiles envahissent le firmament, semblables à des oies de neige. »
Un petit monde partage la peine d’Émilie. Un bestiaire habite toujours les livres d’André Bucher. Dans Le Cabaret des oiseaux, Tristan a deux compagnons de mélancolie : « Je n’avais pas encore appris-apprivoisé le merle et sa corneille. » La Vallée seule (qui ressort en poche) est une parabole autour de la figure d’un vieux cerf confronté à son ombre dans un royaume intermédiaire, entre terre et ciel. Bruissements des vies fragiles et silencieuses. Hypersensibilité de l’animal. « (…) comme une onde qui s’élève, il s’engouffra par le couloir de la déverse, là où elle n’était pas encore prise, puis il ressentit l’eau rouler, un faisceau de nerfs irriguant la terre tels des fils conducteurs liés entre ses jambes. » La vie à la ferme, donc, rythme les jours. Émilie, « farouche et forte comme un ours », a deux vaches laitières, des poules et des lapins, prépare le plan d’assolement, organise les labours et « l’emblavement de quelques parcelles en orge de printemps ». Émilie a le souci de la diversité : orge, sorgho, maïs, blé, méteil… Les travaux des champs et le cosmos s’unissent. Terre et ciel ne sont pas des univers séparés. « La nuit, parmi le ciel labouré, la lune agrenait son semis d’étoiles filantes, qui germaient en luisant l’une après l’autre, avant de chavirer et de s’abîmer dans l’immensité. » Victor aide, élague, conduit les engins — il cherche sa place aussi. Émilie affourage « les cornadis ». Le récit est une ronde. Les personnages sont « arrimés au mouvement des saisons ».
« On ne pouvait décemment, bûcherons et bergers réunis, se contenter de prélever. Encore fallait-il se soucier de réparer »
La deuxième ligne de force du récit est un combat écologique. Une entreprise veut faire main basse sur la forêt pour alimenter une centrale à biomasse. Coupes blanches au programme. Il faut l’accord d’Émilie pour un droit de passage et pour pouvoir accéder aux forêts privées. Elle refuse. André Bucher aurait pu écrire une tragi-comédie avec sabordage au programme. Mais il a déjà écrit son Gang de la clé à molette. C’est Pays à vendre. La baston y était un mode d’expression. L’écriture dansait un rock and roll déjanté tendance libertaire. Un court instant de grâce raconte le réveil d’une vallée, secouée par le geste de résistance d’Émilie, « farouche et têtue ». C’est un récit au tempo lent, comme si le lieu — la montagne — imposait son rythme aux personnages et que l’on ne pouvait pas aller plus vite que la musique. Les habitants se confrontent les uns aux autres. Chacun réévalue sa position. « Chacun tâtonnait, le plus souvent suivant les opportunités ou ses propres insuffisances. » Le conflit crée la communauté. Émilie déplace la question du droit à celle du sens. « La montagne n’est pas une scène de théâtre (…). Chacun doit faire sa part là où il est. » Prendre soin du lieu où l’on vit. Cette histoire pose la question de la gestion des biens communs, des forêts. Peut-on déléguer au privé ? Peut-on faire confiance à l’État (l’ONF) ? Faut-il créer des groupements forestiers citoyens ?
Il y a des militants « déguisés en sapin », Plantier, ingénieur à l’ONF et Ernest, le maire et entrepreneur forestier. Un « perroquet teigneux » se moque du maire « daltonien ». Julien, le garde forestier, cherche le compromis et veut contrôler la gestion « propre » de la coupe. « (…) il était interdit d’incendier les rémanents car ils brûlaient ainsi les insectes et les fourmis et entraînaient l’exode des mammifères. » Cela empêche aussi les repousses. Vincent et Clémence, les bergers, sont liés (poings liés ?) par une convention avec la commune et l’ONF. Annie Leroux, une militante, veut fédérer les luttes. Sa relation sentimentale avec Julien n’est pas sans frictions. Rachel, la chargée de mission de la centrale, navigue entre lobbying régional et admiration secrète pour Émilie. Elle pose la question du développement du territoire : « Que choisissons-nous à la fin ? Une réserve d’Indiens, un site Natura 2000 sanctuarisé, voire un parc d’attractions avec débardage à l’ancienne (…) ou une alternative énergétique visant à conserver et même créer des emplois ? » Émilie défend une gestion durable des forêts, des éclaircies régulières, la plantation dans le couvert existant, la pratique de la futaie jardinée. Elle refuse la monoculture et le remplacement des feuillus par des épineux à croissance rapide. Elle alerte : les coupes franches, « la forêt épluchée jusqu’au col », vont provoquer le lessivage des sols, un phénomène de battance. Qu’adviendra-t-il en cas de violents orages ? Plus il y a de matière organique dans un sol, plus il est stable. « On était en zone sensible. On ne pouvait décemment, bûcherons et bergers réunis, se contenter de prélever. Encore fallait-il se soucier de réparer. »
L’écrivain à pattes d’ours ne se prive pas pour dégommer deux, trois bricoles (deux, trois chasseurs ! Mais pas seulement…). C’est dire la réalité avec humour, malice de la phrase, pour suggérer qu’il suffirait d’un rien de bon sens pour qu’un équilibre s’établisse.

La fiction est facétieuse et croise la réalité : voir le documentaire Le Temps des forêts et les enquêtes de Reporterre sur le Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan (Lucienne Haese, sœur de combat d’Émilie) ou sur la filière d’approvisionnement de la centrale à biomasse de Gardanne (« L’ONF encourage la biomasse industrielle au détriment des forêts et du climat »). « Toute ressemblance avec des personnes, organismes, groupes industriels existant ou ayant existé serait purement fortuite », précise l’éditeur du roman. Jeu littéraire. Les oiseaux protestent devant la chute des arbres.
Seul un grand corbeau — toujours le même — sentinelle raide et vigilante sur sa branche, les défiait, désapprobateur, dans une transe immobile. Ses yeux injectés de colère insinuaient toute une litanie de reproches. »
Une caresse météorologique des sentiments
Les éléments naturels s’animent, « (…) une branche qui dépassait, l’air d’une main tendue », les frontières s’effacent : « Elle visualisa son mari dans le corps du corvidé qui protestait. » Émilie et Victor dansent un slow rock sur Sweet Virginia, des Rolling Stones. Serge tombe dans l’eau en voulant attraper une truite arc-en-ciel. Il chemine, vers un geste de réconciliation avec sa mère.
C’est un pays où ciel et montagne sont emmêlés, où faune et flore, dans la phrase, se lient d’amitié : « Entre chien et loup, des fleurs sauvages ocre et fauve bondissaient à l’improviste (…). » ; « fourrure ondulante des cèdres »… Il y a des lièvres et des tortues, une « effraie à face blanche », un « quatuor de geais bleus », « des poissons mélancoliques », un monticule de roche, des mésanges noires, des martinets, des bergeronnettes. Il y a toujours un héron. « Une conscience de veille ou le gardien des lieux », suggère André Bucher dans À l’écart. Dans la tristesse bondit parfois un souvenir burlesque, une tentation onirique. L’écrivain travaille par alliance de plusieurs perceptions sensorielles et par glissements du sens, il lance dans l’espace des petites fusées surréalistes. « La lune aux allures de cygne au cou rentré, surprise en train de couver, se dépêchait, elle godillait sur l’étang. » Il déconstruit l’anthropocentrisme. La description concrète d’une première neige devient un mouvement d’introspection : « (…) la neige parcimonieuse et lente se livrait avec réticence. Bientôt la vallée, soudée à la montagne, n’émettrait qu’un gémissement souterrain, une douleur jugulée. » L’âme d’Édouard se glisse dans « le vol anarchique » des engoulevents. Une description sur l’intelligence magnétique des oiseaux dialogue avec les interrogations spirituelles de Victor, bricolage de croyances amérindiennes et de mécanique quantique. La description de la nature affecte littéralement les personnages. Le retour des souvenirs est comparé au retour des oiseaux migrateurs. La description psychologique n’est pas celle d’un moi autocentré. Les émotions sont perturbées, accompagnées, agrandies par l’extérieur. « Il éprouvait du respect et de la reconnaissance envers cette montagne. » La nature n’est pas bienveillante ou idéalisée. Elle est rude, sauvage, violente, magnifique, sensuelle. « Dans la nature, la force et la faiblesse s’apparentent à la lumière et l’ombre. Elles se nourrissent l’une de l’autre. »
Un court instant de grâce est un combat (écologique) sans chaos, une caresse météorologique des sentiments, un magnifique portrait de femme, Émilie. C’est une ronde pour redevenir « jeune et fière », une année partagée, un refus d’abandonner l’enfance. L’équilibre est fragile. Les sens sont en éveil. Il s’agit de rester lucide, de provoquer douceur et beauté.
Dehors elle fit quelques pas, le ciel était cafi d’étoiles lointaines, la nuit pleine de l’odeur du regain et de la senteur acidulée des pommes. »

- Un court instant de grâce, de André Bucher, éditions le Mot et le Reste, 6 septembre 2018, 208 p., 19 €.
Denis Cheissoux a rendu visite à André Bucher cet été à la ferme de Grignon. C’était dans « CO2 mon amour », sur France Inter, le samedi 13 octobre. Avec François-Xavier Drouet pour Le Temps des forêts et Audrey Pulvar, présidente de Fondation pour la nature et l’homme.