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PortraitCulture et idées

André Gorz, immortel défenseur d’une « société du temps libéré »

André Gorz est l'un des théoriciens d’une écologie politique sociale. Il avait fait la promesse à Doreen, son épouse, de mourir en même temps qu'elle.

Né le 9 février 1923, en Autriche, André Gorz, un des pionniers d’une écologie politique sociale, aurait eu 100 ans aujourd’hui. L’occasion de revenir sur ce qui l’animait et sur ce qu’il a imaginé pour sortir de notre impasse.

Il avait la voix légère, les idées fortes. Marxiste, André Gorz ne se rallia à l’écologie que tard, la cinquantaine venue, mais le fit avec la passion du découvreur de trésor. Il lui apporta un socle politique encore solide, et une dimension sensible, propre à l’émanciper de la technologie et des chiffres. Surtout, ce pionnier de l’écologie sociale expliqua à ses frères et sœurs humains que l’écologie, c’était eux. Un arbre qui tombe, c’est un peu d’ombre et de douceur en moins, une rivière polluée, c’est une région qui meurt à petit feu.

Pour les aider à ne pas se laisser déposséder de leurs terres, de leur ciel, de leur joie de vivre, et retrouver le temps de défendre leurs biens, cet escogriffe à l’air déplumé a imaginé une « société du temps libéré ». Un projet d’écologie sociale, anti-technocratique et autogestionnaire. Son plus gros coup, avec sa quinzaine de livres publiés, qui gardent le secret de sa fabrique. Pas mal, non, pour un autodidacte, mi-philosophe mi-journaliste ?

Une « société du temps libéré »

André Gorz n’est pas né les pieds dans la boue ni la tête dans les nuages. Il est arrivé au monde en Autriche, à Vienne, un sombre 9 février de 1923, en pleine ascension de l’extrême droite nazie. Comme le Grec Cornelius Castoriadis, autre penseur d’une écologie politique citoyenne, il a ressenti, jeune, dans sa chair, le poison du fascisme. Comme lui aussi, il va passer sa vie à façonner une pensée qui permette de tenir tête aux autoritarismes de tous bords, et de rouvrir l’horizon : ce sera l’écologie politique, en tant qu’elle s’appuie sur la recherche de l’autonomie.

Pour Gorz, cela commence par la découverte de l’existentialisme, philosophie sartrienne qui invite à se découvrir par la mise au jour de ses déterminations familiales, sociales, etc., pour mieux décider de sa vie. Il la mettra en application dans son premier livre publié, Le Traître (1958), que Sartre, devenu un ami, préfacera. Cette phénoménologie existentielle sera le socle de sa pensée politique, comprise comme un moyen de favoriser l’accomplissement des individus, et de les accompagner dans la définition de leurs fins communes. Sa « société du temps libéré » s’en souviendra : rouvrir l’avenir, c’est permettre aux individus de se dégager du travail (contraint) pour penser et construire, ensemble, le monde dans lequel ils veulent vivre.

André Gorz : « Gagner sa vie, c’est la perdre, en perdre le goût. » Capture d’écran/France culture

Dès La Morale de l’histoire (1959), il peaufine une « critique de l’aliénation », pour montrer combien ce travail obligatoire prive le travailleur de son sens du jugement et de l’initiative, le réduisant à un « chômeur intérieur ». « Notre vraie “misère” est là : [devoir] gagner sa vie, c’est la perdre, en perdre le goût », écrira-t-il dans Misère du présent, richesse du possible. Il va devenir un féroce défenseur de la baisse du temps de travail.

Devenu journaliste à Paris en 1951, il multiplie les articles batailleurs, comme « L’idéologie de la bagnole », aux Temps modernes, la revue de Sartre, au Nouvel observateur, journal qu’il a cofondé en 1964 avec Jean Daniel et d’autres, et bientôt au Sauvage, journal créé en 1973 qui fera beaucoup pour faire connaître la réalité de l’énergie nucléaire.

Plutôt que de soutenir le mythe d’un prolétariat révolutionnaire qui amènerait automatiquement le renversement du capitalisme et la révolution, il instruit un dossier à charge contre le capitalisme. Il développe ainsi une critique très originale de la « culture croissanciste », montrant comment elle maintient les travailleurs sous emprise pour en faire des consommateurs addicts. Il dénonce marketing, séries, publicité, et leur « mythologie » de la rivalité et de la possession.

Mai 68, berceau de l’écologie sociale

Puis arrive Mai 68. Son effervescence contestataire et ses désirs de « changer la vie ». Il va découvrir là à quel point l’écologie est foncièrement subversive : ne montre-t-elle pas combien le capitalisme est criminel ? Non seulement il détruit les « mondes vécus » des individus, avec sa propagande et son esclavage salarial, mais aussi les milieux de vie, l’habitabilité de la Terre. Cela fonde son écologie sociale.

Avec Mai, le souci environnemental devient une question politique centrale. Pour ne citer que quelques exemples, les conflits autour du parc de la Vanoise, puis du camp du Larzac mobilisent l’opinion tout entière. Le rapport Meadows alerte les décideurs mondiaux des dangers d’une croissance illimitée. René Dumont met au cœur de la première campagne présidentielle écolo la réduction de la journée de travail à quatre heures, pour appeler à la limitation productiviste.

Avec Mai 68, le souci environnemental devient une question politique centrale. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/André Cros

Comme journaliste, Gorz va poser le cadre d’une écologie politique conséquente, pour réellement protéger l’environnement et les êtres qui y vivent. Dans un article fondateur, « Leur écologie et la nôtre » (1974), qui précède deux livres aux titres éloquents, Écologie et Politique (1975) et Écologie et Liberté (1977), ce révolté combatif démontre que le capitalisme est incapable de devenir « écologique ». Pourquoi ? Parce que ce n’est pas dans sa logique d’accroissement des profits. Qu’on pense au développement de l’économie numérique et de la voiture électrique, et l’image est plus nette.

En définitive, conclut-il, le capitalisme poursuivra la prédation sans limites des ressources et la destruction des milieux de vie. Soucieux de maintenir leurs marges, les patrons devront bientôt faire payer les coûts de la dépollution au consommateur final, en augmentant le prix des produits. Ce qui ne saurait manquer d’aggraver les conflits sociaux, et risque d’entraîner une évolution écofasciste des États s’ils se posent en soutien de la domination capitaliste.

Marx et l’écologie, pour le meilleur

Pour déjouer cette farce tragique, écrit-il, un seul moyen, « arracher [au capital] la maîtrise des opérations, et lui opposer un tout autre projet de société et de civilisation ». Après la publication d’Adieux au prolétariat (1981), Gorz propose un projet d’écologie sociale orienté vers la « décroissance choisie » et la « vie bonne » : la « société du temps libéré » [1].

Ce projet propose de rompre la dépendance de chacun au travail (contraint) par une redistribution des richesses, avec l’octroi d’un revenu universel garanti à vie — suffisant pour éviter le recours au « travail indigne », sans encourager l’inactivité. Fini, la « religion du travail » imposée par le Capital, de droite comme de gauche.

Le but est de dégager du temps pour permettre aux citoyens de restaurer leur environnement et de reconquérir leur pouvoir d’agir et de décider, notamment des choix de production dans le cadre d’une planification. En gros, le communisme libertaire de Marx, sans la toute-puissance de l’État et dans le respect des besoins de l’individu.

Comment faire ? Dans les années 1980, Gorz a vu le travail salarié à temps plein s’effilocher, et la précarité s’aggraver. « Il pensait, témoigne Willy Gianinazzi, son biographe, que les transformations viendraient des personnes précaires, et s’est donc rapproché des mouvements de chômeurs. » L’important était aussi à ses yeux de faire évoluer les luttes syndicales, vers la prise en compte des questions écologiques et sociales, et d’entraîner le mouvement écologique à asseoir sa « base de classe », en faisant siens les combats des classes populaires.

Une démocratie sociale et écologique ne saurait, selon Gorz, s’édifier sur la fascination des « technologies verrou », celles qui, comme le nucléaire, asservissent parce qu’elles dominent. Dès les années 1960, il développe une réflexion très intéressante sur le technicisme (ou technologie à outrance), en démontrant son lien avec la personnalité autoritaire et son besoin de réassurance existentielle. En lui préférant les technologies low-tech, il cherche à revaloriser l’autonomie des individus et leur expérience sensible du monde.

Emporté par le désir de « forcer la technique à accoucher d’une utopie », il s’égarera un peu, au début des années 2000, en imaginant que les technologies de l’information naissantes pourraient diffuser une culture conviviale « à l’échelle du globe, pour mettre en commun inventions, idées, découvertes ». C’était au début de l’essor d’internet, et il vivait déjà retiré à Vosnon, dans l’Aube.

Écologie, amour et féminisme

Gorz a en effet pris une retraite à 60 ans, pour prendre soin de Doreen, son épouse depuis 1950, malade. Une vingtaine d’années plus tard, ses souffrances augmentant, il écrira Lettre à D, où il annonce à mi-mots leur suicide commun, pour ne pas « avoir à survivre à la mort de l’autre ».

Doreen étant atteinte d’une maladie dégénérative, André Gorz annonce, dans « Lettre à D », leur suicide commun pour ne pas « avoir à survivre à la mort de l’autre ». Capture d’écran/Ina

Livre d’hommage à la femme aimée d’une rare tendresse, et récit autobiographique, Lettre à D est aussi une critique très subtile de l’ambivalence masculine envers l’amour et l’attachement, sur un tempo écologique. Pourquoi, se demande Gorz, ai-je tant négligé l’importance pour moi de notre relation dans Le Traître, alors qu’elle m’a permis de me réconcilier avec la vie ? Parce que, répond-il, j’étais moi aussi porteur de cette déconsidération du sensible, de la nature, des valeurs dites « féminines », au profit exclusif de la rationalité promue par la modernité européenne. Une manière sensible de rappeler, dans ce dernier livre paru de son vivant, que l’écologie politique est aussi un combat culturel.

André Gorz semble désormais parler depuis un temps révolu. En même temps, à considérer la vitalité des mouvements sociaux et le foisonnement des initiatives citoyennes, on se demande parfois si son écologie sociale n’aurait pas plutôt pris de l’avance.

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