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ReportageAlternatives

Autogestion et propriété collective, la vie paysanne foisonnante du Larzac

Romain, paysan-aromatiseur, devant une rangée de petite absinthe.

[LARZAC 1/2 —] Un demi-siècle après le début de la résistance à l’extension du camp militaire du Larzac, la lutte y est toujours vivante. Le système de gestion des fermes et terres agricoles qui y règne mêle décisions collectives et valorisation de l’usage contre la propriété privée. Il attire des nouvelles générations prêtes à reprendre le flambeau.

Plateau du Larzac (Aveyron), reportage

Été 1971 sur le plateau du Larzac. 90 000 brebis paissaient paisiblement. Depuis le début de l’année, le projet d’extension du camp militaire était évoqué par les élus locaux. En octobre, il a été officiellement confirmé par le ministre de la Défense Michel Debré. La résistance a commencé. 50 ans après le début de la lutte du Larzac menée jusqu’à la victoire en 1981, qu’en reste-t-il ? Reporterre s’est rendu sur le plateau. Un premier récit décrit un système de gestion des terres agricoles inédit et réussi. Demain, ce que « l’esprit Larzac » a permis de construire sur ces terres pauvres et isolées.




La bergerie est typique du Causse : épais mur en pierre et voûtes en arc brisé pour soutenir la charpente. Mais ce qu’elle abrite est plus surprenant. Un tapis de lavande embaume l’atmosphère, il sèche à l’aide de plusieurs ventilateurs.

Dehors, Romain, qui se définit comme un « paysan aromatiseur », énumère les multiples fleurs et herbes qu’il transforme avec sa compagne Marion. Au plus proche de la maison, des allées de roses ont fini leur floraison. « Au mois de juin, on pouvait ramasser jusqu’à cinq kilos de pétales par rang et par jour », nous étonne le trentenaire. Se succèdent ensuite sauge, hysope, sarriette, lavande, tanaisie, fenouil, thym, ou encore origan, pour la plupart déjà récoltés, bien qu’un alignement d’absinthe nous saisisse les narines par son parfum anisé. Le reste est déjà en train de sécher en intérieur dans de grands placards ventilés.

Romain retourne la lavande qui sèche devant ce ventilateur. © David Richard / Reporterre

Dans un autre champ, les fleurs font éclater leurs pétales colorés : bleuets, soucis, calendula, pavot de Californie, camomille, sauge sclarée… Elles sont récoltées une à une, à la main ; Romain nous montre le geste rapide mais laborieux de la récolte.

Le tout est ensuite transformé en tisanes, aromates de cuisine ou liqueurs diverses, dont le pastis des Homs, du nom du hameau. Localement reconnu, « sa recette contient 16 plantes », dit Romain. Derrière lui s’étend le paysage larzacien, pourtant façonné par un tout autre type d’agriculture : des pelouses rases broutées par les moutons, des murets de pierre sèche pour guider les troupeaux, des bois çà et là.

La ferme de Romain et Marion est à la fois originale dans ce territoire d’élevage et emblématique de ce qu’est devenu le Larzac. Sur ces terres pauvres, une agriculture diversifiée et riche en main d’œuvre et jeunes paysans se développe. Alors que les paysans disparaissent partout en France, sur le plateau, ils sont 25 % de plus qu’il y a 50 ans. Une prospérité construite en grande partie grâce à la lutte du Larzac.

Une partie des bâtiments de la ferme de Romain et Marion, avec des toits fraîchement rénovés. © David Richard / Reporterre

Dès les premières résistances à l’extension du camp en 1971, l’occupation des fermes et terres vendues à l’État a été l’un des moyens de la lutte. En 1981, François Mitterrand a été élu, le projet d’extension du camp est abandonné. A alors commencé une autre bataille, plus souterraine, pour obtenir que les 6 300 hectares de terres achetées par l’armée soient transférés en gestion aux paysans. Ce fût fait en 1985, grâce à un bail emphytéotique [1] signé entre l’État et la Société civile des terres du Larzac (SCTL). Les terres acquises collectivement par les partisans de la lutte, 1 200 hectares aujourd’hui, sont quant à elles gérées par la société civile Gestion foncière agricole du Larzac (GFA Larzac pour faire court). Le tout a permis de sortir ces terres de la propriété privée, d’y instaurer une gestion collective et le choix a été fait de signer des baux de carrière : le paysan peut rester jusqu’à la retraite, puis il doit partir pour laisser la place à d’autres. La ferme est alors attribuée à de nouveaux occupants.

« Avec mon compagnon de l’époque, on avait 22 et 24 ans, se rappelle Chantal Alvergnas, la petite soixantaine, éleveuse de brebis de race lacaune. On nous a donné une ferme plus ou moins en ruine et on nous a fait confiance. On n’avait pas de sous, pour certains pas de bagage agricole — j’étais une des rares filles d’agriculteur. On a eu l’eau courante en 1989. On s’en est sortis ! » Aujourd’hui le hameau de Saint-Martin-du-Larzac est pimpant. La bergerie a été agrandie en respectant l’architecture caussenarde, le four à pain remis en service. Dans l’habitation rénovée, le dallage de larges pierres du salon a été conservé et nous emmène dans une autre époque.

Chantal dans la bergerie qu’elle a rénovée et agrandie. © David Richard / Reporterre

« Pierre-Yves, qui nous a transmis la ferme, est arrivé ici en 1975 avec ses chèvres et sa famille pour participer à la lutte, raconte de son côté Marion, tout en remplissant une série de sachets d’un mélange façon provençale nommé Herbes du Larzac. Au départ ils squattaient. Puis une ferme leur a été attribuée en 1985. Ils sont passés des chèvres aux brebis et enfin aux aromatiques avec Maria. » Ils ont transmis à Marion et Romain des bâtiments restaurés dans les règles de l’art, des recettes travaillées, une petite entreprise bien ancrée dans son territoire.

« On voit la ferme comme un outil. »

« C’était difficile pour eux de partir », poursuit la jeune fermière. « Pour la première génération, les règles étaient posées mais il pouvait y avoir un flou sur comment ça se passerait concrètement. Nous, on les connaît. On voit la ferme comme un outil. On a profité du travail de nos prédécesseurs et on rendra l’outil aux suivants. »

Un système unique en France, qui facilite l’arrivée des nouveaux. Installés depuis 2016, Romain et Marion ont eu à débourser à peine plus de 200 000 euros pour l’ensemble : bâtiments agricoles, logement, exploitation et fonds de l’entreprise (matériel, recettes, clientèle). Le tout a servi à indemniser les précédents pour tout le travail de reconstruction effectué. « Même si on n’est pas propriétaires, c’est économiquement intéressant, cela permet de rentabiliser l’activité plus vite à une époque où la majorité des agriculteurs travaillent pour les banquiers », estime Romain. Autre intérêt, la ferme embauche aussi trois salariés.

Les panneaux photovoltaïques installés par Lum del Larzac sur le toit de la bergerie. © David Richard / Reporterre

« À l’arrivée cela a été hyper simple, dit Marion. Tous les ans il y a une assemblée générale de la SCTL, cela nous a permis de très vite rencontrer tout le monde. Il y a une ouverture, une entraide, presque une fraternité. 15 km plus loin, cela n’aurait pas été le cas. C’est la marque Larzac. » Seule ombre au tableau, la négociation pour le prêt a été difficile : « Au départ, la banque était complètement dépassée par le fait de ne rien avoir à hypothéquer, puisqu’on n’est pas propriétaires. »

Sur le marché de Montredon, qui rassemble le mercredi soir les producteurs du plateau, une jeune génération prend peu à peu place derrière les stands. Présentant des chapeaux et semelles de laine, Mathilde et Patrick sont les tout derniers installés de la SCTL, arrivés il y a tout juste un mois accompagnés de leurs brebis et chèvres, un troupeau bariolé et atypique composé de races rustiques. Ils n’ont eu à débourser que 20 000 euros. Des pacotilles dans le monde agricole aujourd’hui, mais déjà quelque chose pour ces bergers itinérants heureux d’enfin se poser. « Désormais on n’est plus seuls pour défendre nos valeurs, notre vision du pastoralisme », se réjouit Mathilde. Ils apportent leurs compétences de valorisation de la laine et leur savoir-faire en pâturage tout-terrain, peu conventionnelles. « Être ici, pour nous, ça change tout. Ailleurs on nous regardait comme des ovnis. Là, on est accueillis, on ne nous juge pas », complète Patrick.

Mise en sachet du mélange « Herbes du causse ». © David Richard / Reporterre

Morgane, elle, rit quand on la classe parmi les « nouveaux » : cela fait tout de même dix ans qu’elle est installée dans le hameau de Montredon avec ses brebis. Elle transforme leur lait en tomes et en yaourts bien crémeux. « Tant l’installation que le prix du fermage [le coût annuel de location des terres et bâtiments, NDLR] ne sont pas élevés, relève-t-elle. Sans cela je n’aurais jamais pu m’installer sur une telle ferme, avec la sécurité d’avoir un bail jusqu’à la retraite. » Tout en parlant, elle emballe à toute vitesse une part de fromage. Les collègues paysans du plateau se succèdent au stand, discutant tant de l’adresse du vétérinaire pour le chien que du succès des moissons de la saison. « Surtout, j’apprécie de vivre dans une campagne vivante. Toutes les maisons sont habitées, les fermes en activité. C’est le luxe. »

La SCTL terres du Larzac est en quelque sorte la gardienne de ce dynamisme. Elle gère une vingtaine de fermes avec leurs bâtiments d’exploitation, des terres louées à d’autres agriculteurs, et des logements où vivent des particuliers non agriculteurs (qui doivent eux aussi partir lorsque vient l’âge de la retraite). « Tous les mois on a au moins deux personnes qui viennent demander comment on fait pour s’installer sur le Causse, comme agriculteur ou pour habiter », témoigne Élise Ach, salariée de la SCTL. Et ça tombe bien : « En ce moment, on a un gros renouvellement de générations, les personnes installées en 1985 partent à la retraite. » Pour chaque bâtiment ou ferme qui se libère, un appel à projets est lancé. « Pour un appel, on reçoit en moyenne dix candidatures », dit-elle.

« Ce sont les usagers qui gèrent leur territoire. »

Le conseil de gérance de la SCTL choisit à l’unanimité qui s’installera après réception des candidats. Un conseil de onze personnes, élues parmi et par les membres de l’Assemblée générale de la SCTL, dont chaque locataire fait partie. « Ce sont les usagers qui gèrent leur territoire », résume Élise. Des usagers de plus en plus nombreux : chaque ferme faisant vivre plus de personnes, le nombre de sociétaires ne cesse d’augmenter, ils sont aujourd’hui quatre-vingt-dix.

Chantal Alvergnas est la plus ancienne des gérants actuels de la SCTL. « On met en valeur l’usage plutôt que la propriété privée », insiste-t-elle. « Cela a permis de ne pas dépecer les fermes et d’avoir plus de paysans. » De réarranger l’organisation des fermes pour les adapter aux évolutions agricoles et aux projets des habitants, aussi. « Par exemple, le fils du voisin voulait s’installer avec son père mais la ferme était trop petite. Avec d’autres gérants, nous sommes allés chez chacun des voisins. Chacun a donné un morceau. On a fini par lui trouver 200 hectares ! » Une histoire impensable ailleurs, où chaque parcelle de terre agricole est âprement disputée.

Au départ de chaque paysan, pour que ceux qui ont tout reconstruit ne soient pas lésés, la différence entre la valeur du bâtiment en 1985 (souvent pas grand-chose puisque beaucoup étaient en ruines) et la valeur d’usage actuelle est calculée. « Imaginez la valeur créée, par rapport aux bâtiments en ruine que l’on peut encore observer dans le camp militaire actuel », note Élise. Cette différence fixe le montant de l’indemnisation pour les partants. Le choix de se baser sur cette valeur d’usage place l’ensemble des biens hors de toute spéculation, alors même que les prix augmentent sur le plateau.

Élise Ach devant la bergerie qui accueille la librairie associative La brebis qui lit, ouverte chaque mercredi au moment du marché. © David Richard / Reporterre

« Après, il y a parfois des choses humainement difficiles à gérer parce qu’il y a beaucoup de sensible », reconnaît Élise. L’histoire de la lutte, l’énergie pour tout reconstruire, les vies intenses qui se sont déroulées sur le plateau sont aussi à prendre en compte. Hervé Ott, arrivé en 1975 comme objecteur de conscience [2] et aujourd’hui spécialiste de la gestion des conflits, se rappelle encore de l’affaire des éoliennes à la fin des années 1990. Le projet d’en installer une dizaine sur le causse a profondément divisé les habitants. « Cela a été une grave crise que la SCTL a dû résoudre par un vote. Cela a été pour moi un échec car pendant la lutte, toutes les décisions étaient prises au consensus et c’est ce qui a permis de maintenir l’unité. »

Le fait que la SCTL n’augmente pas les fermages lui donne aussi des moyens limités. « Notre système fonctionne parce que les gens jouent le jeu », souligne Élise. « On a eu une personne qui ne voulait pas partir, on a été contraints d’aller au tribunal, ça coûte cher. »

Trouver des gérants qui prennent le temps de s’investir n’est aussi pas toujours évident. « La tâche peut faire peur, dit Chantal, elle prend pas mal de temps. Et puis certains ne voudront jamais prendre la responsabilité de décider pour les autres. »

Mais malgré son air fatigué, cette figure du plateau, qui prépare elle aussi sa retraite, a le regard confiant. « Je suis fière parce que ça fonctionne. On fabrique des produits de qualité qui correspondent aux attentes de la société. On a une population jeune et féminine. Tout cela est remarquable. »

Marion touche de l’origan en train de sécher. © David Richard / Reporterre

Reste un mystère : comment se fait-il qu’un système aussi efficace n’ait pas plus essaimé ? Il y a certes Terre de liens qui s’en est inspiré, mais « l’État ne s’est jamais intéressé à ce que l’on fait », regrette Élise. Alors qu’il est le propriétaire final de ces terres et bâtiments si bien valorisés, il a ainsi refusé de mettre en place à Notre-Dame-des-Landes, à la place du projet d’aéroport, un modèle similaire à celui du Larzac. « L’État a dit qu’il ne voulait surtout pas un second Larzac, regrette Christian Roqueirol, ancien de la lutte et jeune retraité. La seule raison que je vois à cela est politique : notre expérience démontre ce que l’on peut faire sans propriété privée et de manière autogérée. »

La SCTL, elle, a en tout cas de quoi voir venir : un nouveau bail emphytéotique a été signé en 2013 et il court jusqu’en… 2084. « Je n’espère qu’une seule chose, c’est que ces terres ne reviendront pas à la propriété privée », dit Chantal. « Mais bon, après tout, à ce moment-là, moi je serai derrière mon église, dans mon trou ! »

Lire le deuxième volet de ce reportage : Larzac : 50 ans après, esprit, es-tu encore là ?


Notre reportage en images :


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