Autoroute du GCO : la grande arnaque des mesures compensatoires

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Les mesures compensatoires mises en œuvre après l’écocide que constitue l’autoroute de contournement de Strasbourg, construite par Vinci, sont souvent non viables pour la faune ou la flore déplacée, dénoncent des opposants. Et 80 % de la surface aménagée était déjà un milieu naturel.
Kolbsheim (Bas-Rhin), reportage
L’ancienne Zad du Moulin, expulsée le 10 septembre 2018, est à 200 mètres de là. Elle protégeait la forêt centenaire de Kolbsheim (Bas-Rhin). En cet après-midi de la mi-avril 2021, cet écosystème humide est éventré par le monumental chantier du « grand contournement ouest » (GCO) de Strasbourg, un tronçon d’autoroute de 24 kilomètres construit par Vinci, auquel se sont opposés des milliers de personnes, dénonçant ses conséquences environnementales et son inutilité. La disparition de la gagée velue (Gagea villosa), une fleur protégée qui poussait là avant le début du chantier, y a été constatée par Vincent Schmidt, d’Alsace Nature, Michel Dupont, du collectif GCO Non merci et Dany Karcher, ancien maire de Kolbsheim. La quasi-intégralité de l’effectif de cette plante aux pétales jaunes a été détruite pour construire des bassins de rétention d’eau.
Avant les travaux, Vinci arguait que la population de gagée velue serait sauvée dans le cadre des mesures compensatoires : lorsque les aménageurs tuent un écosystème, la loi leur impose de mesurer leurs atteintes à la biodiversité et de mettre en place des compensations sur d’autres lieux. En l’occurrence, ils ont « déplaqué » la terre contenant des bulbes de la fleur pour la transplanter à une centaine de mètres. L’opération a été réalisée début 2019, d’après la multinationale contactée par Reporterre. Plus de deux ans après, aucun pied de gagée velue (Gagea villosa) n’a été trouvée sur le site des transplantations, selon Vincent Schmidt, membre d’un groupe de travail d’Alsace Nature sur les mesures compensatoires. Dans ce cas, la mesure compensatoire est alors dite « non fonctionnelle » écologiquement, n’étant pas viable pour la faune ou la flore déplacée.
L’écologiste pointe du doigt les deux seuls plants rescapés, qui étaient en dehors du chantier : « Comme c’est souvent le cas avec les mesures compensatoires, nous n’avions aucune certitude quant à la fonctionnalité écologique de cette mesure. Le biotope de cette parcelle n’est peut-être pas adapté à la gagée velue, qui ne pourra donc jamais pousser. Cela montre la limite de ces pratiques d’aménagement du territoire, déconnectées des écosystèmes. On ne peut pas faire ce que l’on veut avec la nature. »

Des zones déjà naturelles
Vinci estime qu’il est « effectivement possible que la transplantation n’ait pas fonctionné et que, le cas échéant, des mesures correctives seront proposées ». L’entreprise communique régulièrement sur les mesures compensatoires grâce à un compte Twitter dédié au GCO. À Reporterre, elle dit avoir créé 320 hectares de compensations environnementales, dont 48 hectares de reboisement sur 27 sites, et 270 hectares de milieux favorables aux espèces impactées par le projet sur 28 sites.
« Comme pour tous les projets écocides, les mesures compensatoires sont un argument des aménageurs, dit Michel Dupont, qui a fait une grève de la faim contre le GCO à l’automne 2018. Vinci et l’État, par l’intermédiaire du préfet Jean-Luc Marx, promettaient qu’elles seraient effectives et très suivies. En tant qu’opposants au GCO, nous avons décidé de documenter précisément leurs actions : celles-ci ne sont ni plus ni moins d’une opération de communication. »

Pour l’ex-maire Dany Karcher, « les chiffres avancés par Vinci sont très trompeurs. Sur une petite partie de la surface de compensation, il y avait des champs de maïs ou de blé, et ceux-ci seront transformés en zones naturelles. Là, on peut parler de “désartificialisation”. Les mesures sont globalement mises en œuvre sur des zones disponibles à cet effet, mais dans la majorité des cas ce sont déjà des milieux naturels. »
Désespérément à la recherche d’un pied de gagée velue, Vincent Schmidt remarque : « L’action de Vinci se limite souvent à du génie écologique, c’est-à-dire à la création d’aménagements censés favoriser la présence d’espèces touchées. Ils creusent par exemple des mares sur des prairies, mais il faut raisonner en matière de surface. À Kolbsheim, ils coulent d’un côté du béton sur des écosystèmes naturels et, de l’autre, ils font du jardinage sur des zones déjà naturelles. L’artificialisation des sols continue à grignoter du terrain sur la biodiversité. »

« En cumulant les surfaces de culture transformées en prairie, on arrive à peu près à 20 % de la superficie totale des sites » de compensation, selon Laurence Cachera, salariée d’Alsace Nature et coordonnatrice du groupe de travail sur les mesures compensatoires. Et environ 80 % de la surface des mesures compensatoires du GCO étaient déjà des milieux naturels, comme l’estimait en septembre 2019 une étude évoquée par Reporterre sur les mesures compensatoires de plusieurs projets.

Des dommages « sous-évalués » et un État « très complaisant avec Vinci »
Christophe Brua, membre du Conseil scientifique régional du patrimoine naturel (CSRPN), instance souvent saisie par l’État pour ses expertises, s’est aussi intéressé à la population de gagée velue menacée : « J’ai compris qu’il y avait un problème en voyant l’inventaire de mesure de l’impact des travaux, réalisé par les bureaux d’études mandatés par Vinci. Sur la zone qui allait être détruite, ils annonçaient avoir relevé seulement cinq pieds de cette espèce. »
Le scientifique s’est donc rendu sur place et a détecté, sur la même zone, plus de cinquante individus. Selon lui, les dommages des projets « sont quasiment toujours sous-évalués par les bureaux d’études ». Il expose les limites de ce modèle, qui repose sur les expertises des entreprises : « Elles ne sont pas obligées d’avoir un certificat de compétences pour exercer. Étant directement employées par les aménageurs, l’impartialité de leurs travaux peut être remise en question. »

Christophe Brua a partagé sa contre-expertise mettant en évidence la sous-estimation de l’effectif de la gagée velue lors de l’enquête publique du GCO, au printemps 2018. Lors d’une commission sur les espèces protégées, où il siège, il a également soumis le problème à la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal, la police de l’environnement).
L’instance, qui représente l’État, s’assure que les mesures de compensation sont en théorie bien réalisées. Mais rien n’a été fait après ses alertes et ses propositions visant à mieux évaluer la population de fleurs. Interrogée par Reporterre, la Dreal a esquivé le sujet : « Sur les mesures compensatoires du GCO, plusieurs contrôles ont été réalisés par les services de l’État [par la Direction départementale des territoires (DDT), la Dreal et l’Office français de la biodiversité (OFB)] depuis 2018, à raison de plusieurs par an. Aucun d’entre eux n’a pour le moment nécessité la réalisation d’un rapport de manquement administratif. »
« L’artificialisation continue, malgré les beaux discours. »
Laurence Cachera estime que « l’État est très complaisant avec Vinci » : « Les mesures compensatoires communiquées dans l’arrêté préfectoral d’août 2018 ont été modifiées régulièrement depuis. Qu’est-ce qui nous garantit qu’il n’y a pas une dégradation de ces mesures ? Le calendrier de mise en œuvre semble changer au bon vouloir de l’entreprise. »
Vinci confirme à Reporterre que de très nombreuses modifications des mesures ont été actées, « grâce à un dialogue régulier et constructif avec les services de l’État, souvent pour mieux adapter les actions à la réalité du terrain ».
« Un écoblanchiment totalement abusif »
Stéphane Giraud, directeur d’Alsace Nature, explique que la mesure non fonctionnelle de la gagée velue, qui n’est dans les faits pas viable pour la plante, n’est pas un cas isolé. Il cite celui de Molsheim, où une zone humide devait être créée, sans pour autant avoir décaissé suffisamment le site. La mesure sera donc « non fonctionnelle », d’après lui. Il pointe aussi les zones de reboisement : « Sur certains sites, des arbres plantés sont déjà morts. Sur d’autres, des peupliers sont plantés en ligne, correspondant à des écosystèmes très pauvres. »
Dans la même veine, à quelques kilomètres de Kolbsheim, Vincent Schmidt présente le site de compensation d’Osthoffen, où des arbres ont été coupés : « J’ai du mal à saisir la pertinence de cette mesure compensatoire. » Selon Vinci, ces arbres ont été coupés pour « creuser une mare conformément au plan de gestion ». « Ici, il s’agit d’une simple modification d’un milieu naturel », conclut l’écologiste.
Plus globalement, pour Christophe Brua, les mesures compensatoires constituent « un écoblanchiment totalement abusif » : « Les industriels produisent de la littérature mettant en valeur leurs actions. Ils sont très bons pour ça. On a l’impression que tout va bien dans le meilleur des mondes, mais je ne compte plus le nombre de mesures compensatoires défectueuses constatées dans ma carrière. C’est à chaque fois une nouvelle perte réelle de biodiversité et l’État laisse faire. Tout le monde parle d’écologie mais l’artificialisation continue, malgré les beaux discours. »