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EntretienAgriculture

« Aux États généraux de l’alimentation, le débat sur la faim dans le monde est biaisé »

Les États généraux de l’alimentation consacrent un atelier à la question de la faim dans le monde, parce que la politique agricole française a une incidence sur l’insécurité alimentaire. Mais la question n’est pas abordée franchement, et plusieurs ONG ont décidé de quitter l’atelier. Elles s’expliquent.

Clara Jamart est coordinatrice du plaidoyer à Oxfam France. L’ONG, avec quatre autres associations de solidarité internationale — Action contre la faim, le Secours catholique, Agronomes et vétérinaires sans frontière et le CCFD Terre solidaire — a décidé, vendredi 20 octobre, de quitter l’atelier 12 des États généraux de l’alimentation, consacré à la lutte contre l’insécurité alimentaire au niveau international.

Clara Jamart.

Reporterre — Qu’est-ce qui vous a poussé à quitter les États généraux de l’alimentation ?

Clara Jamart — Nous ne pouvions plus taire notre déception. Depuis le départ, nous nous sommes énormément investis dans cet atelier et dans les États généraux. Nous avons été en contact permanentent avec les ministères impliqués, nous avons fait des propositions écrites.

Sur cet atelier 12, nous avons poussé pour une prise en compte de la dimension internationale. La faim dans le monde augmente : 815 millions d’enfants, de femmes et d’hommes souffrent de la faim. C’est un fléau mondial. Les paysans et paysannes qui produisent 70 % de la nourriture de la planète sont aussi les premières victimes de la faim. Et la France a sa part de responsabilité et son rôle à jouer.

Mais la note de cadrage et l’ordre du jour que nous avons reçus une semaine avant l’atelier sont loin d’être à la hauteur des enjeux, et du niveau d’ambition. Nous avions demandé à ce qu’une personne de l’Agence française de développement (AFD) ou un représentant de la société civile des pays du Sud viennent témoigner de la situation. Au lieu de cela, le gouvernement a convié des membres de la Fondation Avril et de la Fondation Crédit agricole pour parler d’investissements agricoles responsables. Et les solutions proposées étaient anecdotiques et insuffisantes : ce n’est pas en débattant de l’organisation d’un colloque annuel sur les bonnes pratiques en matière d’investissements agricoles que l’on pourra s’attaquer efficacement au problème de la faim. Nous avons besoin de mesures structurelles.

Une seule journée de débats pour aborder les questions liées à la faim dans le monde, c’est déjà très peu. Mais si cette journée ne sert pas, au moins, à poser les questions fondamentales du rôle de la France dans la lutte contre l’insécurité alimentaire et nutritionnelle mondiale, elle n’est plus qu’une mascarade.

Nous avons alerté les ministères, en vain : impossible de changer l’ordre du jour ou les intervenants. Nous avons donc décidé de ne pas cautionner cette réunion par notre présence. Les débats étaient posés de manière biaisée. Cet atelier n’était pas sérieux.



En quoi la lutte contre l’insécurité alimentaire au niveau international concerne les États généraux de l’alimentation ?

C’est une question de cohérence de nos politiques publiques : la France met en place des politiques commerciales, énergétiques, agricoles qui ont un impact sur la sécurité alimentaire d’autres populations. Par exemple, notre gouvernement mène une politique de soutien aux agrocarburants qui a des conséquences négatives sur la volatilité des prix des matières premières agricoles (notamment les oléagineux), sur la déforestation et sur l’accaparement des terres. Il faudrait mettre en place un rapporteur chargé de pointer les incohérences entre les politiques publiques adoptées et le droit à l’alimentation, afin de pouvoir corriger le tir. Cela existe au niveau européen, alors pourquoi pas chez nous ?

La France participe également à des initiatives internationales comme la Nouvelle Alliance du G7 pour la sécurité alimentaire et la nutrition, qui met en compétition les agricultures familiales africaines avec le secteur de l’agrobusiness.



Quelles solutions aimeriez-vous voir adoptées lors de ces États généraux ?

Nous avons fait une série de propositions. La loi sur le devoir de vigilance pour les entreprises multinationales — qui les oblige à évaluer et à prévenir les impacts négatifs qu’ont leurs activités sur l’environnement et les droits humains — doit s’appliquer pour toutes les firmes réalisant des projets ayant une emprise foncière ou présentant un risque pour la sécurité alimentaire et la nutrition des populations locales.

Dans cette optique, il nous faut également un cadre strict pour les investissements publics et privés. Ce cadre devra contenir une liste exhaustive des exclusions : les projets ne pouvant être réalisés sous aucun prétexte, notamment ceux impliquant la production d’organismes génétiquement modifiés, les projets fondés sur l’accaparement foncier, les projets à fortes émissions de gaz à effet de serre, ou soutenant la production d’agrocarburants.

Et il est urgent d’accompagner les agriculteurs et agricultrices du Sud dans une transition agroécologique, permettant une production locale plus durable, adaptée aux terroirs et aux aléas climatiques. 50 % de l’aide publique au développement agricole pourrait ainsi être réservé au soutien à l’agroécologie et au développement de l’agriculture familiale paysanne.

Les États généraux de l’alimentation auraient pu être le lieu de débats de fond sur ces questions et permettre d’impulser des engagements forts. Ce ne sera sans doute pas le cas.

Nous continuerons à nous investir dans d’autres ateliers des États généraux, en faisant des propositions ambitieuses. Mais nous sommes déçus de la façon dont cela se passe. Les ONG ont joué le jeu depuis le début, nous avons investi énormément de temps et mobilisé des forces phénoménales, mais nous avons le sentiment de ne pas être entendus. Par exemple, les comptes-rendus d’ateliers ne font pas apparaître les dissensus : quand les ministres ou le président les recevront, ils auront l’impression d’un consensus, et ils n’auront pas tous les éléments nécessaires pour prendre des décisions. Surtout, nous n’avons à ce jour aucune assurance que cela aboutisse à des décisions politiques engageantes.

  • Propos recueillis par Lorène Lavocat

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