Bolsonaro réélu ? Au Brésil, un peuple indigène craint un « génocide »

Le rituel indigène Wyrau’haw, avec au centre le chef du village, le 22 octobre 2022. - © Nicolas Cortes / Reporterre
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En marge de Rio de Janeiro, un village indigène résiste depuis des années aux expulsions et projets urbanistiques. À quelques jours de la présidentielle, l’inquiétude grandit face à la perspective d’une réélection de Jair Bolsonaro.
Maracanã (Brésil), reportage
Le son de voix mêlé à celui des maracas couvre pour quelques heures le vacarme incessant du trafic routier. Ils dansent et chantent jusqu’à l’essoufflement, sur ce grand terrain vague de la périphérie de Rio de Janeiro, scruté de près par la figure imposante du célèbre stade Maracanã.
Dans ce village indigène où les arbres ne subsistent que par poignées, toute la nuit jusqu’au petit matin sera dédiée à la fête de Wyrau’haw, un rituel de passage du peuple Guajajara, dédié aux adolescentes menstruées. Retrouvailles, embrassades : tout se déroule sous l’œil de Luiz Inácio Lula da Silva, le charismatique leader de la gauche brésilienne. Une serviette de plage à son effigie fait office de bannière derrière les danseurs. Dans la foule, le cœur est à la fête, mais les esprits préoccupés, à quelques jours du second tour de l’élection présidentielle, le 30 octobre.

Si les sondages donnent Lula vainqueur, l’écart avec le président sortant, Jair Bolsonaro, ouvertement hostile à la culture indigène, se resserre de jour en jour. « Si Bolsonaro est élu, il va continuer le génocide et la destruction de nos terres », lâche Urutau Guajajara, le cacique, ou chef de l’aldeia (nom donné aux villages indigènes). « Lula promet beaucoup, mais s’il remporte l’élection et qu’il ne nous expulse pas, ce sera déjà une grande amélioration pour nous », renchérit Mayra, une des habitantes, arborant au-dessus de ses tatouages ethniques un autocollant aux couleurs de la gauche.
Car ce bout de terre encerclé par le bitume est menacé. L’État de Rio de Janeiro, propriétaire du terrain, est gouverné par le parti de Bolsonaro, qui remet en cause l’existence du village. En 2019, le député bolsonariste Rodrigo Amorim qualifiait le lieu de « poubelle urbaine ». Aujourd’hui, la rumeur court d’un projet de construction d’un centre commercial. La proximité du stade Maracanã rend la zone attractive pour les promoteurs immobiliers.

« La ville est arrivée autour de nous »
Pourtant, ce lieu qui avait accueilli le premier musée de l’Indien dans les années 1950 avait été laissé à l’abandon pendant trente ans. Ce n’est qu’en 2006 que des peuples indigènes issus de différentes ethnies se le sont approprié. « Ce n’est pas nous qui sommes arrivés au milieu de la ville, c’est la ville qui est arrivée autour de nous », nuance Potira Guajajara, une des habitantes, lassée de s’expliquer.
La présence indigène dans le quartier Maracanã préexistait à l’arrivée des colons européens. Le mot « maracanã » est d’ailleurs issu de la langue tupi. « Le peuple Tupinambá a même créé une confédération pour résister aux Portugais », dit Erlan Raposo, chercheur au programme d’études des peuples indigènes (Proíndio). Fort de cet héritage, le village s’est construit au fil des années dans le petit bois faisant face à l’ancien musée et reproduit la structure sociale des aldeias traditionnelles avec un cacique et un pajé (guérisseur). « C’est un cas assez rare en contexte urbain », observe Leticia de Luna Freire, chercheuse en sciences sociales à l’université de Rio et coordinatrice du Proíndio. La grande majorité des 15 894 indigènes recensés en 2010 dans l’État de Rio évolue de fait au milieu des autres citadins. Seuls 2,8 % vivent dans des aldeias.

Ce monde en marge de la ville déroute. En 2013, en prévision de la Coupe du monde de football au Brésil, les habitants ont été délogés, leur forêt rasée et bétonnée pour en faire un parking. « En revenant, on a vu cette terre totalement plate, explique Urutau, au souvenir de ces images. Dont des arbres centenaires, qui faisaient l’objet de recherches scientifiques. On a ressenti de la tristesse. Alors on a manifesté de nouveau. »
Pendant les mois suivants, expulsions, occupations, emprisonnements et rassemblements se sont succédé. « Ça a été une période très violente », dit Leticia de Luna Freire. À peine trois ans plus tard, un autre événement sportif, les Jeux olympiques, est à nouveau prétexte à expulsions. Mais la lutte s’est poursuivie. En 2016, six familles se sont réinstallées pour de bon sur le terrain.

« Un lieu sacré »
« On est revenus plus forts. On a commencé à replanter des arbres, des plantes médicinales. L’aldeia a une vocation écologique. Nous sommes des gardiens de la forêt », témoigne Urutau. Quelques jours avant le rituel de passage, déambulant entre les tentes et la maison de terre destinée aux cérémonies, puis dépassant le bloc sanitaire, Kajanã Tupinikins, le guérisseur, a allié le geste à la parole : « Vous voyez cet arbre ? Son écorce soulage les piqûres de moustiques. » Puis, évitant une des poules gambadant entre les flaques d’eau, il s’est rendu dans la cuisine collective pour nous montrer une grande marmite, mijotant sur le feu : « Une fois terminée, cette lotion à base de coton permettra de soigner les infections de l’œil. »

Dans la pièce sombre, ouverte sur un grand espace nu et bétonné, les habitants de l’aldeia s’affairent autour de la gazinière pour préparer le repas. « On fait pousser des fruits, des bananes, des patates douces : il y a plein de choses qu’on n’a pas besoin d’acheter », dit Mayra, attablée avec sa famille et quelques autres membres de l’aldeia. « La nature est fondamentale dans la culture indigène. C’est pour cela qu’à une moindre échelle, ils ont tenté de reproduire un potager », dit Leticia de Luna Freire.
Si l’écologie, au fondement des traditions, justifie l’acharnement des habitants pour ces quelques centaines de mètres carrés de terrain, elle est indissociable d’enjeux mémoriels et spirituels. « La protection de la terre est la lutte principale. Mais la terre et les esprits sont liés, affirme Urutau, coiffé d’une grande couronne de plumes bleues et le regard souligné par une ligne noire en ce jour de fête. Nous sommes dans un lieu sacré. C’était un cimetière du temps de nos ancêtres. Les corps de nos peuples ancestraux, de nos grands-parents, nos arrière-grands-parents fertilisent ce sol. C’est une très belle terre. »

À ses côtés, la poitrine couverte de plumes, une jeune fille foule le béton de ses pieds nus sous sa vaste jupe noire. Au rythme des chants, les pas du père et de sa fille s’emboîtent dans ceux des autres danseurs. « Il y a des musées, des espaces dédiés à l’histoire indigène, mais ici, c’est le seul lieu d’histoire vivante : l’histoire du génocide indigène. C’est pour cela qu’on lutte pour sa préservation. » Dans la foule, la famille du cacique a parcouru 2 500 kilomètres depuis le nord du Brésil pour assister à la cérémonie. Non loin, Erlan Raposo, lui aussi indigène, observe les danses aux côtés de Leticia de Luna Freire. « Ils se sont unis pour survivre et s’assurer un futur en créant un centre de conservation de notre culture indigène », résume-t-il.
L’aldeia a retrouvé son calme. Une liasse d’autocollants de campagne pro-Lula en main, Urutau nous raccompagne vers la sortie. Son soutien pour le candidat du parti des travailleurs est affirmé, mais l’homme à la chevelure blanche ne baissera pas sa garde : « Même si Lula est élu, on continuera à résister. Nos fils, nos petits-fils poursuivront la lutte. Parce que si on se rend, on est perdus. »