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ReportageNature

Kit de chimiste, loupe et boussole : vadrouille avec des experts en champignons

Avec trois experts, Reporterre a vadrouillé en forêt de Sénart, dans l’Essonne. Armés de notre odorat, d’une loupe et d’un kit de chimiste, on a trouvé des lépiotes mamelonnées, des ganodermes aplanis, moult polypores...

Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.


Forêt domaniale de Sénart (Essonne), reportage

« Je crains que nous ne voyions pas grand-chose avec un sol pareil. » Les doigts refermés sur l’anse d’un panier en osier, Daniel Locqueneux tape du talon sur la terre desséchée. Et ce n’est pas la lueur éclatante de l’aurore, en cette veille d’automne, qui apportera à la forêt domaniale de Sénart la pluie tant espérée. « Avec la sécheresse, les champignons ont pris du retard, poursuit le mycologue. Désormais, ils sont dans les starting-blocks. Encore une belle averse et ils pointeront le bout de leur nez… »

Accompagné de deux de ses amis, Laurent et Philippe [1], il s’enfonce dans ces trois mille hectares de chênes, coincés entre la Seine et l’Yerres, dans le nord de l’Essonne. La quête peut commencer.

Petit, avec ses grands-parents, Daniel s’en allait dans les pâturages cueillir des rosés des prés, proche parent du célèbre champignon de Paris. « La mycologie, c’est tout un art ! » dit-il. Dénicher des champignons, c’est avant tout s’imprégner des biotopes, reconnaître les arbres, connaître les saisons et affiner son palais : « Une fois la trouvaille sentie, il faut la goûter », détaille le passionné. « Attention ! Pas question de croquer dedans à pleines dents comme dans un gâteau au chocolat, sourit l’un de ses comparses. Une petite pointe sur le bout du couteau suffit, puis on la recrache avant de l’avaler. » Est-ce piquant, âcre, doux ? Chaque détail est bon à noter pour identifier l’inconnu.

« La mycologie, c’est tout un art ! » Philippe et Laurent en pleine observation. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Si les trois complices ne diraient pas non à une omelette aux girolles, ce n’est pas leur estomac qui les pousse à vadrouiller en dehors des sentiers battus. Botaniste spécialisé dans l’étude des champignons, le mycologue n’est pas (toujours) un mycophage pour autant. Et si l’automne est la saison reine pour les gastronomes, eux arpentent les bois été comme hiver, en quête des spécimens les plus minuscules nichés sous une écorce ou une fine couche de neige. « Toujours avec le kit indispensable : des bottes, un couteau, une loupe, un k-way… et une boussole. » Il faut dire que marcher la tête baissée n’aide pas à s’orienter.

Un bolet des rives (xerocomellus ripariellus). © Emmanuel Clévenot / Reporterre

« La morille du diable dégage une odeur putride de cadavre »

« Oh, regarde-moi ce petit bijou ! » Philippe tend son index vers l’horizon. Au loin, entre les branches d’un charme, apparaît un polypore aux teintes orangées. Cet impressionnant champignon, large de plusieurs dizaines de centimètres, ne vit que sur le bois. Il surplombe une mare asséchée, où la terre labourée et les empreintes de sangliers laissent l’esprit imaginer le ballet nocturne dont le lieu fut le théâtre. « Ici, ce sont des lentins tigrés. Et là, une lépiote mamelonnée et un ganoderme aplani. » Une poudre blanche recouvre les alentours de ce dernier. Il s’agit des spores, des éléments microscopiques disséminés par le champignon dans la nature pour se reproduire.

Lorsqu’ils peinent à identifier une espèce au premier coup d’œil, le petit groupe de mycologues la photographie, la récolte, l’observe au microscope et passe des heures la tête dans les bouquins. « Il m’est arrivé d’étudier un champignon deux jours durant sans jamais parvenir à l’identifier, s’amuse Philippe en sortant de sa poche une petite fiole. Le gaïac, le sulfate de fer en cristal et le phénol sont des réactifs qui nous servent de clefs de détermination… Bingo ! » La coloration bleue obtenue laisse peu de doutes. Il s’agit d’un russula vesca.

L’armillaire sans anneau (Armillaria tabescens) en forêt de Sanart. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Dans ces enquêtes, l’odorat peut aussi être un atout précieux. « Le phallus impudicus, qu’on appelle aussi la morille du diable, dégage une odeur putride de cadavre à plusieurs mètres. Impossible de le rater », grimace Daniel. Cette stratégie olfactive permet au champignon d’attirer les mouches nécrophages, qui transportent ainsi ses spores et l’aident à se reproduire.

Une chose est sûre, ces difficultés taxonomiques rendent l’élaboration d’un inventaire complet laborieux, pour ne pas dire quasi impossible. Aujourd’hui encore, le mystère du nombre d’espèces de champignons plane. S’il est estimé autour de 1,5 million sur Terre, seuls 140 000 ont été répertoriés pour l’heure. À 1,5 million d’espèces, le règne fongique serait le deuxième plus grand après celui des insectes.

Les protecteurs de l’écosystème forestier

La balade se poursuit en amont du ru d’Oly, un ruisseau dont plus une goutte ne subsiste. Sous les bottes des mycologues craquent les brindilles fraîchement tombées. « Les récentes recherches sur l’évolution des espèces vivantes tendent à montrer que les champignons sont plus proches des animaux que des végétaux », poursuit le spécialiste. De l’Antiquité jusqu’au milieu du XXe siècle, ces drôles d’êtres vivants étaient pourtant classés dans le règne botanique, du fait de leur immobilité notamment. Seulement, ils avaient une petite différence : ils étaient (et sont encore) incapables de synthétiser eux-mêmes du sucre à partir des ressources minérales. Autrement dit, ils ont besoin d’aide pour s’alimenter.

Pour ce faire, trois moyens existent. Les champignons saprophytes extraient le glucose des matières mortes qu’ils décomposent. Ils jouent un rôle essentiel dans l’écologie des sols forestiers, en digérant l’humus : « Sans eux, la terre serait asphyxiée sous les couches successives de végétaux morts », précise Daniel. Les champignons parasites s’attaquent, eux, à des êtres vivants, comme les larves d’araignée, entraînant leur dépérissement ou leur mort. Ils participent ainsi à la régulation des populations.

Botaniste spécialisé dans l’étude des champignons, le mycologue n’est pas (toujours) un mycophage pour autant. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Et puis, il y a les champignons symbiotiques. Daniel s’accroupit, pas peu fier de sa trouvaille. À ses pieds s’étale une demi-douzaine de cèpes de Bordeaux. Ce type de champignons vit en association avec un végétal. Ici, les racines d’un grand chêne leur offrent le sucre nécessaire, en échange d’eau et de sels minéraux favorisant la croissance de l’arbre. Mais où de si petits champignons puisent-ils cela ? « Ce que l’on voit là n’est que le fruit du cèpe. Sous terre, se trouve la partie immergée de l’iceberg, appelée le mycélium. C’est l’appareil végétatif du champignon, qui s’étend sur des centaines de mètres en quête de ressources. »

« Sous le champignon, le mycélium s’étend sur des centaines de mètres »

Dans une forêt du nord-est de l’Oregon, le mycélium d’une armillaire couvrirait une surface de 965 hectares, soit 1 350 terrains de football, selon des chercheurs. Son poids ? Entre 7 567 et 35 000 tonnes. Son âge ? Jusqu’à 8 650 ans. Ce colosse est aujourd’hui considéré comme le plus grand organisme vivant qu’accueille la planète.

Ce n’est qu’en 1969 que l’on a attribué aux champignons un nouveau règne, rien que pour eux. Encore largement méconnu, le monde fongique se révèle toutefois être indispensable à la préservation des écosystèmes forestiers. Sans eux, neuf plantes sur dix mourraient. Les champignons sont d’ailleurs les premiers à redonner vie aux forêts dévastées par les incendies. « Ils absorbent aussi beaucoup de pollution, comme nous l’a prouvé la catastrophe nucléaire de Tchernobyl », se remémore Daniel.

« Avec la sécheresse, les champignons ont pris du retard. Désormais, ils sont dans les starting-blocks », dit Daniel. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Seulement, le réchauffement climatique, la fragmentation des espaces forestiers, l’agriculture moderne et la mauvaise gestion des milieux naturels font peser sur eux une lourde menace. « Ces cinquante dernières années, notamment en région parisienne, leur population a diminué », constate Daniel en rebroussant chemin. Au point que depuis 2013, la Société mycologique de France planche, aux côtés du ministère de la Transition écologique et de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), à l’élaboration d’une liste rouge des champignons menacés.

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